Maxime Novitsky, spécialiste des mouvements nationalistes, les distingue du patriotisme. Il explique pourquoi la question de la nationalité revient si souvent en Asie centrale, notamment en Ouzbékistan, et pourquoi il faudrait plutôt parler de citoyenneté.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 10 juillet 2020 par le média ouzbek Hook Report.
« Le plus naturel des gouvernements est celui où se regroupe un seul peuple avec un seul caractère national », écrit Johann Gottfried von Herder, philosophe allemand. Il est le premier à utiliser le terme « nationalisme », dès la fin du XVIIIème siècle. Il suggère que l’idée d’État repose sur la nation, c’est-à-dire sur une communauté d’individus éduqués au sein d’un même champ culturel.
Pacifiste, il ne sous-entendait pas que ce peuple soit meilleur que les autres et doive avoir plus de droits. Pourtant, le terme de « nationalisme » s’est ancré en Europe.
Novastan est le seul média européen (en français, en allemand et en anglais) spécialisé sur l'Asie centrale. Entièrement associatif, il fonctionne grâce à votre participation. Nous sommes indépendants et pour le rester, nous avons besoin de vous ! Vous pouvez nous soutenir en vous abonnant, en réalisant un don défiscalisé à 66 %, ou en devenant membre actif par ici.
Il existe deux formes principales de nationalisme : l’un basé sur l’ethnicité, l’autre sur la citoyenneté. Tous les pays du monde, à quelques variations près, adhèrent soit au premier, soit au second. Ces deux variantes se distinguent fortement l’une de l’autre.
Différentes conceptions de la nationalité
Aux États-Unis, en Europe et dans la plupart des pays développés du monde, l’idéologie étatique est aujourd’hui basée sur le nationalisme de citoyenneté. Le mot « nationalité » n’a pas le même sens en russe, où il désigne un groupe ethnique, et aux États-Unis ou en Europe de l’ouest, où nationalité et citoyenneté sont équivalents.
Ainsi, dans les pays issus de l’éclatement de l’URSS, un individu peut avoir une nationalité et une citoyenneté différentes. Par exemple, un Russe ethnique vivant en Ouzbékistan peut avoir un passeport ouzbek, et donc la citoyenneté ouzbèke, mais déclarer être de nationalité russe.
Lire aussi sur Novastan : Une exposition photo à Tachkent tente de retrouver l’essence des routes de la Soie
Dans une société basée sur la citoyenneté, il n’est pas nécessaire de prouver sa nationalité ; elle n’est donc pas indiquée sur les passeports. La mention de la nationalité dans les passeports et les documents officiels ne subsiste que dans quelques pays du monde, dont certains pays de l’ex-URSS et la Chine.
Cette mention donne la possibilité aux fidèles du nationalisme ethnique de répartir les avantages et les fonctions en faveur de la nation titulaire et de discriminer les minorités. L’absence de cette case dans les passeports des pays qui ne font pas cette différence prive les nationalistes ethniques d’un terrain de discrimination.
Le nationalisme ethnique : la nation d’abord !
Le nationalisme ethnique se concentre sur le patrimoine commun : la langue, la religion, la culture, les traditions. Il met l’accent sur la différence historique entre les peuples et non sur leurs ressemblances et leurs aspirations communes.
Ce type de nationalisme se manifeste le plus clairement par exemple lorsque la patrie se protège contre un ennemi extérieur, contre les migrations de masse ou le séparatisme.
Lire aussi sur Novastan : Kazakhstan : « Notre nationalisme local est vide de sens et impitoyable »
En fait, ce type de nationalisme conduit à la xénophobie, c’est-à-dire au rejet de tout ce qui est inconnu, importé, étranger. Ses formes les plus extrêmes et dangereuses ont conduit au fascisme et au nazisme, dans l’ensemble à des idées ou des régimes condamnés par l’Organisation des nations unies (ONU) et la plupart des États modernes.
Dans la langue russe contemporaine, le terme « nationalisme » fait uniquement référence au nationalisme ethnique. Ce mot porte une connotation négative, presque synonyme du nazisme.
Le nationalisme de citoyenneté : la population dans son ensemble
La forme contemporaine du nationalisme, qui considère la nation du point de vue de la citoyenneté, apparait un peu plus tard. Le nationalisme de citoyenneté insiste sur l’égalité entre tous les citoyens du pays : il ne repose pas sur la langue ou la culture, mais plutôt sur la vie commune, sur les principes, sur les aspirations politiques et morales communes.
Du point de vue de la nation telle que définie par le nationalisme de citoyenneté, c’est un groupe d’individus ressortissants d’un même État qui cherchent à vivre côte à côte sur un même territoire.
Ce sont deux types de nationalisme, aux antipodes l’un de l’autre, mais qui poursuivent le même objectif : construire un Etat fort et une société forte. Seulement, dans le premier cas, la société est ethnique. Dans le deuxième, elle est basée sur la citoyenneté. On ne peut pas dire que l’une ou l’autre de ces formes théoriques soit valable et l’autre non.
Un peu d’histoire…
Aux XIXème et XXème siècles, les grands empires mondiaux ont commencé à perdre leurs colonies. C’est le nationalisme ethnique qui a aidé pendant ces années-là des centaines de peuples à délimiter leur territoire et à devenir indépendants. Cependant, le nationalisme ethnique d’un État déjà indépendant maintient les habitants dans une tension constante.
C’est particulièrement vrai pour les minorités nationales, qui finissent par vivre dans l’attente constante d’une attaque. Dans certains États indépendants, le nationalisme ethnique est encore officiellement autorisé et même promu, ce qui suscite de vives inquiétudes chez les organisations de défense des droits de l’Homme.
