De nombreux incidents ces derniers mois ont réveillé les hostilités frontalières entre le Kirghizstan et le Tadjikistan. Malgré des mesures d’apaisement consenties par les autorités des deux pays, la situation reste sensible, car elle résulte d’un long passé conflictuel. Explications du politologue kirghiz Alibek Moukambaïev.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 28 juillet 2019 par le média spécialisé sur l’Asie centrale Central Asia Analytic Network.
Le 22 juillet dernier, un nouveau conflit a éclaté dans la région de Batken à la frontière entre le Kirghizstan et le Tadjikistan. Le motif de la discorde, cette fois, était l’intention des résidents de planter les drapeaux de leur pays sur le site litigieux. Selon les médias, il s’agirait du deuxième conflit sanglant le plus important le plus important dans ce secteur depuis le mois de mars.
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Après la confrontation au printemps dernier, il y a eu sept affrontements impliquant les habitants des villages frontaliers de la région de Batken. Le politologue kirghiz Alibek Moukambaïev, qui traite de cette problématique depuis de nombreuses années, a apporté un éclairage sur les origines de la situation et les perspectives d’amélioration.
Central Asia Analytic Network : Pourquoi est-ce précisément dans la région de Batken au Kirghizstan que les conflits frontaliers se produisent si souvent ?
Alibek Moukambaïev : La province de Batken est devenue une région distincte en 1999 après l’invasion du Kirghizstan par le mouvement islamique d’Ouzbékistan. Ce territoire est unique à plusieurs égards. Tout d’abord, on y trouve trois enclaves : les enclaves ouzbèkes de Sokh et Chakhimardan et l’enclave tadjike de Vorukh. Ensuite, la province se caractérise par son éloignement, non seulement de Bichkek, la capitale kirghize mais aussi de la ville d’Och, seconde ville du pays. D’ailleurs, le district de Leïlek et son chef-lieu Isfana, partie intégrante de la province de Batken, faisait autrefois partie de l’Emirat de Boukhara (1785-1920). La compréhension de cette région ne peut se faire qu’au regard de son histoire mouvementée. Située à 250 kilomètres d’Och et 1 000 kilomètres de Bichkek, la région de Leïlek est assez complexe. La zone reste confuse car les frontières politiques ne sont pas précisément définies. On peut les qualifier de « mouvantes » : elles constituent un véritable jeu d’échecs.
Le conflit dans cette partie du pays est également important du fait qu’au sud du village d’Ak-Say (un village kirghiz, ndlr) se trouve notre prise d’eau déviant une partie du débit de la rivière Isfara vers le réservoir de Toktogoul, qui constitue la base de l’approvisionnement en eau de toute la région de Batken. Et ce n’est qu’un des points de mésentente. Des heurts ont également lieu dans les villages de Maksat et d’Arka, situés dans la partie méridionale du district de Leïlek, à 20 minutes de Khodjent, capitale de la province de Soughd au Tadjikistan.
De plus, la région est en proie à des problèmes de développement économique, d’approvisionnement en eau, de soins de santé et de denrées alimentaires. Le coût de certains produits (produits laitiers, charcuterie, fromages, matériaux de construction, médicaments) est supérieur relativement à celui de Bichkek en raison de bas salaires.
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Pour finir, les districts composant la province de Batken se font concurrence. La ville de Kyzyl-Kiya, située à 100 kilomètres d’Och, ne s’associe en aucune manière à la ville de Batken. Qui plus est, lors de la formation de la région, Batken s’est farouchement battue pour obtenir le droit de devenir le centre régional. Kadamjaï, quant à lui, est composé entre autres des villes de Kadamjaï et de Khaïdarkan- anciens centres industriels qui travaillaient avec l’antimoine et le mercure. En ce qui concerne le district de Batken, durant l’époque soviétique, la population avait pour habitude de se rendre au bazar tadjik des villes d’Isfara et de Chourab. La ville de Batken a été créée par la fusion des trois villages. Enfin, le district de Leïlek jalouse celui de Batken qui constitue le cœur régional. En conséquence, les relations entre les différents districts ne se sont pas développées et les habitants n’ont pas créé d’identité particulière.
Etait-ce une bonne idée d’avoir une région de Batken en tant que telle ? Qu’est-ce qui a été fait au fil des ans, en plus de l’allocation de fonds budgétaires ?
La question du financement est très intéressante car les administrations régionales et les districts ont perdu leur compétence en matière de question budgétaire directe. En 2010, lorsque le pays a adopté un budget à deux niveaux et que les communautés rurales ont commencé à recevoir un budget directement de l’administration centrale, les provinces et les districts ont été, quant à eux, chargés uniquement de travailler avec les programmes définis au préalable par l’Etat.
Avec cette carte, le média tadjik Asia-Plus illustre les conflits en cours dans la région
Il y a plusieurs années, je ne savais pas exactement comment les choses se passaient dans les départements de la Défense, ce qu’il en était de l’application des lois et de la gestion des situations d’urgence par le bureau du représentant plénipotentiaire du gouvernement dans la région de Batken, région complexe avec des « points chauds » potentiels et des missions difficiles.
