Depuis les années 1990, les femmes sont de moins en moins nombreuses au sein du gouvernement kirghiz, et occupent de plus en plus souvent des postes à responsabilité moindre. C’est ce qu’ont pu constater les journalistes de Kloop en interrogeant des personnalités politiques féminines et en se basant sur plusieurs études.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 20 décembre 2021 par le média kirghiz Kloop.
Une jeune femme élégante entre dans le bureau de la rédaction de Kloop. Elle porte un tailleur noir et une écharpe multicolore nouée autour de son cou. Elle passe tranquillement près des tables, salue les journalistes et entre dans la salle d’interview. Il s’agit d’Elvira Sourabaldieva : l’une des rares femmes ayant occupé un poste au sein du gouvernement kirghiz. En 2004, Elvira Sourabaldieva est entrée pour la première fois dans la fonction publique : son choix s’est porté sur le fonds social. Elle a toujours voulu « servir les intérêts de l’État », explique-t-elle, et après avoir terminé ses études à l’étranger, elle y a postulé : « Une amie m’a informé qu’il y avait un poste vacant de spécialiste en chef au fonds social, j’y suis allée et j’ai déposé ma candidature. J’ai été prise ».
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En près de 20 ans, Elvira Sourabaldieva a eu l’occasion de travailler au parlement de la 6ème législature, au gouvernement, et de diriger l’état-major républicain de lutte contre le coronavirus à un moment des plus critiques : le Kirghizstan a connu une crise politique après le changement de pouvoir en octobre 2020. Cependant, peu de femmes réussissent à faire carrière dans le corps exécutif.
De moins en moins de femmes au pouvoir
Depuis les années 1990, il y a de moins en moins de femmes aux postes de direction. En 1996, il y avait six femmes responsables d’un ministère au sein du gouvernement kirghiz. Cela représentait 36 % des hauts fonctionnaires. En 2001, ce pourcentage est passé à 24 %, et en 2008 il a chuté à 15 %. Après la révolution du 7 avril 2010, le pays a été dirigé pour la première fois par une femme, Roza Otounbaïeva. Même s’il n’y avait pas de femmes ministres dans ce gouvernement, ce sont bien des femmes qui l’ont représentée au parlement et au gouvernement. Le 1er décembre 2011, Roza Otounbaïeva a été remplacée par Almazbek Atambaïev.
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Les données recueillies pour cette étude suggèrent que depuis 2011, chaque président a désigné deux ou trois femmes en moyenne à des postes importants au sein de son gouvernement. En dix ans, il n’y en a ainsi eu qu’une vingtaine. La plupart du temps, les femmes occupaient les postes de vice Premier ministre, présidaient les ministères de la Santé, de l’Éducation, des Finances ou de la Justice.
Une seule femme ministre dans le gouvernement actuel
Le plus récent gouvernement, désigné en octobre 2021 par le président Japarov, est l’un des pires en termes de représentation des femmes. Parmi les vingt membres du cabinet des ministres, il n’y a qu’une seule femme : Dinara Koutmanova, à la tête du nouveau ministère des Ressources naturelles, de l’écologie et du contrôle technique. Les femmes ne sont presque jamais nommées responsables régionaux.
Dans toute l’histoire du Kirghizstan, il n’y a eu que quatre femmes gouverneures, pour plus d’une centaine d’hommes à ces postes. Ces femmes étaient des représentantes plénipotentiaires des oblasts de Batken, Talas, Djalal-Abad et d’Issyk-Koul. Deux d’entre elles ont été nommées à leur poste après la révolution d’avril 2010. Par ailleurs, chacune d’entre elles avait déjà une expérience solide dans la fonction publique.
Parmi les maires des villes majeures, comme Bichkek et Och, il n’y avait pas une seule femme. Les seules femmes étaient principalement en charge des questions sociales et devenaient vice-maires. Même à ce poste, les femmes n’étaient que 20 % au cours de ces dix dernières années.
Les hommes aux postes les plus hauts, les femmes aux plus bas
Dans le monde entier, les femmes sont moins nombreuses que les hommes aux postes gouvernementaux. Il n’existe que quelques pays où les femmes ministres sont nombreuses : il s’agit principalement de pays européens, des États-Unis, du Canada, mais aussi du Nicaragua et du Rwanda. Dans de nombreux pays du monde, moins de 20 % de femmes occupent un poste ministériel. Le Kirghizstan, avec une femme seulement au cabinet des ministres, se trouve au bas de ce classement.
