70 ans après la Déclaration universelle des droits de l’Homme, les Ouzbeks peinent à faire reconnaître leurs droits. Quand ils savent qu’ils en ont.
Novastan reprend et traduit un article initialement publié par le site d’informations ouzbek Hook-report.
A la fin de l’année 2018, l’humanité a célébré en grande pompe l’anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Ce document, qui définit la valeur absolue de chaque citoyen de la planète, a été rédigé il y a 70 ans.
En Ouzbékistan, la situation des droits de l’Homme a toujours été ambiguë : chacun en bénéficie dès sa naissance, mais personne n’y accorde beaucoup d’attention. Les autorités bafouent régulièrement les libertés de leurs citoyens, qui n’y voient aucun problème et considèrent que les droits de l’Homme sont issus du libéralisme occidental qui n’a pas sa place dans cette région du monde.
Depuis deux ans, cette situation s’est légèrement modifiée : les Ouzbeks ont découvert que leur gouvernement faisait fi de leurs droits, de sorte que certains se sont mis à exiger le respect de ceux-ci. Toutefois, ce changement ne s’est opéré que dans les principales villes du pays. Impossible en effet de savoir ce qu’il en est dans les régions où les citoyens ne connaissent rien de leurs droits et laissent les autorités locales en tirer profit.
Une signature tardive
La définition en est assez simple : tout être humain jouit de droits dès sa naissance. Ces droits ne dépendent pas de législations nationales, il ne s’agit pas de privilèges arbitraires ; ce sont des règles qui garantissent la dignité et la liberté de tout individu. Les États sont tenus de les exécuter et les faire respecter sans en dédaigner aucune. La Déclaration universelle des droits de l’Homme, signée le 10 décembre 1948 et reconnue par la majorité des pays, a transformé ces règles en principe fondateur.
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L’Ouzbékistan ne fait pas exception. Le pays a adopté ces droits et s’est engagé à en garantir l’application en 1991, après la chute de l’URSS. Avec certaines nuances toutefois : si la plupart des documents des Nations unies relatifs aux droits de l’Homme ont été signés, certains protocoles et conventions attendent encore leur heure.
Ainsi, en 1995, l’Ouzbékistan a signé la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, sans ratifier le protocole facultatif à cette convention. Ce qui signifie que les citoyens ouzbeks ne disposent pas de mécanisme de plainte s’ils sont victimes de discriminations ou que leurs droits sont bafoués.
Autre exemple : la Convention contre la torture, signée en 1995. À nouveau, un protocole non signé prive les citoyens de la possibilité de porter plainte. Il en va de même du protocole à la Convention relative aux droits des personnes handicapées. Ou celui concernant la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, que l’Ouzbékistan n’a d’ailleurs pas adopté.
Le gouvernement ouzbek volontaire
Conformément à l’usage international et à la position du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme (HCDH), l’État est toujours responsable des violations des droits fondamentaux. En effet, outre les violations directes, l’État est directement responsable de ce qui se passe sur son territoire. Il lui incombe donc de créer des barrières et des mécanismes de protection.
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Si votre voisin entre chez vous et vous torture, c’est l’État que l’on pointe du doigt, puisqu’il n’a pas été en mesure de créer les conditions rendant impossible un tel acte.
Si l’on enlève votre fille ou votre sœur avant le mariage ou qu’on les marie de force, l’État est toujours responsable, car il est le garant de l’atmosphère et du développement de la société. Bien sûr, chaque individu doit répondre de ses crimes, mais c’est avant tout la faute de l’État, qui est incapable de mettre en place des mécanismes de protection efficaces.
Le 5 mai 2018, le président ouzbek Chavkat Mirzioïev a signé le décret « relatif au programme d’action pour le 70ème anniversaire de l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’Homme ». En vertu de celui-ci, un programme d’action a été mis en place, ainsi qu’une commission veillant à son application.
Si la nature et la substance de ce programme ne sont pas encore claires, le site du médiateur fédéral parle d’une « coopération étroite avec les organisations internationales, en particulier avec les organismes des Nations unies, une participation active des représentants de l’Ouzbékistan aux manifestations internationales célébrant le 70ème anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’Homme et leur large diffusion dans les médias ».
Des violations courantes
Les violations des droits de l’Homme dans le pays sont tellement monnaie courante que la majorité des citoyens n’y portent même pas attention. L’absence d’information sur ces droits laisse à penser qu’ils sont une valeur imposée par l’Occident, totalement inutile dans la région. Car si l’on dispose d’une constitution, de lois et de droits nationaux, à quoi sert le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme ?
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Il n’en demeure pas moins que la Convention a été ratifiée par l’Ouzbékistan et que celui-ci doit en garantir le respect. Mais il arrive que l’État commette les principales violations aux droits de l’Homme plutôt que d’en assurer la protection.
