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Travail du sexe au Kazakhstan : un écart entre la loi et les réalités

Le travail du sexe est un sujet qui a toujours suscité de nombreuses controverses. Au Kazakhstan, la loi, les autorités et les travailleuses du sexe sont fortement influencées par le caractère ambigu de cette profession.

Rédigé par :

La rédaction Emma Jerome 

Kazakhstan Travail du sexe Masa Media
Au Kazakhstan, les forces de l'ordre comme les travailleurs du sexe ne savent pas toujours ce que dit la loi (illustration). Image : Masa Media.

Le travail du sexe est un sujet qui a toujours suscité de nombreuses controverses. Au Kazakhstan, la loi, les autorités et les travailleuses du sexe sont fortement influencées par le caractère ambigu de cette profession.

Selon les données du ministère de la Santé du Kazakhstan, le nombre estimé de travailleuses du sexe au premier trimestre de 2021 dans le pays était de 20 250 personnes.

Les opinions quant à cette sphère de la société diffèrent fortement. Certains considèrent que le travail du sexe est précisément un travail, qui devrait ainsi être encadré par le code du travail et normalisé. D’autres au contraire le voient comme une exploitation des femmes qu’il faudrait arrêter.

Il existe diverses prévisions juridiques. Ainsi, dans plusieurs pays, par exemple en Allemagne et en Hongrie, le travail du sexe est légalisé. Dans d’autres, il y est complètement criminalisé, comme dans les pays islamiques. Puis il y a le modèle suédois, dans lequel l’achat des services est interdit, mais leur vente légale. Qu’en est-il du Kazakhstan ?

Le travail du sexe dans le code civil

Dans le code civil kazakh, il existe l’article 450 sur la mise à disposition d’un local à des fins évidentes de prostitution ou de proxénétisme. Selon cet article, cet acte est passible d’amendes de différentes valeurs selon la nature du transgresseur. Pour les personnes physiques et morales, l’amende est de 100 fois l’indice de calcul mensuel (MRP), ou 345 000 tengués (682 euros). Pour les petites entreprises, elle s’élève à 150 MRP, ou 517 500 tengués (1023 euros). Pour les moyennes entreprises, elle est de 300 MRP, ou 1 035 000 tengués (2045 euros). Et enfin, pour les grandes entreprises, l’amende est fixée à 1 000 MRP ou 3,45 millions de tengués (6 819 euros) avec arrêt d’activité ou arrêt partiel de l’activité jusqu’à trois mois.

Dans le cas où les infractions se reproduiraient dans l’année suivant la condamnation, les sanctions d’intensifient. En pratique, les travailleuses du sexe sont souvent placées en détention en vertu de l’article 449 du code civil sur le démarchage ou harcèlement dans les lieux publics.

« Le démarchage, c’est-à-dire la prise de contact intrusive dans les lieux publics afin d’acheter, vendre, échanger ou acquérir des choses d’autres façons, commis par une personne n’étant pas une entité commerciale, également à des fins de divination, de mendicité, de provision de services à caractère sexuel ou imposant d’autres services, entraîne une mise en garde ou une amende pour les personnes physiques, à auteur de cinq MRP ou 17 250 tengués (34 euros) », mentionne le code civil. Cet article prévoit une punition distincte pour les cas de récidive, pour les étrangers et apatrides.

Le travail du sexe dans le code pénal

Dans le code pénal, il y a trois articles concernant le travail du sexe. Premièrement, l’article 134 traite de l’implication d’une personne mineure dans la pratique de la prostitution. Selon cet article, cette infraction est punie par la privation de liberté de trois à six ans avec confiscation des biens, et une interdiction à vie d’exercer certaines professions et activités. Ces mêmes actions, si elles sont accompagnées de violences ou de menaces de violence, de l’utilisation d’une position de dépendance, de chantage, de destruction ou de nuisance à la propriété, ou de tromperie, la peine monte à cinq à huit ans de prison. Par ailleurs, le code pénal prévoit des sanctions particulières pour les auteurs de ces faits s’ils sont parents ou chargés de l’éducation du mineur.

