Entretien avec la rédactrice en chef du principal groupe de médias du Tadjikistan, qui parle de sa vie privée, du harcèlement et de la liberté de la presse, dont il ne faut encore rien attendre.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 28 janvier 2021 par le média russe Fergananews.
Olga Toutoubalina est l’une des journalistes tadjikes les plus connues, et certainement la femme la plus célèbre du pays. Ses admirateurs disent qu’elle est rigoureuse et courageuse. Ses détracteurs la décrivent comme « arrogante et froide ».
Elle est entrée dans la profession au début des années 2000 et est devenue presque immédiatement la plus importante journaliste d’un pays où les femmes sont souvent méprisées. Correspondante puis rédactrice en chef du groupe de médias Asia Plus, elle a écrit des articles sur le pouvoir et a conduit des interviews avec d’anciens chefs de guerre tadjiks dont beaucoup de ses collègues avaient peur de s’approcher.
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Elle a offensé l’élite intellectuelle tadjike, selon celle-ci, a perdu un procès et a dû verser une somme conséquente.
Puis les temps ont été durs pour Asia Plus, principal groupe de médias du pays, qui compte un journal, une agence de presse, une radio et un studio de production. Il est aujourd’hui bloqué sur Internet par les autorités, privé de locaux dans le bâtiment du GZhK, complexe appartenant à l’Etat qui rassemble des journaux et des magazines, et est ignoré par les fonctionnaires.
Fergananews : En préparant cette interview, j’ai lu que vous avez tenté de vous suicider il y a quelques années dans les toilettes de la rédaction. Vous n’aviez pas supporté, disait-on, « la bataille contre la bureaucratie ». Cela avait été annoncé par une certaine Miléna Gueïvandova, et vous aviez même dû faire un démenti. Que s’est-il passé ?
Olga Toutoubalina : Miléna Gueïvandova est un ancien journaliste tadjik qui a quitté le pays il y a quelques années. Plus exactement, il en a été chassé car il était persécuté en tant que transgenre. Je suppose que sa santé psychique n’est pas au mieux, ce n’est pas la première fois qu’il « enterre » ainsi un journaliste simplement parce qu’il lui avait semblé entendre de sa part des termes offensants à son encontre. En bref, c’est une histoire stupide.
Qu’avez-vous entendu d’autre à votre sujet ?
Il n’y a pas eu tant de rumeurs. Avant, quand j’étais plus jeune, ces rumeurs étaient d’ordre sexuel : avec qui je couchais ou avais couché. Puis on se demandait pour qui je travaillais, si nous étions pro-américains ou pro-russes. Des rumeurs disaient qu’on me payait des appartements. Qui et pourquoi, cela n’a pas été précisé. Mais notre ville est petite et je connais presque tous ceux qui répandaient ces rumeurs. Les hommes sont le sexe faible.
Je ne suis moi-même pas très ouverte et je n’aime pas les commérages. C’est pourquoi le cercle de ceux qui peuvent me transmettre ces histoires qu’on raconte sur moi est très restreint.
Je voulais vous questionner à propos de votre « bataille contre la bureaucratie » qui se poursuit : les autorités bloquent-elles encore Asia Plus sur Internet ?
Oui, nous sommes encore bloqués depuis déjà plus de deux ans, depuis le 29 novembre 2018. Plus exactement, notre domaine news.tj a été piraté.
On ne sait toujours pas pourquoi ?
Le service des communications avait déjà prétexté de simples « dysfonctionnements » il y a deux ans. Même si tout le monde comprend bien que c’est faux car le site a toujours été disponible avec un VPN, ce qui signifie qu’il est bloqué. C’est évident, en principe.
Le directeur du groupe de médias Oumed Babakhanov a expliqué ce blocage par le fait, dit-il, qu’Asia Plus « ne publie pas les contenus de propagande donnés ». Ils vous en donnent ? Et vous ne les publiez pas ? Même si ces contenus viennent de l’administration présidentielle ?
Maintenant, ils ne nous en donnent plus. En tout cas, plus à la rédaction. L’administration n’en a jamais apporté. Et nous avons, d’ailleurs, de bonnes relations avec le service de presse.
Vous avez parlé de rumeurs et j’ai entendu dire que vos sources seraient « pro-américaines ». Est-ce à cause du fait que, comme l’ont dit vos opposants, vous avez été à une époque financés par la Fondation nationale américaine pour la démocratie ? Et il semble que les autorités vous ont bloqués pour cette raison en 2011. Le blocage actuel ne serait-il pas lié avec ces affirmations ?
