La censure est pratiquée au théâtre dans toutes les Républiques d’Asie centrale. Mais si dans certaines, seules les mises en scènes sont interdites, d’autres pays bannissent des metteurs en scène de la vie publique.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 14 novembre 2022 par le média tadjik Asia-Plus.
En mai 2022, le spectacle Mankourt du metteur en scène tadjik Barzou Abdourazzokov a été annulé. Les représentants officiels du théâtre ont déclaré aux spectateurs que l’annulation du spectacle provenait « d’en haut », sans en expliquer les raisons.
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C’est de la même manière qu’au Kirghizstan, les autorités ont annulé le spectacle Déjà vu d’Alekseï Tork. Il a été jugé « antiprésidentiel ».
Tadjikistan : des pièces interdites depuis quelques années déjà
Barzou Abdourazzokov ne s’inquiète pas du fait que ses mises en scène ne sont pas comprises au Tadjikistan. Lors d’une interview avec Radio Ozodi, la branche tadjike du média américain Radio Free Europe, après la représentation de son spectacle Les camarades de classe. Leçons de vie, ayant eu lieu dans le cadre du festival international de théâtre d’Asie centrale au Kazakhstan, il a déclaré que même si « on ne comprend pas mon art dans mon pays, en revanche la moitié du monde le comprend. »
Alors qu’au Kirghizstan et au Kazakhstan, les pièces de Barzou Abdourazzokov ont déjà été montées une dizaine de fois, ce n’est plus le cas au Tadjikistan depuis plusieurs années. Précisément en ce qui concerne la pièce Mankourt, la ministre de la Culture, Zoulfiya Davlatzoda, a justifié cette décision par le fait que « le metteur en scène s’est fortement éloigné de l’œuvre originale et l’a déformée », et que « le spectacle ne correspond pas à la politique actuelle. »
En 2009 déjà, le spectacle Folie. Année 93, ayant été montré au théâtre Maïakovski de Douchanbé, a été interdit au Tadjikistan après la première représentation. Les fonctionnaires du ministère de la Culture, ayant assisté à la représentation, y ont vu un message révolutionnaire.
Accusés de montrer des scènes érotiques
En 2017, alors qu’elle était jouée dans le même théâtre, la pièce Ne suis-je donc plus a été interdite de la même façon. Le metteur en scène tadjik Khourched Moustafoïev a déclaré lors d’un échange avec Asia-Plus que le spectacle avait été annulé parce qu’un journaliste l’avait critiqué sans l’avoir vu.
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« Il a vu une photo sur laquelle un jeune homme était assis torse nu, sans chemise, et il a écrit que le théâtre versait dans l’érotisme. Cette photo est symbolique. A la fin du spectacle, le jeune homme est assassiné. Nous avons montré de manière symbolique que la chemise retirée de son dos signifie le vol de son âme et de sa vie. L’article de ce journaliste a défrayé la chronique et le pouvoir est intervenu », raconte le metteur en scène.
D’après ses dires, les journalistes ont finalement assisté à la représentation et ont assuré qu’il ne contenait pas de scènes érotiques. Le journaliste a compris son erreur et s’est excusé. Khourched Moustafoïev affirme que la pièce pourrait être montée à nouveau mais qu’après le scandale, il a été décidé de ne pas le faire.
Kirghizstan : une pièce « antiprésidentielle »
En mai 2022, la Commission d’expertise artistique du ministère de la Culture du Kirghizstan a interdit la représentation du spectacle Déjà vu, monté par Alekseï Tork d’après la pièce d’Alicher Niyazov Les rêves se réalisent. D’après la Commission d’Etat, la raison vient d’un « manque de respect de la fonction présidentielle », « des jambes arquées » du personnage et de « l’image négative des jeunes amantes d’un oligarque. »
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« La mise en scène a été reconnue comme antiprésidentielle et anti-kirghize. La Commission a demandé à modifier l’essentiel de la pièce : enlever les dialogues antiprésidentiels et anti-kirghiz, et réécrire la pièce pour ne plus en faire une histoire d’amour et de rêves incertains de cinq malchanceux reliés entre eux, mais d’en faire, par exemple, une histoire sociale sur les problèmes et les difficultés des migrants. Ce que je ne ferai pas, malgré tout l’intérêt que je porte pour les difficultés des migrants, que j’ai vécues en partie », raconte Alekseï Tork sur sa page Facebook.
Les raisons et critères précis pour l’interdiction de la pièce n’ont pas été communiqués, alors que l’article 48 de la Constitution du Kirghizstan garantit la liberté scientifique, technique, artistique et les autres formes de création, et interdit par conséquent la censure dans le pays.
Des critères d’interdiction peu clairs
Pourtant, le ministère de la Culture n’a pas expliqué concrètement quelles normes de la législation a enfreint le spectacle. A la place, il a proposé que le spectacle soit montré au public « sous la condition de le mettre au point, en tenant compte des remarques et propositions », alors que, comme l’a fait remarquer l’auteur, « la Commission a quasiment touché à tout ». Cette formulation du ministère de la Culture est une tentative d’éviter l’utilisation du terme « censure ».
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Mais la première n’aura toujours pas lieu, a communiqué Alekseï Tork. En effet, le spectacle a été annulé une seconde fois lorsqu’il a essayé de le présenter sur une scène privée. Ce n’est pas le premier spectacle qui est interdit au Kirghizstan. D’après le site Institute Media Policy, en 2021, à la veille de l’élection présidentielle, le spectacle Doit-on attendre une amélioration quand au pouvoir nous avons trois voleurs, du répertoire du théâtre Babour d’Och, a été annulé.