L’histoire n’est pas neuve. Au cours des dernières décennies et jusqu’à la mort d’Islam Karimov en 2016, le pays a été impliqué dans des violations très graves.
Malgré une interdiction officielle…
Parmi les droits de l’Homme, il existe deux droits inconditionnels, justifiables ou contournables en aucune circonstance : les interdictions de la torture et de l’esclavage. Pourquoi sont-ils absolus ? Parce que la moindre violation de ces droits procure à l’État un pouvoir illimité, hors de portée de toute gestion ou influence. Il a par ailleurs été maintes fois prouvé que la prévention est inefficace contre la torture : l’État n’est pas certain d’obtenir les informations requises, car la torture n’empêche pas un individu de mentir.
En 2015, Amnesty International a mené une vaste campagne mondiale contre la torture et l’Ouzbékistan y a joué un rôle prépondérant. Dans son enquête, l’organisation a constaté que la torture était utilisée par les autorités partout et tout le temps et qu’aucun citoyen n’était à l’abri.
L’organisation se bat depuis plus de deux ans en Ouzbékistan pour interdire la torture à des fins d’aveux et de témoignages légaux et pour que les tribunaux refusent les preuves obtenues par ce moyen. Le président Chavkat Mirzioïev a finalement signé un décret interdisant l’utilisation de preuves obtenues sous la pression le 30 novembre 2017.
… la torture est encore utilisée en Ouzbékistan
Toutefois, ce décret ne représente qu’une première étape dans la lutte contre l’abolition de la torture, car la formulation « sous la pression » ne parle pas directement de torture et laisse place à interprétation.
La torture continue d’être une réalité en Ouzbékistan, voire un outil d’État. L’histoire récente du journaliste Davlatnazar Rouzmetov témoigne du fait que les citoyens ouzbeks ne sont pas protégés contre la torture et les menaces pour obtenir des témoignages.
C’est également le cas du député Mourad Djouraïev, tombé en disgrâce et condamné à 21 ans de détention pour « activité antigouvernementale » à caractère politique. Il a subi des sévices et des punitions en prison, qui ont gravement nui à sa santé. Lorsqu’il a finalement été autorité à quitter le pays, les lenteurs administratives l’ont empêché de se procurer un visa.
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Ou encore les affaires autour de Salidjon Abdourahmanov et Azam Farmonov, prisonniers politiques reconnus coupables de torture, mais libérés par les nouvelles autorités en place qui ont déclaré leur peine infondée.
À sa décharge, Chavkat Mirzioïev affiche sa volonté de convaincre la communauté internationale et d’éliminer cette pratique dans le pays. À cette fin, plusieurs organisations internationales ont été invitées sur le territoire ouzbek afin d’analyser la situation.
L’esclavage recule
Le second droit absolu concerne l’esclavage. L’Ouzbékistan occupe toujours une position peu enviable, 69ème sur 167 pays, dans la liste du Global Slavery Index 2018 dressée par l’ONG Walk Free Foundation. 160 000 personnes y sont victimes de travail forcé et 47 Ouzbeks sur 100 sont vulnérables à l’esclavage. L’esclavage moderne se caractérise par le fait qu’un individu demeure exempt de tout droit à un travail volontaire et décent, comme c’est le cas pour la collecte du coton et avec les travailleurs migrants. On compte en outre l’esclavage sexuel dont sont victimes les citoyens désespérés, souvent privés de documents officiels, contraints de fournir des services sexuels.
Pour autant, le ministère de l’Intérieur n’en considère pas les victimes comme des esclaves modernes, de sorte que, selon le rapport, leurs plaintes ne font pas l’objet d’une enquête et les auteurs ne sont pas traduits en justice. D’après la fondation, on compte 40,3 millions d’esclaves dans le monde, dont 71 % de femmes.
Le rapport sur l’esclavage moderne prend en compte la traite des êtres humains, le travail et le mariage forcés, le travail des enfants et toute autre violation du principe d’égalité et du droit à la liberté individuelle.
La situation concernant le travail forcé en Ouzbékistan change, mais assez lentement et comme à contrecœur. Cette année, le gouvernement américain a retiré l’Ouzbékistan de la liste des pays où le travail forcé des enfants est appliqué. Cependant, le pays figure toujours dans celle des États confrontés au travail forcé pour les adultes. De plus en plus, le moindre scandale concernant la production de coton déclenche une réaction éclair dans le pays, suivie par des licenciements et d’un arsenal de mesures. Citons l’exemple de Zohir Mirzaïev, impliqué dans l’incident du canal. Mais dès lors que le coton n’est pas au cœur de l’affaire, les incidents sont trop souvent ignorés, et la victime passe pour le coupable.
Il convient de noter que le non-respect de l’interdiction de l’esclavage viole également l’article 23 de la Déclaration des droits de l’homme, qui dispose que « quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s’il y a lieu, par tous autres moyens de protection sociale ».