Lire aussi sur Novastan : Le nationalisme et les nationalistes kazakhs avant le Kazakhstan
Le nationalisme ethnique dans un État indépendant moderne déclenche automatiquement un processus de séparatisme des minorités. C’est exactement ce qu’il se passe actuellement en Turquie, où les Kurdes tentent depuis des années de faire sécession et de créer leur propre État-nation. Il s’avère qu’un nationalisme donne naissance à un autre nationalisme, comme un contrepoids.
Que dit la Constitution ouzbèke ?
La Constitution ouzbèke, contrairement à l’idée du nationalisme turc, n’acclame pas l’ethnicité de la nation. Au contraire, les documents fondateurs embrassent l’idée d’une société citoyenne. L’article 8 de cette dernière explique notamment que le peuple d’Ouzbékistan se compose des citoyens de la République d’Ouzbékistan, quelle que soit leur nationalité.
L’article 12 précise qu’aucune idéologie unique ne peut être érigée en idéologie d’État tandis que l’article 18 traite de l’égalité de tous. En effet, selon la Constitution ouzbèke, tous les citoyens de la République d’Ouzbékistan ont les mêmes droits et libertés et sont égaux devant la loi, sans discrimination fondée sur le sexe, la race, la nationalité, la langue, la religion, l’origine sociale, les convictions, le statut individuel et social. Tout privilège ne peut être accordé que par la loi et doit être conforme aux principes de justice sociale.
Un écart entre les textes et les faits
L’Ouzbékistan a également ratifié la Déclaration universelle des droits de l’Homme, où des articles réfutent toute supériorité d’une nation sur une autre. La société ouzbèke est-elle donc une société de citoyenneté, dépourvue de parti pris ethnique, répartissant tous les droits de manière parfaitement égale ? Sur le papier, oui. Dans les faits, pas toujours.
Tous les passeports internes portent toujours la mention obligatoire de la nationalité. De temps en temps, des propositions ont été avancées pour se débarrasser de cet archaïsme, mais elles n’ont pas encore reçu de réponse unanime.
Jusqu’ici, le statut officiel des langues minoritaires comme le russe, le tadjik et le kazakh n’a pas encore été défini par un consensus. Malgré la popularité du russe dans le pays, il n’a pas encore été érigé en langue officielle, contrairement à ce qu’il s’est passé chez les républiques voisines du Kirghizstan et du Kazakhstan.
Différentes formes de discrimination
Des conflits subsistent sur le sol ouzbek. Ce n’est pas fréquent, mais c’est important d’en avoir conscience. De plus, certains politiciens se permettent parfois de faire des déclarations qui ne sont pas conformes à l’idée de société de citoyenneté.
Lire aussi sur Novastan : La takhia et le nationalisme turkmène
Il est souvent fait mention de nationalité et assez peu de citoyenneté. Il suffit de lire le programme du deuxième parti le plus représenté à la chambre basse, le Parti démocratique de la renaissance nationale, Miliy Tiklanich. Le mot « national » et ses dérivés y apparaissent 70 fois, le mot « citoyen » et ses dérivés seulement 24 fois.
Il faut également mentionner le sexisme et les discriminations fondées sur le genre : les violations des droits des femmes. En Ouzbékistan, cela se normalise peu à peu, mais l’égalité complète des sexes dans les mentalités est encore loin.
Un défi pour l’avenir
Le territoire actuel de l’Ouzbékistan a toujours été plurinational. Beaucoup de peuples y ont vécu pendant des siècles et des siècles d’histoire. Les Saces avec les Massagètes et les Sogdiens, les Gréco-macédoniens et les Kouchans, les Hephtalites, les Turcs, les Arabes et les Mongols, les Coumans, les Perses et les Tadjiks, les Turkèmes et les Korasmiens, les Kirghiz et les Kazakhs, les Russes, les Ukrainiens, les Tatars, les Coréens, les Allemands, et beaucoup d’autres nationalités en plus des Ouzbeks actuels. Les descendants de dizaines de peuples anciens habitent le territoire de ce pays.
Envie d'Asie centrale dans votre boîte mail ? Inscrivez-vous gratuitement à notre newsletter hebdomadaire en cliquant ici.
La force de l’Ouzbékistan réside aussi dans le fait qu’il a toujours été une terre multiculturelle. Cela se retrouve aussi dans les religions : ici ont vécu des bouddhistes, des zoroastriens et des nestoriens ; aujourd’hui, des musulmans cohabitent pacifiquement avec des chrétiens, des juifs et des athées. Dans un pays comme l’Ouzbékistan, à l’époque contemporaine, le nationalisme ethnique n’est pas seulement indésirable : il est dangereux. Les temps ne sont pas à l’imposition d’un idéal culturo-ethnique.
Ce dont l’Ouzbékistan a besoin, c’est d’avancées claires sur le chemin de la société de citoyenneté : élaborer une stratégie nationale pour le développement de la société civile, un véritable patriotisme imaginé non pas sur la base de la nationalité, de la langue ou de la religion, mais sur la base des réalisations et des succès réels du pays sur la scène mondiale.
Il faut allier courage et confiance dans la réalisation des objectifs les plus importants : le développement économique, la réforme de l’éducation, de la science et de la médecine, l’intensification du commerce international et du tourisme, l’éradication de la corruption et d’autres maladies de la société.
Maxime Novitsky
Auteur pour Hook Report
Traduit du russe par Clémentine Vignaud
Edité par Paulinon Vanackère
Relu par Charlotte Bonin
Relu par Charlotte Bonin
Merci d'avoir lu cet article jusqu'au bout ! Si vous avez un peu de temps, nous aimerions avoir votre avis pour nous améliorer. Pour ce faire, vous pouvez répondre anonymement à ce questionnaire ou nous envoyer un email à redaction@novastan.org. Merci beaucoup !