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Le Grand Touran, mythe ou perspective ?

Selon les analystes politiques, l'Organisation des Etats turciques ne dispose pas encore des ressources suffisantes pour exercer une influence sérieuse sur la région. Ce pourrait cependant être le cas de la Turquie, appuyée par l’idée du Grand Touran.

Drapeaux pays turciques
Les pays turciques sont unis par une histoire commune (illustration).

Selon les analystes politiques, l’Organisation des Etats turciques ne dispose pas encore des ressources suffisantes pour exercer une influence sérieuse sur la région. Ce pourrait cependant être le cas de la Turquie, appuyée par l’idée du Grand Touran.

Novastan reprend et traduit ici un article publié le 29 novembre 2022 par le média tadjik Asia-Plus.

Le 11 novembre dernier, Samarcande a accueilli le premier sommet de l’Organisation des Etats turciques (OET), nouveau nom du Conseil turcique fondé en 2009. Ces pays sont unis par l’idée de la réalisation moderne d’un Grand Touran, qui désigne une réunion idéale panturque, menée par la Turquie. Dans quelle mesure cette idée est-elle réaliste et que promet-elle pour la région ?

Selon l’épopée Le livre des rois du poète persan Ferdowsi et l’Avesta, le livre sacré du zoroastrisme, une terre de peuples nomades appelés Toūrān aurait été située au Nord de l’Iran. Ces peuples nomades auraient regroupé les ancêtres des actuels Ouzbeks, Turkmènes, Kazakhs, Kirghiz et Ouïghours d’Asie centrale, mais aussi des peuples turcs du Caucase comme les Azéris, les Nogaïs, les Turcs de Turquie, les Kachkaïs d’Iran ainsi que les Gagaouzes de Moldavie et les Hongrois.

Cependant, les traces écrites de ces peuples nomades sont pour la plupart en opposition à un peuple écrivant sa propre histoire. L’unité de ces tribus nomades peut être discutée, comme leur turcisation, qui a pu être postérieure. Quel héritage de cette histoire commune propose l’OET ?

Les origines du Conseil turcique

En 1992, le président turc Turgut Özal convoque un sommet auquel participent les dirigeants du Kazakhstan, du Kirghizstan, de l’Ouzbékistan, du Turkménistan et de l’Azerbaïdjan. L’ordre du jour est l’unité politique et économique des pays frères dans le contexte de l’effondrement de l’Union soviétique et de la formation de nouveaux États indépendants.

Le deuxième sommet, organisé en 1994, se concentre sur la coopération humanitaire et sociale entre ces pays. L’idée d’unité politique et économique s’est retrouvée mise de côté. La Turquie a elle-même cessé de promouvoir ce sujet et l’influence régionale de Moscou restait encore trop forte. Cependant, aucun pays ou organisation n’a empêché le développement d’un soft power turc, exprimé par la présence de nombreuses entreprises et de lycées turcs.

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Cela s’explique aussi par la rivalité entre les pays : l’Ouzbékistan, le pays le plus peuplé d’Asie centrale, aurait été rebuté par la prédominance de la Turquie dans cette alliance. L’ancien président ouzbek, Islam Karimov, a donc commencé à prendre ses distances. Sans l’Ouzbékistan, cette unité turcique perdait son intégrité.

Un Conseil qui s’élargit

Mais en 2009, le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Azerbaïdjan et la Turquie décident de réexaminer la question et de créer un Conseil de coopération des États turcophones – le Conseil turcique. Cette initiative reviendrait à l’ancien président kazakh, Noursoultan Nazarbaïev, car il estimait que « l’unification de plus de 200 millions de frères entre l’Altaï et la mer Méditerranée pourrait constituer une puissance importante dans le monde. »

Par la suite, la Turquie a repris le leadership avec un activisme plus visible depuis l’arrivée au pouvoir en 2014 de Recep Tayyip Erdogan, qui considère la Crimée comme son territoire historique. Le président turc n’apprécie alors pas son annexion par la Russie. L’union s’est ensuite élargie avec la Hongrie, en 2018, qui obtient le statut d’observateur au sein du Conseil. En 2019, l’Ouzbékistan devient un membre à part entière. En 2021, le Turkménistan devient pays observateur et l’Ukraine évoque un statut similaire possible. Son adhésion devait avoir lieu en 2022 mais, pour des raisons évidentes, elle n’a pas abouti.

Un premier sommet

Ce sommet à Samarcande est donc officiellement le premier de l’OET, continuant l’idée du Conseil turcique de 2009 et la première union des états turciques de 1992 à Ankara. Cette organisation réunit désormais la Turquie, l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Kirghizstan, ainsi que la Hongrie, le Turkménistan et la République turque de Chypre du Nord en tant que pays observateurs.

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Les Etats turciques ont une population actuelle d’environ 150 millions d’habitants, une superficie totale de plus de 4,5 millions de kilomètres carrés et leur produit intérieur brut (PIB) total est estimé à environ 1 500 milliards de dollars (1 416 milliards d’euros).