Où en sont les libertés d’expression et de culte ?
Par le passé, le pays a plutôt prôné une certaine loi du silence qu’une liberté d’expression. Les journalistes, défenseurs des droits de l’homme et citoyens ouzbeks ont été persécutés en raison de leurs divergences de vue avec les autorités. Les violations en ce domaine étaient légion.
Ainsi, en 2009 et 2010, la documentaliste et journaliste ouzbèke Oumida Ahmedova, ainsi que bon nombre de ses confrères, ont été reconnus coupables d’insulte et de diffamation envers le peuple ouzbek, en vertu des articles 139 et 140 du Code pénal. Le tribunal les a amnistiés, mais les persécutions se sont poursuivies. Toujours en 2010, des accusations similaires ont été portées à l’encontre du journaliste de Voice of America, Abdoumalik Boboïev, poursuivi pour « atteinte à l’image de l’Ouzbékistan sur la scène internationale ».
Dans son rapport sur la situation de la liberté d’expression en Ouzbékistan, Human Rights Watch indique que « les évolutions positives dans le domaine de la liberté de la presse demeurent modestes tandis que la censure est toujours autant utilisée. Les autorités contrôlent encore les médias par l’intermédiaire d’organes du gouvernement, l’Agence ouzbèke de Presse et d’Information et l’Association nationale des Médias en ligne, qui exigent un enregistrement officiel et régulent le travail des journalistes. Ces organes continuent d’intimider régulièrement les rédacteurs en chef et les journalistes indépendants. Les persécutions pleuvent toujours sur les journalistes et les citoyens qui critiquent de manière pacifique le pouvoir ».
De plus, ni le site Human Rights Watch ni celui d’Amnesty International ne sont disponibles en Ouzbékistan sans VPN, malgré la visite officielle de représentants des deux organisations.
La situation de la liberté de culte est tout aussi déplorable. Si la Constitution ouzbèke est ouverte à toutes les confessions, il n’est pas rare que les citoyens soient persécutés et fassent l’objet de dossiers montés de toute pièce.
Ces persécutions sont dirigées vers des musulmans, accusés d’islamisme, à l’instar des trois membres de la section de la province de Kachkadaria de la Société des droits de l’homme en Ouzbékistan, poursuivis en 2010.
Les représentants de confession chrétienne sont également concernés. L’Union des Chrétiens baptistes évangéliques d’Ouzbékistan ainsi que des Témoins de Jéhovah ont été persécutés à plusieurs reprises pour leurs opinions religieuses.
Des arbitrages arbitraires
En Ouzbékistan, l’impartialité d’un tribunal constitue une exception plutôt qu’une règle. Les articles 7, 8, 9, 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme sont appliqués dans la mesure du possible. Les Ouzbeks ne peuvent pas toujours obtenir un procès équitable et défendre leurs droits.
Ainsi, en ce qui concerne la démolition illégale de logements à Samarcande ou la tentative d’expulsion des résidents de la maison n° 45 à Tachkent, les juges s’opposent directement dans leur décision au droit à un procès équitable en se positionnant en faveur des promoteurs qui n’avaient pourtant aucune autorisation de procéder aux expulsions de force. L’histoire de la destruction de Samarcande et, plus globalement, l’implantation arbitraire de la ville par les complexes résidentiels destinés aux élites en lieu et place des immeubles d’habitation violent également l’article 17 sur le droit de propriété.
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Pour faire respecter les droits de l’homme, il convient d’adresser une plainte à la Commission internationale. Ce recours n’est toutefois possible qu’après avoir épuisé les voies juridiques nationales auprès de tribunaux locaux sans obtenir de résultat satisfaisant.
L’une des violations les plus graves des droits de l’homme en Ouzbékistan est la privation de la nationalité. Conformément à l’article 15 de la Déclaration, chacun a droit à la citoyenneté dans un État et à une nationalité. C’est pourtant le pays qui détient le record du nombre de violations de cet article, d’après le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme. Pas moins de 100 000 Ouzbeks se sont vus déchus de leur nationalité pour une raison ou une autre.
Citons l’exemple de Hourchida Djalilova, privée de sa nationalité en 2011 et qui a tenté en vain de la récupérer. Une énième audience dans cette affaire aura lieu en décembre. La situation de Hourchida rappelle non sans violence que personne dans notre pays n’est à l’abri d’une privation de nationalité pour un prétexte quelconque, puisque toutes les affaires ne sont pas d’ordre politique.
Du haut de ses 28 ans, l’Ouzbékistan a édifié le non-respect des droits et des conventions internationales en norme. Certains petits changements positifs laissent néanmoins espérer un avenir meilleur pour les citoyens ouzbeks en quête de justice.
Darina Solod, journaliste pour Hook Report
Traduction du russe par Pierre-François Hubert
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