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Qui sont les manastchis et comment les autorités kirghizes tentent-elles de les contrôler ?

Au Kirghizstan, la lutte contre les dissidents s’intensifie : les autorités s’en prennent désormais aux akyns et aux manastchis. Dans cet article, Aïsymbat Tokoïeva explique qui sont ces derniers, l’importance de leur présence au Kirghizstan et la manière dont les autorités essaient de les contrôler.

Rédigé par :

Alexandra Béroujon 

Kirghizstan Manastchis Dissidence
Les autorités kirghizes s'en prennent désormais aux manastchis (illustration).

Au Kirghizstan, la lutte contre les dissidents s’intensifie : les autorités s’en prennent désormais aux akyns et aux manastchis. Dans cet article, Aïsymbat Tokoïeva explique qui sont ces derniers, l’importance de leur présence au Kirghizstan et la manière dont les autorités essaient de les contrôler.

Novastan reprend et traduit ici un article publié le 16 juin 2022 par la branche Asie centrale du média russe Mediazona.

Les médias et les journalistes indépendants sont les premières victimes de la lutte contre la dissidence lancée par les autorités kirghizes début 2021.

La ville de Bichkek s’attaque désormais aux conteurs et improvisateurs populaires : les akyns et les manastchis.

Conflits et accusations

À la suite d’un conflit avec le président Sadyr Japarov, le célèbre manastchi Doolot Sydykov a quitté le pays. Quant à l’akyn Bolot Nazarov, devenu célèbre pour ses traductions et ses reprises en kirghiz des enquêtes sur la corruption de la chaîne YouTube Temirov Live, il est accusé d’avoir fabriqué illicitement des médicaments sans intention de les vendre. Les audiences de l’affaire pénale ont débuté fin mai.

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L’akyn a été placé en détention le 23 janvier dernier. Le même jour, la police anti-émeute a également arrêté le journaliste Bolot Temirov, créateur de Temirov Live. La police les soupçonne tous deux de produire de la drogue. La mise en détention soudaine des deux hommes coïncide avec la publication d’une enquête sur l’entreprise familiale du chef du Comité d’État pour la sécurité nationale (GKNB), Kamtchybek Tachiev.

Le lendemain, les habitants de Bichkek se sont rassemblés devant le bâtiment du ministère de l’Intérieur pour réclamer la libération des détenus. L’akyn et le journaliste ont été libérés sous caution.

Un combat contre les militants

À sa libération, Bolot Nazarov a enregistré une vidéo accompagnée de poèmes dans laquelle il reproche au GKNB d’espionner et de mener un « combat » contre les militants et les journalistes. « Le GKNB ferait mieux de nettoyer son propre désordre plutôt que de se battre avec nous et de regarder ce que je laisse derrière moi », déclare ainsi l’akyn.

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Les akyns tels que Bolot Nazarov ont un impact considérable sur la société kirghize. Ils abordent souvent dans leurs poèmes des questions qui préoccupent la plupart de leurs concitoyens. Il existe cependant un autre type de conteur, le manastchi, qui interprète l’épopée de Manas exclusivement, sans accompagnement musical. Ces derniers mois, les manastchis sont devenus le centre d’intérêt des autorités kirghizes.

« Quitter sa terre natale n’est pas un jeu »

Le 5 mai dernier, le manastchi Doolot Sydykov a ainsi quitté le Kirghizstan. Dans une interview accordée à la BBC, il évoque la pression exercée par les autorités et un prétendu « avertissement » de Sadyr Japarov, indiquant que « quitter sa terre n’est pas drôle. »

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Doolot Sydykov, 39 ans, est originaire du district de Tong, dans la région d’Issyk Koul. Il est l’un des plus célèbres manastchis du pays. En novembre 2020, Doolot Sydykov établit un record de la plus longue récitation de l’épopée de Manas, qui a duré 14 heures et 27 minutes sur la place Ala-Too à Bichkek. Après cette représentation, le président Sadyr Japarov est venu féliciter le manastchi pour son record.

