La police kirghize a effectué des arrestations à grande échelle, selon elle pour prévenir des émeutes : les personnes arrêtées sont des journalistes. Que leur est-il reproché ?
La République kirghize est-elle menacée par des « appels à manifestations et troubles de masse » ? C’est ce qui ressort du communiqué officiel du service de presse du ministère de l’Intérieur de la République kirghize du 16 janvier dernier.
Ces accusations visent en particulier deux sites d’information en ligne : Temirov Live et Aït Aït Dese. Des allégations appuyées par des enquêtes pénales menées par le ministère de l’Intérieur de la République kirghize, qui ont conduit à « des poursuites pénales […] engagées en vertu de l’article 278 (troubles de masse), partie 3 (appels à l’irrespect actif des exigences légitimes des représentants des autorités et à des troubles de masse, appels à la violence contre les citoyens) du Code pénal de la République kirghize. »
Des descentes de police aux aurores
Il est tôt, en ce matin du 16 janvier dernier, à Bichkek, quand la police entame des perquisitions aux domiciles des premiers journalistes, rapporte le média kirghiz 24.kg. A 6h22 du matin, un tweet de Bolot Temirov, directeur du média en ligne Temirov Live, rapporte que la police est en train de fouiller son domicile et celui du directeur d’Aït Aït Dese.
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Parmi les personnes perquisitionnées, 11 sont incarcérées dans un centre de détention provisoire jusqu’au 13 mars prochain, rapporte l’organisation internationale de défense des droits humains Front Line Defenders. « Une mesure préventive » du 17 janvier dernier, d’après l’ordonnance du tribunal de district de Pervomaïsky à Bichkek.
Quels faits leur sont reprochés ?
Selon 24.kg, le service de presse du ministère de l’Intérieur a déclaré que « selon les conclusions d’une expertise, les contenus publiés par Aït Aït Dese et Temirov Live contiennent les traces d’appels à des actions de protestation et aux désordres de masse. »
Mais selon l’organisation de défense des droits humains Human Rights Watch (HRW), « les publications visées par de telles charges n’ont pas été clairement identifiées. […] La disposition du Code pénal est formulée de manière vague. » L’ONG appuie sur le fait que ce procédé « a été utilisé à plusieurs reprises pour engager des accusations criminelles contre les détracteurs des autorités. »
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HRW remarque d’ailleurs que les médias incriminés – 24.kg, Temirov Live, Aït Aït Dese, Alga Media, Archa Media et Politklinika – ont pour point commun de mener des reportages et investigations de manière totalement indépendante.
L’ONG rapporte de plus que d’autres médias indépendants comme Kloop et Radio Azattyk étaient sous forte pression, et que Kaktus Media « a fait l’objet d’une enquête sur des accusations de propagande de guerre en raison de ses reportages sur les hostilités à la frontière du Kirghizstan avec le Tadjikistan. »
24 heures avant, un signe avant-coureur
La veille des perquisitions à grande échelle du 16 janvier, les bureaux de l’agence de presse kirghize 24.kg à Bichkek avaient déjà fait l’objet de perquisitions menées par le GKNB, le Comité d’État pour la sécurité nationale.
Les responsables de l’agence de presse, dont la directrice générale Assel Otorbaïeva et le rédacteur en chef Anton Lymar, ont été retenus pour interrogatoire, avant d’être libérés. Le motif : une affaire pénale pour « propagande en faveur de la guerre », selon les autorités kirghizes. Ils ont de nouveau été convoqués pour interrogatoire le 17 janvier, a fait savoir Kaktus Media.
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Le média Eurasianet rapporte que là aussi, aucun contenu n’a pu être formellement identifié pour soutenir ces accusations, mais indique qu’il pourrait s’agir d’un article publié en août dernier sur la participation de ressortissants kirghiz aux côtés de l’Ukraine dans le conflit contre la Russie.
Vers le crépuscule de la liberté de la presse ?
Ces intimidations des autorités sur les médias ne datent pas d’hier, rappelle Matthew Miller, porte-parole du département d’Etat américain : « ces mesures sont conformes à la ligne d’activité du gouvernement, qui semble viser à supprimer le débat public et la liberté d’expression ». Cependant, des observateurs notent auprès du Majlis Podcast de Radio Free Europe la dimension inédite de ce qu’ils appellent déjà « des répressions ».
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La liberté de la presse indépendante kirghize était jusqu’ici largement plébiscitée. Cette qualité a été mise en avant par une tribune de 40 médias et journalistes russes indépendants. Ceux-ci ont dénoncé « un coup dur porté à la liberté d’expression dans un pays où [la presse indépendante est] l’une des plus puissantes d’Asie centrale [avec] le développement d’une école de journalisme distincte et solide, incluant le journalisme d’investigation. […] Les journalistes kirghiz n’ont pas peur de rapporter des faits concernant des oligarques proches du pouvoir […], du GKNB […] et proches du sommet du pouvoir. »
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Selon la tribune, ces enquêtes journalistiques qui contribuent à nourrir largement le débat démocratique « au sein de la société kirghize et auprès des représentants politiques et des personnalités publiques […] constituent désormais la cible principale des autorités kirghizes. »
La communauté des médias kirghiz alerte
Lors d’une conférence de presse, le 17 janvier dernier, la communauté des médias kirghiz a dénoncé les accusations du pouvoir comme « des tentatives pour intimider les journalistes [et] établir une censure dans le pays », rapporte Kaktus Media.
« Au lieu de reconnaître et d’apprécier le rôle du journalisme dans la sensibilisation du public et la transparence du gouvernement, de telles accusations ressemblent à un désir d’affaiblir et d’éliminer les sources d’informations indépendantes, qui peuvent accroître les tensions sociales dans la société », ont déploré les journalistes.
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Ils appellent « la communauté internationale à répondre à la persécution des journalistes au Kirghizstan », faisant ainsi écho à l’appel des médias russes indépendants signataires qui demandent « la résonance la plus large possible » et la réaction « des pays démocratiques pour initier des contacts diplomatiques afin que les journalistes arrêtés soient rapidement libérés et que les charges qui pèsent sur eux soient abandonnées. »
Et la communauté des médias kirghiz de mettre en garde contre un « projet de loi sur les médias, qui discrimine la liberté d’expression et la liberté des médias », dont elle demande le retrait. Plus que jamais, le qui-vive est de mise pour sauvegarder la liberté de la presse.
Patrick Do Dinh
Rédacteur pour Novastan
Relu par Elise Medina
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