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Cette inégalité s’explique en partie par le fameux « plafond de verre », une barrière invisible sans rapport avec les qualités professionnelles des femmes, qui limite leur perspective d’évolution. Cette barrière est le résultat des stéréotypes profondément ancrés selon lesquels une femme ne peut pas être un bon dirigeant, et aurait pour mission principale d’avoir des enfants et de tenir le foyer. Cela conduit les femmes à se comporter de manière moins ambitieuse.
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En ce qui concerne les postes de fonctionnaires, le nombre de femmes varie selon le type de poste. Au niveau des échelons inférieurs, une parité relative est maintenue avec 47 % de femmes et 53 % d’hommes. Cependant, au niveau des postes de premier plan, la proportion de femmes descend à 11 %.
Travailler et prouver sans cesse son mérite
Ayant travaillé pendant cinq ans au Jogorku Kenesh, le Conseil suprême kirghiz, Elvira Sourabaldieva est de retour au gouvernement, mais au poste de vice-Premier ministre. Elle a également été un acteur majeur de la lutte contre le Covid-19.
Pour rester dans la fonction publique, une femme doit faire plus d’efforts qu’un homme à cause d’une attention accrue envers tout ce qu’elle fait, explique Elvira Sourabaldieva : « Là où l’homme doit faire des efforts à 25 %, la femme doit en faire à 250 %. Les femmes sont regardées avec scepticisme, particulièrement lorsque les hommes doivent faire ce qu’elles demandent ».
La source de Kloop, qui a longtemps travaillé au gouvernement, est d’accord avec Elvira Sourabaldieva. D’après elle, une femme doit toujours prouver qu’elle est digne de son poste.
Un univers très masculin
La politique kirghize est un univers très masculin, qui a ses propres règles, dont les femmes sont exclues. Il existe ainsi de nombreux cas de décrets gouvernementaux signés dans des fumoirs. Les barrières invisibles comprennent des règles informelles : par exemple, la non-reconnaissance d’un collègue s’exprime par l’impossibilité d’obtenir une réunion avec des acteurs clés du parlement et du gouvernement pendant plusieurs mois. Ou par un mépris exprimé publiquement pour les questions posées lors de la réunion.
Même l’absence d’invitation aux événements importants pour les Kirghizes constitue une différence. Ignorer fièrement ces « petites choses » fait que des questions abordées par une femme au gouvernement peuvent ne pas être résolues pendant longtemps.
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Par ailleurs, les femmes concilient travail et tâches ménagères. Au Kirghizstan, les femmes qui travaillent consacrent trois fois plus de temps aux tâches ménagères que les hommes actifs. Le métier lui-même et le lieu de travail sont souvent choisis par les femmes de manière à pouvoir assumer les tâches ménagères en passant moins de temps en déplacement.
« C’est plus facile pour les hommes. Les femmes avec une famille, des enfants, c’est très dur pour elles. Mes parents ne me voyaient presque jamais. Je me réveille, je pars, je reviens la nuit, au travail je prends le petit-déjeuner, des biscuits, du café, dix réunions d’affilée. C’est physiquement très difficile pour une femme de rester concentrée sur son travail », ajoute Elvira Sourabaldieva.
Ne pas sourire et faire attention à ce qu’on dit
Autre problème auquel sont confrontées les députées kirghizes, le harcèlement. La plupart des cas de harcèlement sexuel ont lieu dans les institutions publiques : c’est ce que montrent les résultats de l’étude qui a été menée par l’Association kirghize des femmes juges en 2019. Elle a réuni 877 femmes venant de quatre villes du Kirghizstan. Les conclusions sont les suivantes : une femme interrogée sur quatre a été victime de harcèlement.
L’étude montre que les cadres moyens et supérieurs masculins sont les responsables du harcèlement quand, le plus souvent, ce sont les jeunes salariées des emplois en bas de l’échelle qui se font harceler. Les conclusions de l’étude montrent qu’en moyenne, le niveau de harcèlement sexuel est beaucoup plus élevé dans les institutions publiques (80 %) par rapport aux organismes privés. D’après les femmes interrogées, cela est lié à l’impunité des cadres dirigeants, des politiciens et leurs relations étroites avec les forces de l’ordre.