On nous appelle pro-américains et pro-russes en fonction du contexte et des points de vue politiques. Pour une raison obscure, ils ne nous ont pas encore appelés pro-chinois.
C’est normal chez nous, nous sommes habitués. En fait, Asia Plus fonctionne seulement grâce à ses propres moyens, dans le cas contraire nous aurions depuis longtemps ne serait-ce que des bureaux convenables.
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Mais là, le plus grand groupe de médias du pays vit dans des pièces de 3 mètres sur 3, en se marchant les uns sur les autres. C’était un événement au bureau quand il y a 7 ans nous avons réparé les toilettes et aménagé un bureau de 3 mètres sur 3 avec une cuisine.
Je ne comprends pas à quoi est dû le blocage d’Asia Plus. Je trouve tout cela illogique parce que rien n’a changé, à part que le nombre de visiteurs sur le site a un peu baissé.
Pendant le blocage, vous utilisiez activement les réseaux sociaux, les services de messagerie, ce qui donne de la visibilité…
Et nous continuons à être les premiers sur le marché tadjik des médias. Que cela plaise ou non, c’est objectif. Nous sommes de la vieille école, certains des journalistes les plus célèbres du pays travaillent chez nous, et nous essayons d’évoluer, d’être à la mode.
Bien que je le reconnaisse honnêtement, il est beaucoup plus difficile de changer pour nous que pour les nouveaux médias qui ont ouvert ces derniers temps dans le pays.
Asia Plus, d’un côté, est devenu avec le temps un grand groupe de médias, avec tous les plus que cela implique : une mécanique bien huilée et une orientation déterminée depuis longtemps. Et d’un autre côté, c’est un organisme lourd et rigide, pour lequel il est de plus en plus difficile d’être tendance. Il y a un certain nombre de raisons à cela, mais ces intrigues n’intéressent pas grand monde.
En ce qui concerne les progrès d’Asia Plus sur les réseaux sociaux, alors oui, nous travaillons très sérieusement dans cette direction. Dans une certaine mesure, c’est le blocage de notre site qui l’a permis. Alors merci au service des communications, grâce à lui il y a au moins une sphère qui se développe.
Nous avons simplement compris qu’il était compliqué de nous bloquer complètement, et qu’il fallait continuer à travailler d’une façon ou d’une autre, en dirigeant tous nos efforts vers les réseaux sociaux. Maintenant, nous progressons avec confiance sur toutes les plateformes.
Quant au journal, il est encore édité et reste populaire chez une catégorie définie du public. Mais ce public est de moins en moins nombreux. Ces dernières années, notre tirage a beaucoup baissé et maintenant, ce n’est en fait plus qu’un nombre assez ridicule.
En conséquence, nous avons décidé il y a 2 ans de changer quelque peu le format du journal et de l’adapter à la totalité de notre public cible. Malheureusement, je ne peux pas dire que nous ayons eu là-dessus un succès significatif. Malgré toutes nos tentatives, nous n’avons pas réussi à stopper la baisse des tirages. Mais la situation est la même pour toute la presse papier du Tadjikistan, beaucoup ont laissé tomber l’affaire et ont simplement fermé ; pour le moment nous tenons le coup.
Pour nous, le journal d’Asia Plus est une question de prestige. C’est lui qui nous représente.
En plus du blocage, vous avez été mis à la porte du GZhK de la capitale. On vous a proposé de déménager au 13ème étage, dans des bureaux sans équipements. Il s’est avéré que vos anciens bureaux serviraient à l’agence de presse d’Etat Khovar. Avez-vous déjà déménagé ?
Je vais vous expliquer. Une partie de notre groupe de médias, le service publicitaire, la radio, la comptabilité, la direction du groupe d’entreprises et d’autres, travaillaient dans cette partie des bureaux qui a été réquisitionnée. Ce sont des bureaux assez confortables et remis à neuf, que nous occupions depuis de nombreuses années. Ces locaux se situent à côté de Charki Ozod le bâtiment principal.
Maintenant les salariés qui y étaient ont déménagé au deuxième étage du bâtiment principal, où se trouve déjà la rédaction du journal et du site Asia Plus. Nos collègues sont venus chez nous.