Des contenus « provoquants »
Les représentants des service spéciaux ont vu dans le scénario « des indices d’actions visant à faire une campagne contre le candidat à la présidentielle Sadyr Japarov ». Mais déjà avant son arrivée au pouvoir, le ministère de la Culture fermait régulièrement l’accès à différents « contenus suspects ».
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De même, en 2013, le spectacle numérique Une semaine de silence de l’artiste Olga Jitlina a été annulé. Les membres du conseil artistique du théâtre national dramatique Tchinguiz Aïtmatov ont interdit sa représentation à cause de son « contenu provoquant ». D’après l’Institute Media Policy, le ministère de la Culture estime que ces actions ne relèvent pas de la censure. Ses fonctionnaires se réfèrent systématiquement à la Commission d’expertise artistique.
En son nom, ils indiquent que « la création d’œuvres capables d’influencer négativement la nouvelle génération ou le public et de ternir l’image de la nation, de promouvoir la guerre, les conflits ethniques, la pornographie et la violence n’est pas autorisée ».
Kazakhstan : une pièce interdite pour son contenu religieux
En 2016, un spectacle auquel participait le théologien Chamil Aliaoutdinov n’a pas pu être représenté au Kazakhstan, d’après le média kazakh Tengrinews. Le spectacle avait été prévu le 13 mai à Astana et le 15 mai à Almaty. Le Comité des affaires religieuses du ministère de la Culture et des Sports a expliqué qu’il « existait dans ce spectacle des éléments de propagande religieuse, et en particulier la diffusion de la foi islamique. Ceci est considéré comme une activité de prosélytisme. »
L’institution s’est référée à l’article de loi à propos des affaires et des groupements religieux, dans lequel il est dit que les citoyens du Kazakhstan, les étrangers et les apatrides peuvent avoir des activités de prosélytisme seulement au nom d’associations religieuses enregistrées au Kazakhstan. « Nous avons examiné ce scénario et y avons vu un contexte religieux. Il y a des termes religieux et une propagande religieuse », a indiqué le vice-président du Comité, Bakhytjan Koulekeïev.
Une interdiction levée après des protestations
En 2017, les fonctionnaires de la direction culturelle d’une ville du Kazakhstan ont interdit la représentation du spectacle du dramaturge russe Nikolaï Koliada, Baba Chanel, comme le rapportait le média russe Meduza. Le dramaturge a alors supposé que Baba Chanel avait été interdit parce que dans la pièce, le fonctionnaire de la direction culturelle est appelé « tondeuse à gazon ».
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Mais peu de temps après, le dirigeant de la direction culturelle de la région d’Akmola a démenti l’information à propos de l’interdiction du spectacle, rapportait le média Gazeta.ru. « L’information à propos de l’interdiction du spectacle est mensongère. A ce jour, trois premières ont eu lieu et il y aura une autre représentation en avril », a annoncé la directrice adjointe de la direction, Goulmira Beknazarova. Sa déclaration a été confirmée par le directeur du théâtre dramatique russe de la région, Beïbit Bakhtyguereïev.
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D’après lui, le spectacle a causé de nombreux conflits au sein du théâtre, et la moitié des membres du conseil artistique étaient contre parce qu’il y avait sur scène « trop de cris et qu’on n’identifiait pas l’héroïne ». Le metteur en scène a été vivement encouragé à revenir sur quelques éléments. Nikolaï Koliada avait lui-même supposé que les fonctionnaires kazakhs changeraient leur décision une fois que l’interdiction aurait causé de vives réactions sur les réseaux sociaux.
Ouzbékistan : protéger les valeurs nationales et religieuses
En septembre 2022, le théâtre Ilkhom a reporté la première du spectacle Les filles clandestines sur décision de l’Union des travailleurs du théâtre (UTT), rapportait le média ouzbek Kun.uz. Le spectacle devait avoir lieu les 10 et 11 septembre.
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Le projet a été réalisé à partir du livre de Jenny Nordberg Les filles clandestines de Kaboul : à la recherche des résistantes cachées en Afghanistan, et d’interviews avec des réfugiés afghans et des personnes vivant encore en Afghanistan après août 2021. Le spectacle a tenté de répondre aux questions : pourquoi la société préfère-t-elle les hommes ? Pourquoi y a-t-il encore des difficultés à penser que les hommes et les femmes peuvent être égaux ?
L’UTT a publié un article dans lequel elle déclare que « la démonstration au grand public de la situation sociale, religieuse et politique en Afghanistan en s’appuyant sur les conceptions occidentales, condamnant les valeurs et traditions nationales et religieuses, pourrait nuire aux liens bilatéraux entre l’Afghanistan et l’Ouzbékistan. » La déclaration a fait observer « qu’il conviendrait d’organiser un groupe d’experts parmi les spécialistes du ministère de la Culture et de l’Association des travailleurs du théâtre de la République d’Ouzbékistan, afin d’étudier le scénario pour ensuite pouvoir le présenter. »
Mazkhab Djouma et Chirine Rakhmanova
Journalistes pour Asia-Plus
Traduit du russe par Séphora Allag
Edité par Judith Robert
Relu par la rédaction
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Lionel Moreau, 2023-03-6
Il n’y a pas d’exemple pour le Turkménistan. Est-ce que ça veut dire que tout se passe bien le théâtre dans ce pays ?
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