Au fil des ans, la garnison de Batken a été bien équipée et nos forces de l’ordre (gardes-frontières, militaires) et des employés du ministère de l’Intérieur ont commencé à acquérir une bonne expérience dans la région. A titre d’exemple, l’actuel ministre des Affaires intérieures, Kachgar Djounouchaliev, était à la tête de la direction régionale des affaires intérieures ; Oularbek Charcheïev, actuel chef du service des frontières de l’Etat, était le chef de l’administration des frontières régionales de Batken. Les personnes siégeant au niveau gouvernemental saisissent donc bien ce qu’est la région de Batken car elles y ont vécu, servi et travaillé. En d’autres termes, les autorités cherchent à placer à des postes clés des personnes qui, par le biais de Batken, ont, autant que possible, de l’expérience et comprennent les enjeux des enclaves et des régions limitrophes de deux Etats. De plus, après 2010, une route a été construite, reliant Isfana à Och alors qu’avant il était nécessaire de passer plusieurs fois la frontière.
Il convient toutefois de noter qu’au fil des ans, l’essentiel n’a pas encore été accompli : le programme visant à améliorer la situation socio-économique n’a toujours pas été mis en œuvre dans la région.
Pourquoi, lors de la réunion entre le président kirghiz Sooronbaï Jeenbekov et le président tadjik Emomalii Rahmon, le 26 juillet dernier, les parties se sont-elles limitées à des déclarations d’intention alors que la question des frontières n’avait pas vraiment évolué ?
Aujourd’hui, il est difficile pour le gouvernement kirghiz de parvenir à un accord sur les frontières car le sujet est assez sensible. Tout d’abord, à l’automne 2020, des élections législatives auront lieu au Kirghizstan et pour l’opposition, la question peut devenir un très bon début de consolidation, ainsi que l’occasion de vives critiques et donc de gagner l’électorat. Le processus de négociation à la frontière est très facile à politiser, en accusant le gouvernement actuel de prétendument « faire des concessions et donner des terres kirghizes ». On peut en dire autant du Tadjikistan.
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Deuxièmement, selon un recensement, environ 30 000 personnes vivent dans les zones clés du conflit dans l’oblast de Batken, tandis qu’au moins 50 à 60 000 vivent du côté tadjik, mais sur un territoire plus petit. De plus, la mobilité de la population au Tadjikistan est inférieure à celle du Kirghizstan. Dans de telles conditions, toute négociation implique un compromis, signifiant une concession mutuelle. Dans la situation politique intérieure tendue qui règne actuellement dans le pays et les conditions d’une société critique, avec la présence d’opinions différentes au Parlement, il me semble que Sooronbaï Jeenbekov ne peut se permettre de faire des concessions, même minimes.
Troisièmement, dans les relations entre le Kirghizstan et le Tadjikistan, il y a un manque de connaissances de base de la part de l’élite politique. […] Nous sommes peu au courant des processus et des subtilités de la vie politique intérieure au Tadjikistan, des « sujets sensibles », sans parler des « informations classifiées ». Il est également probable que de leur point de vue, il soit extrêmement difficile de convenir avec précision des frontières. Néanmoins, on peut lire beaucoup de choses dans les médias au Kirghizstan puisqu’il s’agit d’un Etat relativement ouvert par rapport aux autres Etats centrasiatiques, ce qui n’est pas le cas du Tadjikistan.
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Quatrièmement, la contrebande est un facteur important à prendre en compte dans les relations bilatérales. Par exemple, le village d’Arka est touché par un énorme trafic de carburant et de lubrifiants automobiles. […] A cet égard, il existe de « grandes forces », notamment des représentants des communautés locales voyant un intérêt à maintenir le statu quo.
Cinquièmement, tout accord concernant le territoire représente le destin de milliers d’habitants, leur mode de vie, la préservation de leur maison et même de leur travail. Il n’est pas assuré que dans une telle hypothèse, l’Etat kirghiz soit en mesure de réparer les dommages causés à ces personnes.
Comme vous l’avez déjà noté, la situation de la province de Batken est unique, il n’y a pas de frontières claires. Est-il possible de s’inspirer d’une expérience passée pour résoudre ces problèmes ?
Des propositions ont été faites afin de créer une zone d’interaction économique commune. Il a été suggéré que si le Tadjikistan adhérait à l’Union économique eurasiatique, la question des frontières, y compris la contrebande, ne serait pas si tendue. Le cas de la frontière sud ne serait plus aussi critique pour le Kirghizstan et les forces communes renforceraient davantage la frontière avec l’Afghanistan.
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Bien sûr, les experts kirghiz craignent que si Douchanbé adhère à l’UEE, nous ne pourrions pas concurrencer les Tadjiks en Russie et nous perdrions nos avantages. Mais rappelons que les migrants kirghiz et tadjiks travaillent en principe dans différents secteurs en Russie.
Par quels moyens les protagonistes peuvent-ils s’accorder sur les frontières ? Des médiateurs sont-ils nécessaires dans ce processus ?
Des médiateurs seraient les bienvenus si les deux parties acceptaient de les écouter. Sur la base des évènements récents, j’ose supposer que nous avons déjà un pays dont l’avis compte (La Russie, qui commente régulièrement la politique intérieure des deux Etats, ndlr). Mais dans quelle mesure Emomalii Rahmon écoutera-t-il le médiateur, compte tenu en particulier de son titre de « chef de la nation » ?
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Plus largement, nos Etats voisins, en raison de leur proximité, ainsi que la présence d’autres problèmes, n’ont probablement pas la possibilité de jouer un rôle de médiateur dans ce dossier.
Traduit du russe par Manon Mazuir
Edité par Etienne Combier
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