La direction du GZhK a donné à Asia Plus des bureaux supplémentaires où se trouvait auparavant une petite bibliothèque. Nous avons abattu le mur qui la séparait de la rédaction et nous sommes désormais tous réunis. C’est assez étroit, il y a quasiment sans cesse 50 personnes qui vivent dans ce très petit espace.
Selon vous, l’agence gouvernementale n’avait vraiment pas d’autre endroit où aller ?
Il y a plus qu’assez de place dans le GZhK pour trois agences comme celle de Khovar. Seulement ce sont des étages inachevés de l’époque soviétique, qui n’ont pas été rénovés, et donc sans aucune infrastructure. Il est probable que la direction de Khovar ne voulait pas dépenser son argent pour des travaux alors qu’ils avaient déjà une place toute prête sous le nez.
Et puisque Khovar est une agence et un ensemble de journaux et magazines d’état, la question a été tranchée à leur avantage. Notre bail arrivait à sa fin, et il n’a simplement pas été prolongé. En soi, la direction du GZhK a fait les choses légalement.
Votre groupe voudrait avoir son propre bâtiment ?
Il aurait fallu le faire il y a longtemps, car le GZhK est l’un des bâtiments les plus vieux, les plus inadaptés et les plus froids de la ville. C’est une tombe de marbre de 16 étages où il fait toujours froid et humide.
Mais pour le moment nous ne pouvons pas déménager, nous n’en avons pas les moyens. C’est pourquoi nous avons décidé de passer l’hiver ici, et nous y verrons plus clair ensuite.
Qu’en pensez-vous, peut-on attendre du pays, dans un futur proche, une poussée démocratique ou un « dégel », même insignifiant ? Disons, un monde où il serait plus facile pour la presse de travailler. Etes-vous optimiste quant à cet « après » ?
Je suis surtout réaliste, mais aussi un peu optimiste, de temps en temps, au moins sur certaines questions. Mais en ce qui concerne la liberté d’expression et la liberté de la presse, je ne crois pas que dans un futur proche cela évolue pour le mieux, il n’y a pas de raisons de le penser.
D’un autre côté, vous savez, la profession du journalisme tadjik attendait une sorte de miracle ces derniers temps, depuis littéralement un an probablement. De nouveaux projets, de nouvelles personnes intéressantes et auprès desquelles on pouvait apprendre sont apparus. Ce sont des gens très jeunes. Je ne sais pas d’où ils sortent, ni pourquoi ils ont décidé de faire du journalisme. Pour moi, c’est un choix étrange et incompréhensible de nos jours. Mais cela ne peut que me réjouir et en effet, c’est un élément qui peut donner de l’optimisme.
Vous êtes privés de bureaux. Que pensez-vous pour la suite ? Recevez-vous des signaux ou des avertissements qui montreraient que votre groupe pourrait complètement cesser ses activités ?
De tels signaux n’existent pas. Mais ils s’efforcent de nous ignorer sur plusieurs questions. Bien qu’on ne comprenne pas très bien pourquoi. Nous avons toujours accepté les critiques constructives, et maintenant il n’y en a pratiquement plus. Nos propres lecteurs nous critiquent. Nous avons toujours énoncé nos valeurs : nous sommes pour un pays uni, pour la réussite et le développement du Tadjikistan.
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Il n’est pas bon du tout de non seulement rompre le contact, mais de mettre en plus des bâtons dans les roues. Mais en fait la question ne touche pas qu’Asia Plus ; aujourd’hui, tous les médias indépendants qui valent quelque chose sont des boucs émissaires. On ne sait pas d’où viennent les attaques ni pourquoi. Ainsi, nous vivons depuis plusieurs années sans comprendre pourquoi nous sommes bloqués, pourquoi nous ne sommes pas invités aux événements importants, pourquoi ils ne veulent pas nous communiquer des informations, etc.
Si cela se poursuit plus longtemps, il est possible qu’un jour se pose la question de la fermeture d’Asia Plus.
En effet, depuis la deuxième moitié des années 2010, Asia Plus et vous-même en tant que journaliste avez sérieusement baissé le nombre de publications. Vous l’a-t-il été « demandé » ou l’avez-vous vous-même entrepris ?
C’était à peu près après 2012-2013. Depuis cette époque, la pression sur les médias n’a fait qu’augmenter. Aujourd’hui nous travaillons avec de nouvelles conditions et de nouvelles règles que nous avons mises en place.