À l’origine du conflit

Cependant, à peine un an et demi plus tard, en avril dernier, un conflit a éclaté entre Sadyr Japarov et Doolot Sydykov concernant la construction du Khansaraï, le nouveau bâtiment de l’administration présidentielle, à proximité du complexe culturel et ethnographique de Manas Aïyli à Bichkek. Doolot Sydykov, alors directeur de Manas Aïyli, blâme le projet de construction voisin, déclarant que les autorités envisagent de démolir le complexe culturel.

Les versions concernant l’avenir de Manas Aïyli varient. Dans un premier temps, Sadyr Japarov promet d’agrandir le complexe en construisant un nouveau musée et une yourte de trois étages. Toutefois, après les accusations et critiques des manastchis, le service de presse présidentiel admet que cinq hectares de terrain seraient utilisés pour la construction du nouveau bâtiment administratif.

« L’encyclopédie de la vie du peuple kirghiz »

L’épopée de Manas décrit la culture des Kirghiz, en relatant la vie et la lutte de ce peuple nomade pour son indépendance et son statut d’État. Elle offre également une description de la culture kirghize. Les principaux personnages de l’épopée sont le batyr Manas et ses descendants. Cette œuvre se compose de trois parties : la première relate la vie et les exploits de Manas, la deuxième décrit la vie et les exploits de son fils Semeteï, et la troisième présente son petit-fils Seïtek.

La date exacte de la création de l’épopée de Manas reste inconnue, car elle a été transmise oralement. C’est ainsi que la tradition des manastchis a été établie. Les épisodes de l’épopée ont été enregistrés pour la première fois par les orientalistes Tchokan Valikhanov et Vassili Radlov au milieu du XIXème siècle.

Inscription sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO

En 2009, l’épopée de Manas a été inscrite sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO. « L’épopée nous donne une foule d’informations sur l’économie, la vie quotidienne, les coutumes et les rapports avec l’environnement. Elle nous donne un aperçu de la vie des anciens Kirghiz en matière de géographie, de religion, de médecine, de philosophie, d’éthique et d’esthétique. L’épopée de Manas, telle que Tchokan Valikhanov l’a définie avec précision, est une véritable encyclopédie de tous les aspects de la vie du peuple kirghiz », affirme le site web du président kirghiz.

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Il existe plus de 80 versions enregistrées de cette épopée. Les versions de Sagymbaï Orozbakov et Saïakbaï Karalaïev sont considérées comme des classiques. Sagymbaï Orozbakov a écrit la première partie de l’épopée dans les années 1920, pour une longueur d’environ 19 000 lignes. L’épopée de Manas de Saïakbaï Karalaïev a été enregistrée dans les années 1930 et 1940. Elle comprend l’ensemble de la trilogie et est considérée comme la plus volumineuse, avec plus de 500 000 lignes.

Une partie importante de la culture kirghize

Lorsqu’ils récitent une épopée, les manastchis plongent sans doute dans un état de transe, leur permettant ainsi de réciter de si gros volumes durant une longue période. Les manastchis eux-mêmes admettent qu’il est parfois difficile de sortir d’une telle transe.

Les autorités kirghizes tentent de préserver et de populariser l’épopée par le biais de divers programmes. En septembre 2021, Sadyr Japarov a décrété la création du théâtre national kirghiz Manas. Il a ouvert en mars dernier.

« On m’a montré lors d’un rêve comment conter l’épopée »

Samat Kotchorbaïev, 38 ans, est né et a grandi dans un village de la province de Talas. Il a commencé à conter Manas à l’âge de 12 ans, dans la classe d’Asankan Djoumanaliev, poète reconnu, qui lui enseignait les fragments de l’épopée durant les leçons.

« [Au début], je me répétais les morceaux. J’ai ensuite participé à des compétitions départementales, régionales et nationales. Je me suis intéressé de plus en plus à l’univers de Manas. Je crois que le principal déclencheur pour moi a été Saïakbaï Karalaïev et la façon dont il parlait de cette épopée », raconte Samat Kotchorbaïev.