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Les conclusions de cette étude sont aussi confirmées par la source anonyme de Kloop. D’après elle, le harcèlement au sein du gouvernement kirghiz a lieu « ouvertement ». Les hommes de pouvoir n’hésitent pas à harceler physiquement leurs collègues sur leur lieu de travail. « Les femmes, y compris les cadres et les spécialistes, élaborent un schéma de positionnement, choisissent soigneusement leur garde-robe, essaient de ne pas sourire, de faire attention à ce qu’elles disent. De plus, “il n’est pas souhaitable” d’être seule dans le bureau de quelqu’un pendant un long moment ; en effet, des rumeurs sans fondement ont pu détruire la réputation de nombreuses femmes », précise la source.
« La disparition » des femmes du pouvoir affecte tout le monde
Déjà en 2006, le président kirghiz Kourmanbek Bakiev avait signé un décret recommandant la nomination d’au moins 30 % de femmes au gouvernement. Mais comme il s’agissait d’une mesure consultative, le quota n’a jamais été atteint.
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Dans une étude sur la violation des droits politiques des femmes publiée en 2013, il était souligné qu’au Kirghizstan, cette « disparition » des femmes de l’administration avait pour résultat l’oubli des termes « femme cadre » ou « dirigeante ». Au contraire, les stéréotypes « une femme est une mauvaise dirigeante », et « la place d’une femme est au foyer » étaient renforcés.
Des changements trop lents
Au cours des dix dernières années, le Kirghizstan est le pays qui a le moins réduit les inégalités entre les femmes et les hommes parmi les pays de la Communauté des états indépendants (CEI). Par exemple, au Kazakhstan, l’indice d’inégalité des genres, indicateur évaluant l’accès des femmes aux soins de la santé, à la vie politique et au marché du travail a été divisé par trois, en Arménie par 2,3 et au Kirghizstan seulement par 1,5.
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Interrogée par les journalistes de Kloop voulant savoir pourquoi il n’y a qu’une seule femme au sein du cabinet ministériel actuel, l’administration du président a répondu que le problème résidait dans l’absence des quotas par genre. «La loi ne prévoit actuellement pas de quota pour les femmes et c’est pourquoi nous sommes en train de le mettre activement en œuvre ». L’administration a également ajouté qu’il est prévu d’ici 2030 d’introduire une norme de 30 % de femmes pour tous les postes de l’exécutif. Mais pour l’instant, ce document est seulement en cours de rédaction.
Conséquence de cette absence de parité
Selon l’étude de la Banque mondiale, l’inégalité hommes-femmes dans la vie économique réduit le PIB mondial de 15 %. De plus, l’absence des femmes au pouvoir élimine du débat politique toute une série de questions qui sont traditionnellement considérées comme des « questions de femmes » : les droits des enfants, des personnes âgées, des familles nombreuses et d’autres groupes socialement vulnérables.
Par exemple, aux États-Unis, ce sont les femmes qui ont poussé à l’adoption du congé de maternité et du congé parental. « Les hommes, seulement à l’approche des élections, lorsqu’il s’agit du parlement, commencent à soulever les questions sociales : les écoles, les routes. Et les femmes soulèvent ces questions tout le temps, parce que les femmes ne peuvent pas travailler pleinement en raison de l’absence d’infrastructures : pas d’école maternelle, élémentaire, etc. Les hommes ne s’occupent pas des enfants, ne les amènent pas à l’école ; c’est donc comme si ces questions ne les concernaient pas », précise Elvira Sourabaldieva.
Aujourd’hui, les postes de président du cabinet des ministres (Premier ministre) et trois de ses adjoints, y compris dans le secteur social « traditionnellement féminin » sont occupés par des hommes.
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Pourtant, il y a dans le pays beaucoup de femmes avec une grande expérience dans le domaine social : Altynaï Omourbekova, Aliza Soltonbekova, Cholpon Soultanbekova : toutes ont précédemment occupé des postes de direction. Edil Baisalov, l’actuel vice Premier ministre chargé des Affaires sociales, ne possède qu’une année d’expérience en tant que ministre adjoint du développement social en 2012 et deux années de travail en tant qu’ambassadeur en Grande-Bretagne. Mais selon le cabinet du président, ça devrait suffire.
Savia Khasanova et Moundouzbek Kalykov
Journalistes pour Kloop
Traduit du russe par Alexei Vasselin
Édité par Christine Wystup
Relu par Emma Jerome
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