« Tous les animaux sont égaux mais certains sont plus égaux que d’autres. » Cette devise est l’une des plus célèbres de la littérature mondiale. Le roman dont elle est tirée, La Ferme des animaux de George Orwell, est désormais disponible en kirghiz. Novastan a rencontré le binôme à l’origine de cette nouvelle traduction.Novastan reprend et traduit ici un article publié le 25 mai 2021 par notre version anglaise. Pour les lecteurs du Kirghizstan, La Ferme des animaux de George Orwell n’était jusqu’à présent disponible qu’en russe. Ilyas Kanybek, étudiant en anthropologie, ainsi que son grand-père, le politologue Aalybek Akounov, ont décidé d’y remédier en traduisant le roman en kirghiz.
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La motivation des deux hommes réside dans leur conviction que les textes philosophiques jouent un rôle fondamental dans la société. Ces textes encouragent la pensée critique, transmettent le patrimoine culturel et abordent des questions fondamentales. Néanmoins, de nombreux philosophes occidentaux ou figures majeures de la philosophie mondiale n’ont pas été traduits en kirghiz. C’est le cas de George Orwell. Le tandem considère donc que la traduction permet aux lecteurs kirghiz d’accéder à ces romans philosophiques populaires et fondamentaux.
Un moyen de « comprendre les mécanismes totalitaires »
« Ce qui motive la traduction d’Orwell, c’est la simplicité de l’allégorie et le style accessible de l’écriture de La Ferme des animaux, rendant ainsi possible la description de ce que les gens ont vécu à l’époque soviétique», explique Aalybek Akounov. « De nos jours, j’entends des gens dire que “c’était mieux avant”, avec une nostalgie idéalisée. Ma réponse est catégorique : non, c’est faux ! » « Voyez la statue d’Iskhak Razzakov (premier secrétaire du Parti communiste de Kirghizie) qui a remplacé la statue de Lénine devant notre Université technique. Cette dernière avait été déplacée et cachée derrière une haie d’arbres », ajoute-t-il. « Qu’est-ce que cela change ? Razzakov est kirghiz, bien sûr, mais il était communiste ! Et le communisme est international. Peu importe que vous soyez d’une nationalité particulière. J’espère que cette traduction permettra aux gens de comprendre les mécanismes totalitaires que nous avons connus pendant 70 ans de soviétisme, et dont l’inertie s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui. »
Ilyas Kanybek, plus jeune de deux générations, aborde la traduction d’une autre manière que son grand-père : « Pour moi, ce livre montre comment les hommes, face à un tel événement, choisissent leur voie. Je considère ce livre comme l’Allégorie de la caverne de Platon. Les gens doivent lire, se poser des questions et s’interroger sur la société dans laquelle ils vivent », explique-t-il. « Mais mes motivations et celles de mon grand-père sont les mêmes : tout n’était pas parfaitement clair à l’époque soviétique et je pense que La Ferme des animaux peut réellement nous aider à ouvrir les yeux, et à enquêter sur une période qui est encore obscure et sujette à diverses interprétations ou malentendus. Je trouve regrettable que les gens fassent l’éloge de cette époque soviétique passée. Je suppose que nous devons laisser cela dans le passé et aborder des questions plus concrètes, nous concentrer sur le présent et l’avenir. »
Liens avec la culture kirghize
La traduction est également un processus d’adaptation qui jette un pont entre différentes cultures par le biais de la langue. Par exemple, les traducteurs ont fait le choix de changer les noms de certains personnages : « Quelques noms ont été modifiés afin que le lecteur kirghiz puisse faire des liens avec sa propre culture», précise Aalybek Akounov. « Par exemple, le personnage principal, nommé Napoléon dans l’original, s’impose comme le chef suprême par sa tyrannie et son contrôle autoritaire. Ce personnage désigne clairement Staline. Ainsi, en kirghiz, on lui a donné le nom de Bolotkan. Il s’agit simplement d’une transposition de Staline (“homme d’acier”) en kirghiz, “bolot” désignant l’acier et “kan”, celui qui a le pouvoir. » Cette technique n’a pas été appliquée à tous les personnages. Les traducteurs ont également décidé de s’appuyer sur les œuvres de l’écrivain kirghiz Tchinguiz Aïtmatov, leur empruntant les noms de personnages. « En effet, le principal adversaire de Napoléon est Boule de Neige, qui a été nommé Diouïchen dans notre traduction », poursuit Aalybek Akounov. « Pour le lecteur kirghiz, Diouïchen est le héros principal du roman de Tchinguiz Aïtmatov Le Premier Maître. J’ai choisi ce nom parce que Diouïchen est un communiste éclairé, qui veut vraiment améliorer la société et amener des changements. Un autre exemple est celui de Sage l’Ancien, celui qui imagine et prévoit la révolution, qui a été adapté en Kartan Lenbaï, c’est-à-dire “Lénine l’Ancien”. »
Des références à Tchinguiz Aïtmatov