Nous n’avons plus depuis longtemps de contenu clairement critique, et nous ne nous efforçons pas d’atteindre cette tendance. Il est possible de montrer ce qu’il se passe au Tadjikistan et comment vivent les gens sans formuler de critique. En fait, les statistiques d’état sont déjà plus terribles que n’importe quel article critique, même en prenant en compte le fait qu’elles sont mensongères.
Pour vous personnellement, la raison de réduire les publications était peut-être en 2014, lors de l’affaire connu sous le nom de « Toutoubalina contre l’élite intellectuelle », quand vous avez perdu un procès ?
Oui, c’était bien sûr l’occasion de s’arrêter et de réfléchir. Pas seulement à la pression que subissent les médias, mais aussi qui me soutiendrait s’il m’arrivait quelque chose. Apparemment personne.
Vos partisans disent que vous avez beaucoup dépensé lors de ce procès. Vous rappelez-vous d’où venait cet argent ?
La somme était en tout de 7000 dollars (5799,7 euros) : 3500 dollars (2899,8 euros) venaient de la rédaction d’Asia Plus et l’autre moitié de mes propres économies. Honnêtement, je ne me rappelle plus comment je comptais les dépenser à l’époque. Mais il a fallu les donner à l’élite offensée, pour qu’elle se soigne. J’espère que cette somme les a bien aidés.
Vous persistez dans l’opinion que vous aviez à l’époque de l’élite intellectuelle ?
Persister en quoi ? Un jour, regardez un échange entre deux intellectuels. Quelles questions importantes soulèvent-ils ? Aucune. Absolument aucune. Les uns récitent des poèmes, les autres demandent de l’aide. Il n’y a rien à dire ni à écrire là-dessus.
Il y a environ 10 ans, dans une interview, à la question : « N’est-il pas temps de quitter le pays ? » vous avez répondu : « Mon optimisme ne fait que baisser. Il est tout à fait possible que je parte dans un futur proche ». Vous êtes-vous maintenant ravisée ?
C’est impossible qu’il se soit déjà écoulé 10 ans ! Mais vous savez, je ne vais pas vous mentir, j’y pense encore mais je n’en ai pour le moment pas la possibilité. Ou bien je me dis moi-même que ce n’est pas possible, pour repousser le moment du départ.
En fait, j’ai du mal à me mettre en route, il faut qu’on m’y pousse à coups de pied. Peut-être que les études de ma fille pourraient m’y pousser.
Parlez-nous de votre fille. Quel âge a-t-elle, où veut-elle faire ses études ?
Elle a 16 ans. Elle sait tout, ne veut pas étudier et tout ce qui l’entoure en général est nul, selon elle, et, à l’écouter, je suis casse-pieds, comme d’habitude.
Mais en fait elle est gentille, vulnérable et intelligente. Elle aime beaucoup lire : elle demande à avoir des livres imprimés parce que les livres électroniques, « ce n’est pas pareil ». Quelque part ce « ce n’est pas pareil » me réjouit. Elle dessine aussi, et avant, elle essayait d’écrire des contes. J’en avais lu un et il m’avait plu, mais pour une raison que j’ignore elle a arrêté d’écrire.
Il y a encore un an et demi avant de devoir postuler. Elle est en 10ème classe (NDLR : seconde en France). Nous réfléchissons encore à l’endroit où elle voudrait postuler, mais elle aime l’idée d’aller à Saint-Pétersbourg. J’aimerais que ce soit loin à l’étranger.
Pour quel pays opteriez-vous ?
Si cela était possible, je choisirais les Etats-Unis, mais pour le moment c’est impossible.
Cependant, selon vous, Asia Plus est toujours aussi demandé. Pourquoi partir ?
Vous savez, la vie ne se résume pas qu’au travail, n’est-ce pas ?
Mais puisque nous en parlons, le fait que nous soyons demandés ne signifie pas que cela nous est facile. Nous faisons des efforts considérables pour que tout marche aussi bien qu’avant.
Il y a tout un ensemble de problèmes : la possibilité de bien faire son travail, l’absence d’argent, la sévère crise du personnel. J’en parle tout le temps et je pense toujours que la situation ne peut pas empirer. Mais non… Je ne connais simplement pas une seule république voisine dans laquelle il est aussi difficile de travailler pour les journalistes.
Nous ne travaillons pas, nous menons une guerre quotidienne. Contre la stupidité, la bureaucratie, la lâcheté, l’ignorance, la mauvaise volonté de faire avancer les choses, la mauvaise volonté de travailler en général. Et je ne parle pas que des fonctionnaires.