Deuxièmement, l’article 308 traite de l’implication dans la prostitution. D’après le code pénal, l’implication dans la prostitution par la violence ou par la menace de son utilisation, par l’utilisation d’une situation de dépendance, le chantage, la destruction ou la nuisance à la propriété, ou par la tromperie, est puni d’une amende allant jusqu’à 3 000 MRP ou 10 350 000 tengués (20 454 euros), ou par une peine de semi-liberté allant jusqu’à trois ans, ou par la privation de liberté pour le même terme avec confiscation des biens. Si l’infraction est commise en groupe avec préméditation, ou de façon répétée, la peine encourue est la privation de liberté pour un délai de trois à six ans avec confiscation des biens.

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Troisièmement, l’article 309 traite de l’organisation ou l’entretien de maisons closes. L’organisation ou l’entretien de maisons closes, au même titre que le proxénétisme, sont punis d’une peine d’emprisonnement allant jusqu’à cinq ans avec confiscation des biens. Ces mêmes actes, s’ils sont commis par un groupe, avec préméditation, de façon répétée, et avec l’implication d’un mineur dans l’exercice de la prostitution, sont punis d’une privation de liberté allant de trois à sept ans avec confiscation des biens. Il existe également des sanctions pour les groupes criminels ayant commis cette infraction.

Des statistiques alarmantes sur le sujet

En 2022, sur 11 mois, six procédures criminelles tenant à « l’implication de mineurs dans des actes de prostitution » ont été enregistrées par le Registre unique des enquêtes préalables au procès (ERDR). En 2021, c’était deux, en 2020, trois, en 2019, six, et en 2018, dix.

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Toujours sur la même période en 2022, l’ERDR dénombre six procédures criminelles condamnant l’implication dans la prostitution. 11 ont été dénombrées en 2021, 15 en 2020, 19 en 2019 et 48 en 2018.

La situation des travailleuses du sexe

« Actuellement, la législation persécute les travailleuses du sexe, bien que, formellement, le travail du sexe ne soit pas interdit. Ce travail n’est pas interdit, mais il n’est pas pour autant protégé. Voilà la source du problème. Quand tu dis aux forces de l’ordre que les travailleuses du sexe ne font rien de criminel, c’est une découverte pour eux. Ils pensent que le travail du sexe en tant que tel est interdit, donc ils s’occupent de ces endroits où les filles offrent des services sexuels. Les employés des forces de l’ordre pensent qu’ils empêchent la réalisation d’horribles infractions par de telles méthodes », raconte Tatiana Tchernobil, activiste et consultante indépendante dans le domaine des droits humains.

L’experte note que les forces de l’ordre se comportent souvent comme une brigade des mœurs, bien que rien dans la loi ne les oblige à poursuivre les travailleurs et travailleuses du sexe. Selon elle, la législation manque de suivi quant à la responsabilité des policiers dans leurs échanges avec les travailleuses du sexe. Les travailleuses ne se sentent pas protégées en raison de la mauvaise attitude des policiers vis-à-vis d’elles. Pour se protéger, les travailleuses du sexe donnent des pots de vin aux forces de l’ordre. Elles ont peur d’être impliquées dans des situations problématiques car les gens ne comprennent pas que leur activité n’a rien d’illégal.

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« La plupart du temps, ce sont des femmes trans qui se sont adressées à moi ; elles ont été salement, c’est le moins qu’on puisse dire, arrêtées à leur lieu de résidence, où elles offrent leurs services. Elles ont été amenées au poste de police et maltraitées. La plupart du temps, les forces de l’ordre se sont exprimées sur leur transsexualité, mais pas sur leurs services sexuels. Les policiers se sont comportés de façon discriminante envers ces personnes sur la base de leur identité de genre et sur leur activité de travailleur ou travailleuse du sexe. Les policiers ne sont pas obligés par la loi de condamner ces femmes, mais ils le font, peut-être sur la base de leurs convictions. Les cas de recours par les travailleurs et travailleuses du sexe eux-mêmes contre l’illégalité des actions de la police sont extrêmement rares. Il faut être extrêmement courageux ou courageuse pour l’oser », considère l’activiste.