Ils ont choisi Tchinguiz Aïtmatov en raison de son statut dans la littérature kirghize. « Tchinguiz Aïtmatovest un écrivain renommé, non seulement au Kirghizstan mais aussi à l’étranger », souligne Aalybek Akounov. « Ses personnages sont connus de tous, ils véhiculent un symbolisme propre qui est familier à tous les Kirghiz.À ce titre, l’œuvre de Tchinguiz Aïtmatov représente un puits dans lequel nous pouvons puiser plusieurs références. Nos choix sont bien sûr guidés par le tempérament et les comportements de chaque personnage. Benjamin, l’âne, a ainsi été surnommé Orozkoul, une référence directe à ce personnage du roman Il fut un blanc navire. »Lire aussi sur Novastan : Djamilia – La « plus belle histoire d’amour du monde », portée à l’écran« Même si Benjamin n’est pas si violent, les deux personnages partagent et assument cette vision pessimiste de la vie, et embrassent les nouvelles valeurs (l’animalisme pour le second, le soviétisme pour le premier) sans rechigner. J’ai également utilisé le nom de Bazarbaï pour représenter M. Whymper. Bazarbaï est un personnage du roman Plakha et signifie “celui qui négocie”. »
La même idée a été appliquée pour renommer Malabar, le cheval besogneux de La Ferme des animaux, en Tanabaï, un nom tiré d’un des romans les plus célèbres de Tchinguiz Aïtmatov, Adieu Goulsary. «Malabar est une sorte de stakhanoviste, faisant ce qu’on lui demande et même plus. C’est exactement les caractéristiques principales de Tanabaï», explique Aalybek Akounov. À la question de pourquoi ils n’ont pas choisi Goulsary, le nom d’un cheval dans le même roman, le traducteur répond : « Il aurait été plus logique de l’appeler Goulsary puisque nous avons affaire à un cheval, mais au Kirghizstan, Goulsary est un personnage associé à des valeurs positives, ce qui n’est pas le cas de Tanabaï, son maître. »
Une langue accessible
Pour les deux auteurs, la traduction est aussi une façon de rejeter l’idée qu’il n’est pas nécessaire de publier un texte en kirghiz s’il est déjà disponible en russe, ce qui, selon Ilyas Kanybek, provient du « cliché tenace » selon lequel les habitants du Kirghizstan parlent davantage le russe que le kirghiz. « En traduisant George Orwell en kirghiz, nous pouvons le donner à lire à une population plus large, à une population qui ne maîtrise pas bien le russe, une population essentiellement kirghize », explique-t-il. Lire aussi sur Novastan : La littérature kirghize, une littérature figée ?« Au Kirghizstan, il y a plusieurs dialectes, mais ceux-ci sont unifiés dans la littérature kirghize en une seule langue standard, accessible à tous.» En outre, selon Ilyas Kanybek, cette langue littéraire possède tout le vocabulaire nécessaire pour traduire George Orwell : «Nous n’avons eu aucun mal à trouver un équivalent en kirghiz pour certains idiomes et termes spécifiques. La langue kirghize a été intégrée au processus de modernisation pendant l’ère soviétique et – c’est une conséquence positive – a largement développé son vocabulaire pour s’adapter à la modernisation. »
Aalybek Akounov n’est cependant pas très enthousiaste quant à la production littéraire du Kirghizstan. « Nous pouvons identifier deux types de littérature kirghize », commente-t-il. «D’une part, la littérature kirghize des écrivains locaux, que je n’estime pas car elle n’aborde pas les problèmes mondiaux et reste naïve. D’autre part, nous pouvons assister à une production croissante de la littérature traduite en kirghiz, comme Herman Hesse récemment. »
Travail engagé et œuvre collective
La traduction de La Ferme des animaux a pris plusieurs mois de travail aux deux hommes, entre décembre 2019 et février 2020. Ils ont examiné non seulement l’original anglais, mais aussi les traductions existantes en russe et dans d’autres langues. Ilyas Kanybek lit le polonais, la première langue dans laquelle La Ferme des animaux a été traduite. « Nous voulions observer et analyser comment les différentes traductions sont parvenues à contextualiser le roman, et comprendre les éventuelles erreurs commises par rapport à l’original », explique-t-il.
Le binôme publie et commercialise lui-même son œuvre. «Nous n’avons pas encore signé d’accord avec les librairies locales», explique Aalybek Akynov. « Nous avons donné plusieurs conférences et présentations pour parler de notre travail et le promouvoir. Pour l’instant, nous le vendons grâce à un bouche-à-oreille efficace. »« Nous avons également décidé de fixer le prix à 200 soms (environ 2 euros), ce qui est un prix standard et abordable pour un nouvel ouvrage ici », poursuit Ilyas Kanybek. « Nous l’avons publié à nos frais et si le premier tirage, qui s’élève à 2 000 exemplaires, est un succès, nous le renouvellerons. »
Les deux traducteurs insistent sur le fait qu’il s’agit d’une œuvre collective : « Nous tenons à souligner que la traduction a représenté une grande partie du travail, mais le livre n’existe tel qu’il est que grâce à l’aide généreuse de notre illustratrice, Tcholpon Alamanova, qui a réalisé des dessins originaux ». Les deux hommes ne veulent pas s’arrêter là et ont déjà de nouveaux projets de traduction en tête. Le prochain, selon Aalybek Akynov, serait de traduire en kirghiz Cœur de chien de Mikhaïl Boulgakov.
Julien Bruley Rédacteur pour Novastan
Traduit de l’anglais par Angèle Bretin
Édité par Laure de Polignac
Relu par Emma Jerome
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