Le journaliste indépendant a été condamné à dix ans de prison à l’issue d’un procès jugé opaque. Quelques mois auparavant, il avait été arrêté à la suite d’une accusation de corruption, qu’il a démentie.
Le 10 janvier dernier, le journaliste Ahmad Ibrohim, rédacteur en chef du journal indépendant Païk, est condamné à dix ans de prison. Cette peine a été prononcée par le tribunal de Koulob, dans le Sud du Tadjikistan, lors d’un procès tenu à huis clos, rapporte Radio Ozodi, la branche tadjike du média américain Radio Free Europe. Les autorités auraient classé l’affaire comme confidentielle.
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En vous abonnant à Novastan, vous soutenez le seul média européen spécialisé sur l’Asie centrale. Nous sommes indépendants et pour le rester, nous avons besoin de votre aide !En août dernier, il a été arrêté dans son bureau par les forces de l’ordre puis placé en détention. Le journaliste était accusé d’avoir corrompu un fonctionnaire du Comité d’Etat pour la sécurité nationale (KDAM), en lui versant un pot-de-vin pour renouveler la licence de son journal, selon une source policière de Radio Ozodi. Les autres chefs d’accusation retenus à son encontre sont « extorsion » et « extrémisme ».
Un coup monté selon ses proches
Pour son entourage, il s’agirait d’un coup monté des autorités et d’une vengeance à cause de ses articles critiques envers des responsables locaux.
Des sources anonymes ont raconté qu’un agent du KDAM, un certain Rahmonov, se serait rendu à plusieurs reprises au bureau du journaliste et lui aurait promis de résoudre le problème de l’enregistrement officiel de Païk auprès du ministère de la Culture. Il lui réclamait en contrepartie 2 500 somonis (219 euros). Lorsque le fonctionnaire est venu voir Ahmad Ibrohim pour récupérer l’argent, la rencontre a été enregistrée, ce qui a provoqué son arrestation.
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La corruption est courante au Tadjikistan et peu de procédures administratives se résolvent sans y avoir recours. Mais selon la source, cela ne peut pas être considéré comme un pot-de-vin puisque c’est le fonctionnaire lui-même qui a réclamé de l’argent. Depuis mars dernier, la licence du média n’était pas renouvelée.
Une lettre adressée au fils du président
Dans une lettre adressée en décembre à Roustam Emomali, fils du président Emomali Rahmon, mais également maire de Douchanbé et président de l’Assemblée nationale, Ahmad Ibrohim nie les accusations, déclarant que sa détention est l’œuvre d’un président et de deux responsables gouvernementaux, sans préciser de noms. Ces accusations étant selon lui le fait de responsables locaux, il espère obtenir justice si les plus hautes instances se penchent sur son cas.
« De ma vie, je n’ai jamais donné de pot-de-vin à qui que ce soit, mais on m’en accuse. Je n’ai jamais pratiqué l’extorsion, mais on m’en accuse. Je n’ai jamais été extrémiste, au contraire, je lutte contre l’extrémisme depuis 22 ans. Comment puis-je, journaliste et auteur de six romans sur le zoroastrisme, être salafiste ? », a-t-il écrit.
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Dans sa lettre, il s’est aussi plaint d’être privé d’avocat et que les autorités utilisent des photos de sa famille ainsi que sa correspondance personnelle contre lui.
Une source proche de l’affaire a expliqué au Comité pour la protection des journalistes (CPJ) qu’Ahmad Ibrohim s’était défendu lui-même, car les avocats avaient exigé des honoraires excessifs ou refusé de prendre en charge son cas par crainte de représailles.
Des pressions judiciaires
En novembre, une source proche de l’enquête a rapporté à Radio Ozodi que des dizaines de responsables locaux avaient été interrogés par la justice pour avoir souscrit à un abonnement à Païk ou acheté des livres d’Ahmad Ibrohim. L’enquête veut montrer que ces transferts d’argent constituent de l’extorsion. Une vingtaine de ces personnes ont été convoquées par le tribunal.