Une application des lois laissant à désirer

« Au Kazakhstan, les services sexuels sont décriminalisés, nous n’avons aucun article qui restreint le travail du sexe. Cependant, il existe un autre article sur le harcèlement dans les lieux publics pour proposer des services sexuels. Par exemple, si une travailleuse du sexe se tient dans la rue et ne démarche personne, cet article ne la concerne d’aucune façon et personne ne la dérangera. Mais quand les policiers organisent un raid, à travers différents bains, hôtels et ainsi de suite (aux endroits où l’on peut se procurer des services sexuels), ils distribuent des amendes aux filles en vertu de ce même article. Même si elles se trouvent à l’intérieur, dans un espace public clos. Ce sont les clients qui viennent à elles pour recevoir un service sexuel, au même titre que les policiers viennent à elles avec des réclamations », explique Natalia Jolnerova, présidente de l’association de travailleuses et travailleurs du sexe Amelia.

Selon Natalia Jolnerova, la législation souffre d’une formulation incorrecte de ses articles et de ses actes juridiques normatifs. Par exemple, si un article condamnant le démarchage existe et que les travailleuses du sexe ne peuvent pas travailler dans la rue, alors elles devraient pouvoir travailler dans des établissements. Cependant, il existe un autre article sur la mise à disposition d’un local pour les prestations sexuelles qui rend impossible la pratique légale de ces services dans des appartements. D’après l’experte, cet article devrait être supprimé.

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« Bien sûr, les travailleuses du sexe ont également des problèmes : l’absence de documents et d’un enregistrement, d’une autorisation, et le rattachement à une clinique. À cause du fait qu’elles n’ont pas d’assurance médicale, elles n’ont pas accès à un suivi médical complet. Les travailleuses du sexe ne sont pas suivies pour la tuberculose, le cancer du col de l’utérus, elles n’ont pas accès aux mammographies, bien que ces examens soient nécessaires. L’accès aux avortements médicamenteux est également compliqué pour les travailleuses du sexe. Si tu as un certificat mais aucune adresse à laquelle tu es enregistrée, comme c’est le cas par exemple pour les filles qui viennent des villages, alors tu n’as pas accès aux cliniques. C’est précisément pourquoi elles n’ont pas d’autre choix que d’avoir recours à des pilules chinoises pour mettre fin à une grossesse », raconte Natalia Jolnerova.

Enfin, elle remarque que les travailleuses du sexe ne sont pas prêtes à faire valoir leurs droits, comme elles ne font pas confiance à la justice. C’est pourquoi elles ne s’adressent pas à la police quand elles sont victimes de violences.

La stigmatisation des travailleuses du sexe

Selon Natalia Jolnerova, les personnes consommant des substances psychoactives sont traitées de toxicomanes en langage profane. Il s’agit d’un terme stigmatisant, et la même logique s’applique au concept de prostitution.

« En effet, quand on parle de travail du sexe ou des travailleurs du sexe, ça sonne bien. Mais quant à la « prostitution », la « prostituée », ça sonne insultant, stigmatisant, et ça colle une étiquette. Une « prostituée » est considérée comme quelque chose de sale, de mauvais, et ainsi de suite. C’est pour ça que tous les termes qui sont utilisés dans notre pays, d’autant plus dans ses lois, sont mauvais et doivent être éradiqués. En fin de compte, l’État, qui devrait se battre pour les droits de ses citoyens, se retrouve à les stigmatiser et à bafouer les droits des individus ainsi que leur dignité », considère-t-elle.

Diana Matveïeva
Journaliste pour Masa Media

Traduit du russe par Mathilde Garnier

Edité par Hugues Narcisse Gnon Oulou

Relu par Emma Jerome

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