Nouveau nom, nouveaux objectifs

Le sommet du Conseil turcique de 2021 a été important pour ses membres. Premièrement, l’organisation a été rebaptisée Organisation des Etats turciques. Deuxièmement, une stratégie intitulée « Vision pour le monde turcique – 2040 » a été adoptée qui, outre la coopération sociale et humanitaire, prévoit une coopération approfondie notamment dans les domaines de l’économie et de la sécurité.

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Un autre événement important du sommet de 2021 a été l’adhésion du Turkménistan en tant qu’observateur, alors que ce pays est connu pour sa neutralité. Le Turkménistan était représenté par son ancien président, Gourbangouly Berdimouhamedov, en tant qu’invité d’honneur sans mandat officiel. L’importance du sommet de Samarcande n’en a pas souffert, et les médias turcophones ont même qualifié l’association « d’Etats-Unis de Turquie ».

Une coopération renforcée à Samarcande

Lors de ce récent sommet, les participants ont adopté une déclaration dans laquelle ils ont une nouvelle fois exprimé leur détermination à « approfondir et élargir la coopération dans le cadre multilatéral de l’OET, sur la base de l’histoire, de la langue, de la culture, des traditions et des valeurs communes des peuples turciques » et ont également « confirmé leur volonté de contribuer aux efforts de réhabilitation, de reconstruction et de réintégration post-conflit en Azerbaïdjan. » Ils appellent également à une coopération plus étroite sur les questions de sécurité, notamment dans le domaine de l’industrie de la défense et dans la sphère militaire.

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La nécessité d’une coopération portant sur les domaines de l’économie numérique et de la quatrième révolution industrielle a été abordée. Un accord a été conclu sur la création d’un fonds d’investissement turc de 500 millions de dollars (458 millions d’euros).

Une alliance militaire

Comme le note le média russe Izvestia, immédiatement après le sommet, des exercices militaires ont eu lieu à Ankara réunissant la Turquie, la République turque de Chypre du Nord, l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan et le Kirghizstan. L’Ouzbékistan s’est abstenu de participer.

« La coopération militaire entre Ankara et les pays d’Asie centrale s’est intensifiée ces dernières années. L’intention de Recep Tayyip Erdogan de former une alliance militaire incluant tous les pays turcophones inquiète Moscou. Par exemple, le Turkménistan est devenu l’un des plus gros consommateurs d’armes turques. Le Kirghizstan a reçu des drones Bayraktar en 2022, ainsi que des armes non létales, des munitions et des équipements de protection », rapporte Izvestia.

Astana a également signé un contrat avec Ankara pour produire des drones turcs Tai Anka. En outre, les militaires des États d’Asie centrale sont souvent formés en Turquie. L’alliance militaire des États turciques est considérée comme l’une des idées du panturquisme. Elle envisage une expansion douce du monde turcique par la recréation d’un Grand Touran et de forces armées jointes. Cette géographie du Grand Touran est assez large et déjà sommairement cartographiée car le président turc s’est vu remettre une carte du monde turcique par le leader du Parti d’action nationaliste de Turquie (MHP), Devlet Bahceli.

Une carte du monde turcique

Outre les pays membres de l’OET, le Tadjikistan y est mentionné avec près de 20 entités de la Fédération de Russie : Bouriatie, Irkoutsk, Khakassie, Touva, Omsk, Novossibirsk, Kourgan, Tcheliabinsk, Orenbourg, Samara, Saratov, Oulianovsk, Penza, Astrakhan, Bachkirie, Tatarstan, Daghestan.  Ces territoires sont marqués en rouge sur la carte. En outre, certains pays des Balkans, certaines parties de l’Iran, les régions méridionales de la Russie, la majeure partie de la Sibérie et la Mongolie occidentale sont colorés en orange. Tandis que l’Altaï, la Yakoutie et la région autonome ouïgoure du Xinjiang en Chine sont colorés en jaune. La légende de la photo publiée ne précise pas ce que représentent ces couleurs.

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La Turquie elle-même affirme qu’elle n’empiète sur aucun territoire et la carte, tout en signifiant l’unité turcique, n’implique pas l’annexion ou l’unification d’États ou de régions à la Turquie.

Des spécialistes russes inquiets

A en juger par les commentaires du secrétaire de presse du président russe, Dmitri Peskov, Moscou n’y voit pas de menace. « Nos partenaires turciques nourrissent l’idée d’une unité turcique, c’est normal », a-t-il déclaré sur les ondes de la chaîne de télévision Russie-1. Cependant, la communauté des experts et même les cercles universitaires russes pensent que le Grand Touran n’est pas un fantasme mais un véritable projet de Recep Tayyip Erdogan.

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« Il s’agit d’une question très sérieuse. Un défi très sérieux pour la sécurité, tout d’abord, de notre pays. Et même s’il y a maintenant un problème ukrainien, nous devons penser très sérieusement aux régions turciques de la Russie. Je veux parler du Tatarstan, de la Bachkirie, du Caucase et ainsi de suite. Tout cela est dans la zone d’intérêt du khaganat turc, dirigé par la Turquie. Les spécialistes et les services spéciaux doivent examiner cela très attentivement », estime Nikita Bouranov, un expert de la Société historique militaire russe. La plupart des experts russes sont du même avis, ce qui peut être observé sur diverses plateformes en ligne.