« J’ai rêvé de Saïakbaï Karalaïev et d’Estebes Toursounaliev. Dans mon rêve, ils m’indiquaient comment interpréter l’épopée, en me montrant les gestes et les expressions du visage à employer. C’était un signe, on me transmettait une connaissance secrète, une vision spirituelle. Depuis lors, je savais que je voulais devenir manastchi. »

Être manastchi

Soucieux de maîtriser l’art des manastchis, Samat Kotchorbaïev écoutait constamment des enregistrements de performances de Saïakbaï Karalaïev et de son collègue Sagymbaï Orozbakov. Il a également étudié le livre La leçon de Manas, écrit par le professeur de langue et de littérature kirghizes Bektour Isakov.

Samat Kotchorbaïev vit aujourd’hui à Bichkek et travaille comme manastchi à la Société nationale philharmonique kirghize et comme enseignant à l’Université de la culture et des arts Beïchenaliev, où il est doyen du département de musique.

« Beaucoup de gens se demandent de quoi vivent les manastchis. Je tiens alors à dire qu’ils sont tous instruits. Si l’on exclut ceux qui sont restés dans les villages, tous les manastchis ont fait des études supérieures, chacun est un spécialiste de son domaine. C’est ainsi qu’ils gagnent leur vie. Par exemple, Doolot Sydykov est sorti d’un conservatoire en tant qu’interprète de contes populaires », déclare Samat Kotchorbaïev.

Préserver l’épopée et la tradition des manastchis

Au début des années 2000, la fondation publique Manas Mouras a été créée pour préserver l’épopée et la tradition des manastchis, qui comprenaient tous les conteurs célèbres de l’épopée. Depuis 2004, ils font appel aux autorités kirghizes pour obtenir une aide matérielle. « Après tout, nous ne sommes pas dans le show-business. Les manastchis ne peuvent pas subvenir à leurs besoins en se produisant uniquement dans la rue, par exemple », rapporte Samat Kotchorbaïev.

Selon lui, il n’y a pas eu de soutien systématique de la part des autorités avant l’ouverture du théâtre Manas : « Tous les manastchis qui s’y produisent sont rémunérés. Les employés du théâtre sont payés environ 200 dollars américains par mois », explique-t-il. « Cependant, cela n’affecte pas la qualité de leur travail. Les conteurs ne peuvent pas être des propagandistes. »

« La position de principe des manastchis »

« Il n’est pas seulement question de moi, tous les manastchis ne désirent pas le pouvoir ou la richesse. C’est une question de principe. Oui, nous sommes heureux d’avoir ouvert un tel théâtre, d’avoir commencé à payer des salaires, mais nous ne ferons pas l’éloge des fonctionnaires. Nous n’intervenons pas dans la politique. Mais la société, elle, veut que nous participions aussi », déclare-t-il.

Il reste confiant quant au respect de la représentation de la vérité des manastchis. « Si les autorités agissent en faveur de l’épopée, nous relatons ce qu’il en est. S’ils font quelque chose de mauvais, nous rapportons également ce qu’il en est. Quand ceux qui sont au pouvoir font le mal, nous le rapportons, même s’ils ont créé le théâtre pour nous », précise-t-il.

Les deux types de manastchis

L’écrivain Oljobaï Chakir, qui échange beaucoup avec les akyns, explique qu’il existe deux types de manastchis au Kirghizstan : les conteurs, ceux qui ont appris les versions antérieures enregistrées de l’épopée, et les improvisateurs, ceux qui composent Manas et développent ses intrigues en ajoutant leurs propres versions.

Selon Oljobaï Chakir, il y a une cinquantaine de conteurs et une vingtaine d’improvisateurs. Doolot Sydykov, par exemple, qui a quitté le pays, est l’un des rares improvisateurs. « Il déchiffre et poursuit l’histoire de Manas à sa manière », explique-t-il.