Pour en revenir à ma vie personnelle, il y a bien sûr d’autres motivations : ma famille, mes parents, ma fille. Comme je l’ai déjà dit, si elle décide de faire ses études à Saint-Pétersbourg, je n’aurai aucune raison de rester ici.
J’imagine la réaction de certains de vos lecteurs tadjiks : « Elle veut partir aux Etats-Unis, nous avions bien dit qu’elle était pro-américaine ». Et d’autres diront : « Oui, elle va peut-être partir à Saint Pétersbourg avec sa fille, nous avions bien dit qu’elle était pro-russe ». Vous êtes pro-quoi ?
Aussi bizarre que cela puisse être, Asia Plus n’est pas toute ma vie, bien que j’y travaille depuis presque 20 ans. Mon désir de vivre aux Etats-Unis s’explique très simplement, ce pays me plaît. Je ne sais pas vraiment si je pourrais y déménager, mais j’aimerais bien.
Et, bien sûr, j’aime aussi beaucoup la Russie. C’est ma deuxième patrie, j’y ai beaucoup de membres de ma famille. Peut-être que je serais bien là aussi. Mais je suis totalement pro-tadjike.
En d’autres termes, le Tadjikistan est votre première patrie et la Russie votre deuxième, mais vous voulez vivre aux Etats-Unis. Je m’y perds un peu.
Tout est très simple, aux Etats-Unis les règles et les lois qui encadrent la vie et le travail sont simples. Il fait bon vivre, enfin selon ses capacités financières, mais dans tous les cas il fait bon vivre parce que quand tu respectes la loi, l’Etat se tourne vers toi.
Au Tadjikistan et en Russie, pour parler franchement, votre individualité et vos capacités ne peuvent que peu de choses. J’aime le Tadjikistan et la Russie, mais je comprends bien que j’y ai un mauvais salaire, un mauvais accès à l’éducation et au système de santé, et l’avenir aussi y est sombre.
Et je le répète, nous voulons tous vivre aux Canaries, ou presque tous, et dans des endroits semblables aux Canaries, mais on ne peut pas tous le faire.
Vous êtes devenue rédactrice en chef du groupe, je crois, au début des années 2010 ?
Je suis devenue rédactrice en 2012 et rédactrice en chef en 2016. Mais en fait c’est pareil. La seule chose, c’est qu’entre 2014 et 2016 je n’étais pas à Asia Plus.
Pourquoi pensez-vous que vous avez été nommée ?
Je suis une bonne rédactrice et je pense que je sais organiser le travail.
Dans ce pays patriarcal, est-il dur d’être une femme dirigeante ? Y a-t-il eu des révoltes de la part des hommes, sous une forme ou une autre ?
Il y a eu des révoltes, pas de la part des hommes, mais des révoltes habituelles de travailleurs, bien qu’elles aient été organisées par des hommes. Mais ces révoltes ont été réprimées sans bruit, je n’aime pas ça.
Être une dirigeante n’est pas dur parce que tout cela est comme un atelier de création. Les journalistes ne sont pas vos fonctionnaires, ce sont des gens plus intelligents et plus ordinaires. Bien que ce ne soit pas toujours facile pour eux avec moi. Mais personne n’a rien promis. Je ne suis pas leur maman ni leur amie, mais j’essaie toujours de défendre mes journalistes devant les fonctionnaires et le rédacteur en chef. J’essaie d’être juste avec tout le monde.
Vous aimez diriger les gens ?
Je ne vais pas mentir, j’aime commander. Pas dans le genre « regardez, c’est moi le chef », mais plutôt dans le genre « regardez, j’en suis capable ».
Comment êtes-vous devenue journaliste ? Je suppose que ce n’était pas un rêve d’enfant ? Si non, que vouliez-vous faire ?
C’est arrivé par hasard. J’avais une idée très vague de ce qu’était le journalisme et je ne lisais pas la presse. Je rêvais d’être policière, mais j’ai commencé par des études de pédagogie. Mon père avait insisté, il avait toujours estimé que c’était une profession importante et respectable.
Mais je n’ai pas travaillé dans le secteur de ma spécialité. Le hasard m’a apporté mon premier emploi : secrétaire dans l’une des compagnies de journalisme. Une amie était typographe pour un journal, et elle m’avait obtenu le même poste. Littéralement trois mois plus tard, je suis entrée à Asia Plus qui venait d’ouvrir, encore en tant que typographe.