Une personne interrogée, sous couvert d’anonymat, a déclaré auprès de Radio Ozodi avoir reçu des pressions pour témoigner contre le journaliste : « Il est comme un frère pour moi. J’ai seulement transféré de l’argent sur son compte bancaire pour souscrire à Païk. Les messages entre lui et moi sont présentés comme des preuves mais n’ont rien à voir avec de l’extorsion. Ahmad Ibrohim ne m’a pas forcé. […] Croyez-moi, je suis sous pression. On a menacé d’ouvrir une affaire contre nous si l’on ne vient pas au tribunal. Je serai obligé de venir, mais je ne produirai aucune déclaration contre lui. »
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Dans sa lettre à Roustam Emomali, l’intéressé a fait savoir qu’aucun des témoins ne s’était prononcé contre lui devant le tribunal. Ceux-ci sont seulement abonnés à son journal.
Des inquiétudes de la part d’ONG
Des ONG ont fait part de leurs craintes sur le cas d’Ahmad Ibrohim, et plus largement sur la situation de la presse au Tadjikistan, tout en réclamant une libération immédiate du journaliste. « Les autorités tadjikes ayant pratiquement anéanti la presse indépendante au cours de la dernière décennie, la lourde peine infligée à Ahmad Ibrohim montre jusqu’où elles sont prêtes à aller pour éradiquer les reportages critiques », a déclaré Goulnoza Saïd, coordinatrice du programme Europe et Asie centrale du Comité pour la protection des journalistes (CPJ).
Jeanne Cavelier, responsable du bureau Europe de l’Est et Asie centrale de Reporters sans frontières (RSF), affirme : « La condamnation arbitraire d’Ahmad Ibrohim à dix ans de prison signe l’arrêt de mort du journalisme indépendant dans la région de Khatlon, l’une des quatre provinces du Tadjikistan. Cette sentence, résultat d’un procès opaque et sans droit à la défense, illustre une fois de plus la détermination des autorités tadjikes à museler les derniers bastions de la presse indépendante. »
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Ses proches ont qualifié sa condamnation de « cruelle ». Jusqu’à récemment, la communauté des journalistes du Tadjikistan n’a pas fait de commentaire sur cette affaire. Selon le classement de RSF sur la liberté de la presse, le Tadjikistan est 155ème sur 180 pays. D’après cette dernière et le CPJ, sept autres journalistes tadjiks purgent de longues peines de prison.
L’arrêt de Païk
Ahmad Ibrohim a fondé l’hebdomadaire Païk en 2012. Ce journal était alors le seul média indépendant dans la région de Khatlon, dans le Sud-Ouest du Tadjikistan.
En raison de ses enquêtes sur des sujets sensibles, sa rédaction a subi des pressions de la part des autorités. Cela a été le cas pour un article sur les conditions sanitaires dans un jardin d’enfants de Koulob, rédigé par Mohammad Mousavi, le fils d’Ahmad Ibrohim. Le chef du département de l’Intérieur de la ville de Koulob a nié ces pressions auprès de Radio Ozodi.
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L’hebdomadaire avait déjà dû par le passé s’acquitter d’amendes, notamment en 2014. Après l’arrestation de son rédacteur en chef, le journal a cessé d’exister, détaille le média tadjik Asia-Plus.
Une longue carrière de journaliste
Âgé de 63 ans, Ahmad Ibrohim a longtemps collaboré auprès de médias tadjiks et étrangers. Il a déjà subi des menaces de la part de membres tadjiks du groupe Etat islamique, en raison de ses enquêtes sur l’extrémisme religieux.
En parallèle de son métier de journaliste, il est écrivain. Ses œuvres littéraires comptent L’intestin sanglant ou encore Le dernier saut du tigre. Malgré ses articles critiques envers le pouvoir, il a souvent été du côté des autorités dans leurs différends avec l’opposition.
D’aucuns estiment que les longues peines de prison prononcées au Tadjikistan valent, dans certaines conditions de détention, une lente condamnation à mort. C’est ce qu’a rappelé récemment la mort, le 17 janvier dernier, d’un militant emprisonné en 2022, qui n’a pas pu avoir l’accès aux soins dont il avait besoin.
William Onkur
Rédacteur pour Novastan
Relu par la rédaction
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