Dans son rapport sur une vingtaine de pays, la Banque mondiale a étudié l’appropriation de l’aide étrangère par les élites par le biais du transfert de fonds vers des comptes offshore. Le Kirghizstan, bénéficiaire de bourses et d’aides attribuées par la Banque mondiale, fait partie de l’étude.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 4 mars 2020 par le média kirghiz Kloop.kg.
La Banque mondiale a publié le 18 février dernier sur son site une étude intitulée « L’appropriation de l’aide étrangère par les élites. La preuve des comptes off-shore ». Dans cette étude, il est montré comment le soutien financier attribué aux pays pauvres par la Banque mondiale est détourné.
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Les enquêteurs ont ciblé 22 pays ayant reçu l’aide de la Banque mondiale, et parmi eux, le Kirghizstan. Pour cette étude, les pays les plus dépendants des bourses et des tarifs spéciaux conférés par la Banque mondiale ont été choisis. En outre, ces pays ont une infrastructure bancaire déficiente ou bien n’en ont pas, ce qui rend les transferts d’argent plus visibles que dans des pays plus riches.
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Dans le cadre de leur travail, les enquêteurs ont étudié les données de la Banque des règlements internationaux concernant les transferts de devises et ont identifié les pays possédant des comptes offshore. Ils ont ensuite comparé ces informations avec les fonds consacrés par la Banque mondiale à l’aide aux pays pauvres.
Détournement offshore
Les enquêteurs ont remarqué que lorsque la Banque mondiale donne à un pays une aide importante (dépassant 1 % de son Produit intérieur brut [PIB]), un transfert inhabituel d’argent vers des comptes offshore survient. Les sommes placées sur ces comptes augmentent en moyenne de 3,4 %.
Une tendance similaire est observée au Kirghizstan. L’aide de la Banque mondiale représente 2,1 % du PIB. Peu après survient un transfert d’argent sur des comptes offshore à hauteur de 4,1 % du volume du compte. Cependant, les sommes détournées peuvent être encore plus importantes. « De telles estimations sont faites a minima parce qu’elles ne prennent en compte que les sommes transférées sur des comptes étrangers, mais elles n’incluent pas les dépenses en immobilier, produits de luxe, etc. », lit-on dans l’enquête.
Les enquêteurs ont remarqué que si le volume de l’aide augmente, par exemple, jusqu’à 3 % du PIB, alors le transfert d’argent hors du pays vers l’offshore double.
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Selon les conclusions des enquêteurs, les comptes offshore appartiennent principalement aux personnes qui concentrent les richesses du pays, l’élite économique. « Le mécanisme concret de la transformation de l’aide en argent détourné est complexe, mais la version la plus évidente et vraisemblable est l’appropriation des fonds distribués par des fonctionnaires et des hommes politiques », déclarent les enquêteurs.
L’enquête s’appuie également sur d’autres travaux autour de la même question. Antérieurement, certains économistes avaient prouvé dans une série de publications qu’une aide extérieure excessive favorisait la corruption et le déclin des institutions étatiques du pays. En outre, les pays les plus dépendants des dotations internationales sont également les pays les moins développés et les plus corrompus du monde. Les auteurs notent que leurs conclusions viennent étayer les résultats d’enquêtes antérieures.
Pourquoi les sommes n’ont-elles pas pu être acquises légalement ?
L’enquête répond également à la question autour de l’acquisition légale des sommes envoyées sur les comptes offshore. Selon les données de la Banque des règlements internationaux, les comptes offshore supposément renfloués par l’argent de la Banque mondiale sont localisés dans des pays « dont la juridiction garantit la protection et la confidentialité des actifs » : ce sont la Suisse, le Luxembourg, les îles Caïman et Singapour.
De plus, le renflouement des comptes ne correspond pas aux traitements dus à des entreprises réalisant des projets qu’aurait financé la Banque mondiale.
Des circonstances de publication scandaleuses
Les auteurs de l’enquête, les économistes Jorgen Andersen et Nils Johannson, avaient déjà étudié le phénomène d’un afflux d’argent vers l’offshore depuis des pays pétroliers à la suite d’une montée du prix du pétrole. Ce travail avait intéressé le collaborateur de la Banque mondiale Bob Rijkers et ils avaient décidé ensemble de déterminer si l’obtention d’une aide internationale pouvait entraîner les mêmes résultats.
Pour autant, la publication de cette enquête est entourée d’une aura de scandale. Le service russe de la BBC a noté que le rapport était prêt en novembre 2019, mais la Banque mondiale n’a décidé de le publier qu’en février dernier.
Deux journaux anglais importants, « The Economist » et le « Financial Times » ont donné un aperçu du travail encore inachevé. Ils ont lié le report de la publication au départ de l’économiste principale de la Banque mondiale Penny Goldberg, parallèlement à la prise de fonction à la tête de l’institution du partisan du président américain Donald Trump, David Malpass.
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Les deux médias avaient qualifié la situation de « rappel inquiétant que les expertises et enquêtes autonomes subissent l’influence d’un agenda politique, ce qui mine l’efficacité de ces politiques en question et plus particulièrement l’effort fait pour aider les pays pauvres. »
Après la publication de l’enquête sur son site, la Banque mondiale a estimé qu’« il subsistait des doutes quant au bien-fondé des thèses exprimées ». L’agence Bloomberg a annoncé que le nouveau directeur de la Banque mondiale, David Malpass, avait exprimé dans un mail adressé au personnel sa reconnaissance à Penny Golberg pour « son souci de soumettre à la banque des enquêtes scientifiques de grande qualité ».
L’enquête, au fond, était un pronostic et avait été adressée comme une recommandation à la Banque mondiale. En tant que tel, cela pourrait influencer la politique américaine de soutien aux pays en voie de développement.
La Banque mondiale et le Kirghizstan
Selon les données du rapport annuel de la Banque mondiale pour l’année 2019, date du début de l’association du Kirghizstan à la Banque mondiale, le montant de l’aide financière accordée s’élève à plus de 1,5 milliard de dollars (1,4 milliard d’euros). La moitié de cette somme est versée sous forme de bourses.
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À ce jour, la dette publique du Kirghizstan vis-à-vis de l’Association internationale de développement (MAP, une filiale de la Banque mondiale) pour les bourses bilatérales s’élève à plus de 657 millions de dollars (600 millions d’euros).
Le Premier ministre Mouhammetkaly Abylgaziev s’est entretenu avec le directeur régional de la Banque mondiale pour l’Asie centrale, Lilia Burunchuk, le 3 mars dernier. Cette rencontre a confirmé que la Banque mondiale donnerait bien de l’argent au Kirghizstan pour certains projets dans les sphères de l’éducation, le développement des régions et la modernisation des systèmes fiscaux et de statistique à hauteur de 145 millions de dollars (134 millions d’euros).
Kamila Baimuratova
Journaliste pour Kloop
Traduit du russe par Maximilien Loeb
Édité par Anthony Vial
Corrigé par Aline Simonneau
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