Mais j’ai vite commencé à écrire. J’ai simplement lu le journal, observé mes collègues journalistes et compris que je pouvais faire aussi bien.
Vous parlez aux gens avec réserve et froideur. N’êtes-vous pas ainsi ? Est-ce un masque ?
Non, ce n’est en aucun cas un masque. Pourquoi est-ce que j’en aurais besoin ? Cette réserve est ma façon d’être, pas une garce arrogante, comme le suggèrent certaines personnes qui ne me connaissent pas.
Je suis toujours sur la réserve. D’un autre côté, je suis différente avec mes amis ; avec eux je peux être plus ouverte, plus simple. En fait, je suis gentille et je peux même sourire et plaisanter. Pleurer aussi.
La dernière fois que vous avez pleuré, quelle en était la raison ?
Il n’y a pas longtemps, quand est mort notre chat Monika, qui avait vécu 7 ans dans notre famille.
Duquel de vos parents tenez-vous votre caractère et votre retenue ?
De mon père. Il a enseigné l’histoire presque toute sa vie. Il est à la retraite depuis longtemps, il a eu 80 ans en 2020. Beaucoup le connaissent au Tadjikistan, surtout en tant qu’excellent professeur. Ma mère était ingénieure en technologies, elle est aussi retraitée depuis longtemps. Ils habitent en Russie et ils me manquent beaucoup.
Comment vos parents sont-ils arrivés au Tadjikistan ?
Par hasard. Ma mère vient de Samara, elle avait choisi à l’aveugle un point sur la carte avec des amies. Elle est partie littéralement à l’endroit sur lequel est tombé son doigt : au Tadjikistan. Elles ont fait leurs affaires, et les trois amies sont parties dans cette république ensoleillée où l’on cueille directement ses grenades et ses pêches dans les rues de la ville… Elle n’a jamais regretté d’avoir passé ici toute sa vie d’adulte.
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Mon père aussi est arrivé par hasard. Il a fait son service militaire dans la marine et a participé à la crise de Cuba. Après son service, il est resté dans l’armée, puis un ami lui a proposé de ne pas retourner dans son Kirov natal mais de rejoindre des contrées plus chaudes. Cet ami a proposé le Tadjikistan. C’est là qu’ils se sont rencontrés.
Nous sommes tous les deux douchanbéens. Mais je n’ai pu trouver nulle part de quel quartier de la capitale vous êtes. Où avez-vous grandi ?
Dans le 112ème mikroraïon. A l’époque, c’était la partie la plus excentrée de la ville. Mais ce quartier était considéré comme prestigieux parce qu’il était neuf. Un nouveau quartier, cela voulait dire des écoles neuves, des jardins, des hôpitaux, et il y a toujours eu des transports ; c’est pourquoi le centre n’était pas si éloigné.
J’y ai habité quand il n’y avait pas encore les mikroraïons Ispechak et Zarafchon, mais seulement des champs, où avec les autres enfants nous allions voler du maïs et des pastèques. Et puis vous savez ce qu’on mangeait à l’époque : les pommes vertes, les mûres sales qu’on cueillait nous-mêmes, les pommes de terre au four, toujours sans sel pour une raison quelconque. Piller les jardins des autres est un plaisir d’enfance.
Aujourd’hui on ne vole plus, et puis il n’y a plus dans la ville de vergers et de jardins. Et depuis longtemps déjà, on ne tombe plus sur des mûres qu’on peut cueillir par poignées et dévorer. C’est comme si ça n’avait jamais existé…
Dans une interview que vous avez donnée il y a longtemps, vous avez dit : « Comme n’importe quelle femme, je dépends dans une certaine mesure de l’homme qui vit à mes côtés. Et oui, c’est cet homme qui définit certains cadres de ma liberté. Cela concerne bien sûr seulement ma vie personnelle, pas le travail ». Des organisations de femmes ne sont pas d’accord avec vous. Elles disent que vous avez formulé l’une des pires idées de la société patriarcale.
Soit, qu’elles ne soient pas d’accord. Cela fonctionne dansles deux sens, voyez-vous. Si l’on trouve dans le couple de la confiance et du respect, alors la liberté a des limites. Chacun a les siennes. Si vous y consentez, non pas parce que c’est nécessaire mais parce que vous le voulez vous-même, vous formez un couple heureux. Ce sont des choses habituelles.