Une solidarité turcique dans le conflit avec l’Arménie

Selon Viktor Nadeïne-Raïevsky, chercheur à l’Institut d’économie mondiale et des relations internationales de l’Académie des sciences de Russie, la coopération entre la Turquie et les États d’Asie centrale se déroule au niveau des agences de sécurité, des services de renseignement et des quartiers généraux. « Des officiers de toutes les républiques turcophones, y compris des membres de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), y sont formés. Il s’agit avant tout du Kazakhstan. L’idée même de créer une armée du Touran est cultivée depuis de nombreuses années. Mais jusqu’à présent, les pays de l’ex-Union soviétique n’ont pas accepté cette idée », explique l’expert.

Néanmoins, comme le montre la pratique, les pays peuvent être solidaires les uns avec les autres sur de nombreuses questions, en particulier s’il s’agit d’une question d’importance territoriale. Par exemple, le sommet de l’OET de 2021 s’est tenu après la victoire de l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh et les dirigeants des pays turcophones ont fait preuve d’unité et de solidarité avec Bakou. « Les dirigeants des pays turcophones, qui ont également évoqué la libération des territoires azerbaïdjanais de l’occupation militaire, ont exprimé leur satisfaction de voir le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan résolu », ont écrit les médias pro-turcs.

Le Tadjikistan doit-il se méfier ?

Et ce en dépit du fait que l’Arménie et les autres pays d’Asie centrale sont membres de l’OTSC. Les Etats turciques semblent s’être souciés seulement des intérêts du pays qui leur était le plus proche. Il est également connu que la Turquie a soutenu militairement l’Azerbaïdjan pendant le conflit. Pour le Tadjikistan, une question similaire se pose quant au conflit frontalier avec le Kirghizstan. En cas d’affrontement direct, l’OET soutiendrait-elle ouvertement le Kirghizstan ? Selon le politologue tadjik Parviz Moullodjonov, l’OET ne dispose pas encore des ressources financières et organisationnelles nécessaires pour exercer une influence sérieuse sur la situation régionale.

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« La Turquie elle-même peut exercer une telle influence par le biais des relations bilatérales, comme elle l’a déjà fait lors du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Dans le cas du conflit frontalier Batken-Isfara, la Turquie préférerait probablement jouer le rôle de médiateur et de modérateur entre les parties, plutôt que de prendre définitivement parti pour Bichkek, en raison de l’éloignement de la zone de conflit par rapport à la Turquie ainsi que de l’existence d’autres acteurs géopolitiques dans la région », note-t-il.

Une ambition qui dépasse les seuls pays turcophones

En outre, selon le politologue, cette nouvelle association indique l’influence croissante de la Turquie dans la région. Les ambitions géopolitiques d’Istanbul et du président Recep Tayyip Erdogan dépassent déjà l’idée d’unir uniquement les États turcophones. Ils voient dans l’OET un mécanisme permettant de promouvoir leurs intérêts également au sein de l’ensemble du monde musulman et de l’Eurasie.

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C’est pourquoi, selon le politologue, la Hongrie, qui n’est pas un État turcophone, s’est vu accorder le statut d’observateur au sein de l’OET, avec le droit d’y adhérer ultérieurement. « Pour la même raison, la Turquie prend officiellement ses distances et déclare sa neutralité à l’égard des conflits entre pays du monde musulman, même s’ils concernent les États membres de l’OET. En outre, l’Organisation reste une association plutôt amorphe par rapport à d’autres modèles d’intégration dans la région, tels que la Communauté des Etats indépendants (CEI), l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) ou l’Union économique eurasiatique (UEE) », explique Parviz Moullodjonov.

Un rôle de modérateur

Selon le politologue, il existe une clause générale sur la nécessité pour les États membres d’adhérer à une position unifiée en matière de politique étrangère, y compris en ce qui concerne un événement et un conflit particuliers, mais dans la pratique, ce point reste difficile à mettre en œuvre.

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Un autre politologue, Nouriddine Khoudoïerov, est du même avis. Selon lui, la Turquie profitera certainement de l’affaiblissement de Moscou et tentera de prendre sa place dans la région, mais il existe de nombreuses incohérences au sein même de l’Organisation qui l’empêchent de devenir la principale autorité de la région. « En ce qui concerne le conflit entre le Kirghizstan et le Tadjikistan, la Turquie fournira un soutien militaire non seulement au membre de sa communauté, mais aussi au Tadjikistan. Cependant, elle ne sera guère intéressée par un conflit entre eux. Il est beaucoup plus rentable pour le président turc de jouer le rôle de modérateur, et ce sera probablement ce qu’il fera », estime le politologue.

Ramziya Mirzobekova
Journaliste pour Asia-Plus

Traduit du russe par Delphine Millard

Edité par Judith Robert

Relu par Mathilde Garnier

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