Critique d’art fasciné par l’avant-garde russe, Igor Savitsky n’aura eu de cesse au cours de sa vie de collectionner des œuvres majeures de ce mouvement artistique alors menacé par le pouvoir soviétique. Le musée refuge qu’il crée à Noukous, capitale du lointain Karakalpakistan dans l’ouest de l’Ouzbékistan, est considéré aujourd’hui comme abritant l’une des plus grandes collections au monde de ce courant artistique.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 18 février 2020 par le média centrasiatique The Open Asia.
La vie rocambolesque d’Igor Savitsky (1915-1984) serait une aubaine pour n’importe quel scénariste en mal d’inspiration. Noble ayant survécu à la révolution russe de 1917, devenu électricien et artiste, Igor Savitsky décide un beau jour de quitter son appartement moscovite pour emménager dans un endroit perdu et y rassembler ce qui deviendra l’une des plus grandes collections d’avant-garde russe au monde.
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Le média centrasiatique The Open Asia revient sur son histoire et celle du célèbre musée qu’il fonda à Noukous, dans l’ouest de l’Ouzbékistan actuel.
De Moscou au Karakalpakistan
Igor Savitsky découvre l’Asie centrale alors qu’il participe à une expédition archéologique et ethnographique dans la région de Khorezm, dans l’ouest de l’Ouzbékistan. Missionné pour réaliser des croquis des forteresses et des objets de la vie quotidienne trouvés lors des fouilles, il se passionne rapidement pour l’art populaire karakalpak.
En 1957, il quitte son appartement de la rue Arbat à Moscou pour emménager à Noukous, capitale du Karakalpakistan et se consacrer pleinement aux études archéologiques et ethnographiques. Il sillonne alors inlassablement la région, à la recherche de toute œuvre et pièce témoignant du patrimoine local. Avec gentillesse et une pointe d’ironie, les Karakalpaks le surnomment “le brocanteur”.
L’artiste est par la suite invité à travailler comme coopérateur scientifique au Département des Arts appliqués de l’Institut de recherche économique et culturelle du Karakalpakistan. Il y poursuit son activité de valorisation du patrimoine local, si bien qu’il dispose rapidement d’un nombre très significatif de pièces.
L’ouverture du musée
À force de persuasion, il finit par convaincre l’administration locale qu’une ville comme Noukous se doit d’avoir un musée. En tant qu’artiste, mais aussi et surtout critique d’art, il se lance à corps perdu dans ce nouveau projet, et monte les premières expositions avec des œuvres de sa collection personnelle.
Dans une ville éloignée de tout comme Noukous, Igor Savitsky a carte blanche. En bon critique d’art, il a le goût et l’intuition pour choisir des tableaux qui, il en est convaincu, seront considérés un jour comme des œuvres majeures.
Cependant, le rythme d’acquisition est tel que le soutien financier des autorités locales ne suffit plus à satisfaire sa passion, le contraignant à emprunter. Certains artistes iront jusqu’à déposer plainte, le ministère des Finances suspendra ses subventions et Igor Savitsky, hanté par l’avenir de son musée, tombera en dépression.
L’art interdit
Pendant l’époque soviétique (1922-1991), le pouvoir érige le réalisme socialiste au rang d’art officiel. Le mouvement de l’avant-garde russe, apparue à la fin du XIXème siècle, est censuré. Sur l’ensemble du territoire de l’URSS, aucun musée important n’expose d’ œuvres de ce courant artistique. Les artistes dont les expressions artistiques ne reflètent pas les enjeux idéologiques du pouvoir communiste tombent dans l’oubli, sont parfois persécutés et risquent la prison ou la mort.
Un grand nombre d’artistes avant-gardistes fuient les grandes villes et s’installent dans des agglomérations périphériques. Igor Savitsky se lance à leur recherche, et trouve bien souvent, grâce aux proches de ces artistes, des œuvres laissées à l’abandon dans des caves ou greniers.
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Le risque d’être arrêté en possession d’œuvres interdites étant réel, certains chefs-d’œuvre ont été purement et simplement détruits. Igor Savitsky réussira à conserver un nombre important de pièces qui sans son intervention, auraient vraisemblablement été perdues, irrémédiablement endommagées, voire détruites.
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Nul doute aujourd’hui qu’Igor Savitsky était un critique d’art visionnaire. Sa collection d’œuvres de l’avant-garde russe des années 1920-1940 est considérée comme la deuxième plus importante au monde après celle du Musée russe de Saint-Pétersbourg et a apporté au musée de Noukous une renommée internationale.
Le mouvement de l’avant-garde apparaît dans toutes les sphères artistiques dans les années 1910. S’il est possible de nommer ses principaux représentants et tendances, il reste presque impossible de le caractériser, tant ce mouvement regroupe un corpus très riche et bouillonnant de styles, conceptions, théories, langues et écoles. On peut considérer l’avant-garde dans l’art pictural comme une expérience incluant concepts, couleurs et formes. En peinture, l’avant-garde russe trouve sa source dans des courants picturaux occidentaux comme l’impressionnisme, le post-impressionnisme et le symbolisme.
L’actualité de l’œuvre de Stavisky
Le musée comprend aujourd’hui plus de 90 000 pièces. Après l’effondrement de l’URSS, l’avant-garde russe est revenue sur le devant de la scène artistique internationale. Les tableaux qu’Igor Savitsky a rassemblés avec une passion obsessionnelle s’estiment en millions de dollars dans les salles d’enchères occidentales les plus prestigieuses.
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Le musée et son histoire singulière ont attiré l’attention de médias occidentaux, notamment le New York Times et Al Jazeera. Il a également été l’objet d’un film sorti en 2010 et remarqué dans les festivals internationaux, Le Désert de l’Art interdit (The Desert of Forbidden Art).
Aidana Toktarkyzy
Journaliste pour The Open Asia
Traduit du russe par Leonora Fund
Édité par Grégoire Odou
Relu par Anne Marvau
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