L’année dernière à Douchanbé, il y a eu un mouvement d’activisme féminin : des femmes ont fait part de cas de violences et de harcèlement. Il semble que ce soit une première dans le pays, alors que ce problème, nous le savons, est des plus sérieux. Les autorités ont réagi à cette campagne en condamnant un homme qui avait harcelé une jeune fille dans les rues de la capitale. Il a apparemment dû payer une amende de 100 dollars. La campagne s’est achevée là-dessus. Le problème des violences et du harcèlement peut-il être résolu ?
Non. Pour qu’il soit résolu, il faut résoudre l’ensemble des problèmes. C’est simple et évident. Au Tadjikistan, le manque d’éducation dépasse l’entendement. Ce n’est pas la peine d’aller à l’école, il suffit d’écouter les rares interviews de l’ancien ministre de l’Éducation.
Il n’y a d’éducation ni à l’école, ni à la maison. A la maison, les parents ont ce même manque d’éducation. Essayez de dénoncer le comportement de leur fils à l’un d’entre eux, je vous assure que 99,9 % d’entre eux vous désigneront la porte et vous diront « hé, il ne l’a pas tuée » ou « c’est toi l’imbécile ».
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A l’école, les instituteurs n’ont pas peur des directeurs, mais des parents. Ce n’est parfois pas le ministère de l’Education, dont nous autres journalistes nous moquons sans cesse, qui décide de la façon dont doivent s’habiller les enfants à l’école, mais les parents, ceux qui sont croyants. Ce sont eux qui exigent des directeurs qu’ils interdisent aux petites filles de venir à l’école en pantalon ou en jupes qui ne descendent pas plus bas que les genoux, pour ne pas attirer le regard de leurs fils. Dès l’enfance, dès la 4ème classe (CM1 en France), et partout, même dans la capitale !
Une grande partie de la population de la république, surtout dans les régions, vit dans cet obscurantisme, c’est même effrayant à imaginer. Là-bas, la violence est une norme, et les femmes elles-mêmes l’acceptent absolument sans broncher. Des centaines de milliers d’entre elles subissent ces violences quotidiennement, notamment des violences physiques, et seulement une petite fraction d’entre elles se révolte, quand le mari va très loin et qu’il frappe le visage. Et les enfants le voient, c’est leur éducation.
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Le thème du sexe n’est jamais un tabou chez nous. Seuls nos psychologues tadjiks ne savent pas comment parler correctement du sexe aux enfants. Mais dans les villages, c’est très simple : là-bas, les parents dorment dans la même pièce que les enfants et ne considèrent pas cela honteux de coucher ensemble sous leurs yeux. Puis ces enfants grandissent, ils commencent à avoir des besoins, mais pas de possibilités. Puisque, comme je l’ai déjà dit, ils n’ont pas la moindre instruction, ni la moindre éducation.
Vous faut-il encore d’autres raisons ?
J’ai lu un de vos propres récits, dans lequel une course en taxi a failli se finir par un viol, vous avez tout juste réussi à repousser le conducteur.
Il y a eu des histoires bien pires, mais les femmes essayent de ne pas en parler, n’est-ce pas ?
Vous prenez à nouveau le taxi ? Bien qu’à Douchanbé, probablement, ces situations puissent se produire n’importe où.
Bien sûr, je prends beaucoup le taxi, surtout en ces temps de pandémie. Oui, cela peut arriver partout : dans une ruelle, dans les bureaux d’une compagnie importante. On est confronté à cela.
Vous y avez-vous-même été confrontée ? Et vos collègues, vos connaissances ?
J’y ai été confrontée, mes connaissances aussi. Je ne connais pas une seule femme à qui ce ne soit pas arrivé. C’est parfois aussi trivial que cela :
– Tu veux coucher avec moi ? Je l’ajouterai à ton salaire.
– Non je ne veux pas.
– Bon, si tu ne veux pas tu n’en as pas besoin.
Tout le monde a été confronté à un de ces épisodes dans sa vie. C’est cela, être une femme. C’est horrible, bien sûr, de percevoir les choses ainsi. Mais nous avons malheureusement grandi avec. Et nos enfants grandiront malheureusement avec aussi.
Alicher Nyïazov pour Fergananews
Traduit du russe par Judith Robert
Edité par Luna-Rose Durot
Relu par Emma Jerome
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