Les manastchis sous contrôle ?

L’auteur est convaincu que les autorités actuelles khirgizes cherchent à contrôler les manastchis en les transformant en marionnettes.

« Les manastchis se sont rendus à un rassemblement pour défendre Bolot Temirov. Les autorités ont alors compris la force de la communauté, y compris celle des manastchis. Presque immédiatement après le rassemblement, le secrétaire d’État, Tcholponbek Abykeïev, a convoqué les conteurs pour une rencontre », affirme Oljobaï Chakir. « Un théâtre a été ouvert et des salaires leur sont versés. Le gouvernement veut utiliser la voix des manastchis pour répandre l’autoritarisme. »

« Les autorités les empêchent de devenir des aigles royaux »

Selon lui, l’équipe de Sadyr Japarov et les forces de sécurité empruntent les méthodes de l’époque soviétique, où les artistes étaient contraints de servir de porte-parole à la propagande.

« Bolot Nazarov est présenté comme un agent pro-occidental, une [personne] corrompue. Il est considéré sur les réseaux sociaux comme s’étant vendu à l’Ouest, comme interprétant leurs chansons. Les autorités peuvent recourir à tous les moyens pour le diffamer », explique Oljobaï Chakir.

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« Si les manastchis veulent préserver leur liberté artistique, ils ne doivent pas se laisser guider par le soutien de l’État. Les improvisateurs ne pourront plus chanter, se produire pour le peuple là où les autorités le surveillent. Pour atténuer leurs paroles, [les autorités] en font des poulets en leur jetant du grain. Elles les empêchent de devenir des aigles royaux, de rester indépendants », souligne l’écrivain.

« Simple amateur de relations publiques »

Le 7 mai dernier, deux jours après le départ du manastchi Doolot Sydykov du Kirghizstan, le président Sadyr Japarov l’a qualifié dans une interview accordée à l’agence de presse Kabar de « simple amateur de relations publiques ».

« Est-il mon ennemi pour que je puisse l’intimider ? Pour dire les choses telles qu’elles sont, j’en suis désolé, mais je pensais qu’il était un manastchi et il s’est avéré n’être qu’un simple amateur de scandale, souhaitant attirer l’attention sur lui. Personne ne l’a intimidé et personne ne l’intimidera. Pas un seul cheveu ne tombera de sa tête. Je donne ma parole. Qu’il revienne rapidement et qu’il ne s’égare pas en terre étrangère. La vie à l’étranger n’est pas un jeu. Je me suis également essayé à cette vie. Soit il veut attirer l’attention du côté des manastchis, soit il était sous l’influence de personnes douteuses », suggère le chef d’État.

Il ajoute ensuite : « Je l’ai entendu conter l’épopée pendant 14 heures. Faites attention à la façon dont il lit l’épopée, écoutez-la jusqu’au bout. L’épopée n’est jamais récitée de cette manière. »

Développement culturel et spirituel

Le président Sadyr Japarov s’engage en faveur du développement culturel et spirituel des citoyens kirghiz. Il a approuvé le 29 janvier dernier un décret établissant un concept de développement spirituel et moral et d’éducation physique de l’individu. Selon ce décret, les citoyens kirghiz seront éduqués en internalisant « des normes morales et des valeurs familiales et communautaires traditionnelles ».

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Le 21 mai dernier, il a signé le décret « Sur les traditions nationales », qui exige l’élaboration et la mise en œuvre d’un programme spécial visant à préserver les traditions kirghizes. Des représentants des domaines de l’éducation, des sciences et de la culture doivent participer à l’élaboration du programme.

Ce décret est fortement critiqué par les militants qui soulignent que l’introduction de valeurs abstraites dans le domaine des droits de l’Homme pourrait conduire à une répression accrue de la société civile et des journalistes par l’État.

Aïsymbat Tokoïeva Journaliste pour Mediazona

Traduit du russe par Alexandra Béroujon

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Relu par Mathilde Garnier

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