Elevé dans le sud du Kazakhstan actuel à la fin du XIXème siècle, Moustafa Chokaï a participé à l’autonomie du Turkestan, seul mouvement républicain centrasiatique en 1917. Avant d’être contraint par les Soviétiques à l’exil à Paris.
Novastan reprend et traduit ici un article publié initialement par Camonitor.kz .
Élus après la Révolution d’octobre de 1917 par les représentants du peuple lors des assemblées d’Orenbourg et de Kokand, les parlements d’Alach-Orda et de la région autonome du Turkestan russe, qui englobait alors une bonne partie de l’Asie centrale, étaient les seuls parlements véritablement légitimes en Asie centrale. De fait, dans le même temps, les autorités bolchéviques avaient été imposées par la force et ne répondaient dès lors pas aux espoirs des peuples centrasiatiques. La famine organisée au Kazakhstan qui réduit de moitié la population du pays en est la preuve la plus terrible et la plus marquante.
Ce sont les conclusions auxquelles sont parvenus les participants à la conférence scientifique qui a récemment eu lieu à Almaty intitulée : « Les moukhtariats d’Alach-Ordinsk et du Turkestan : un compte-rendu cent ans plus tard ». Des historiens kazakhs, kirghiz et ouzbeks étaient présents pour l’occasion, rapporte Camonitor.kz
Ardent défenseur du Turkestan
En partant de cette conférence, Camonitor.kz relate l’histoire du premier dissident kazakh, Moustafa Chokaï. Nombre d’historiens kazakhs estiment que ses idées intéressaient non seulement les Kazakhs mais aussi les autres peuples du Turkestan, un territoire aujourd’hui disparu qui recouvrait le sud du Kazakhstan actuel, le Turkménistan, le Tadjikistan, l’Ouzbékistan et le Kirghizstan. Il a été taxé, sans la moindre preuve, de traître à la nation, de nationaliste bourgeois et d’artisan de la légion du Turkestan, qui s’est battue aux côtés de l’Allemagne fasciste.
Moustafa Chokaï nait le 25 décembre 1890 à cinq kilomètres de la station de Soulou-Tobé, dans le sud du Kazakhstan, dans une famille kazakhe sédentaire de la région de Cyrdarin (aujourd’hui Kyzylorda).
Cette période a été marquée par le début de la colonisation active de la région par des Russes. Les relations entre ces derniers et les autochtones n’étaient pas au mieux, raconte Mambet Koïguéldiev. Et non sans raison : les dirigeants chargés de gérer les affaires liées aux nouveaux arrivants russes se rendaient coupables d’un parti-pris flagrant. Par exemple, les parents de Moustafa Chokaï ont été expulsés de leur maison à deux reprises. Le pouvoir était d’avis qu’il valait mieux transformer ces logements en écoles, sans pour autant proposer quoi que ce soit en réparation aux anciens propriétaires.
De brillantes études à Tachkent
Parfois, la récolte était confisquée, tout comme le bétail. Et puisque les kazakhs ne parlaient pas le russe, il n’existait aucun moyen de se plaindre de ces exactions. En cas d’opposition physique, tout subalterne lambda pouvait passer par les tribunaux pour faire envoyer les « insurgés » au bagne en Sibérie. Le père de Moustafa, Chokaï-bi, trouve alors sa propre façon de lutter contre ces décisions arbitraires en envoyant un de ses trois fils faire ses études à Tachkent, alors siège du gouvernement général du Turkestan russe.
Son choix se porte sur le benjamin, Moustafa. En 1902, après avoir fini l’école primaire dans son aoul natal, il fut accepté au gymnase pour garçons de Tachkent, un établissement scolaire semblable au lycée. Il finit diplômé huit ans plus tard avec maestria, étant même pressenti pour un premier prix, l’équivalent d’une médaille d’or.
« Le gouverneur général de la région du Turkestan, Alexandre Samsonov, décida, contre l’avis du directeur du gymnase, Gramenitski, d’octroyer le premier prix à un étudiant russe, Zeprometov, et le second prix à Chokaï qui, huit années durant, avait accumulé les lauriers. Cette injustice provoqua l’indignation. Zeprometov, estimant que Chokaï méritait sa médaille d’or, la refusa », décrit Moustafa Chokaï dans ses mémoires. Sur cet épisode, des détails supplémentaires sont disponibles dans un passage du livre de Maria Gorina, épouse de Moustafa Chokaï, intitulé « Je vous écris de Nojan… ».
Un homme reconnu pour ses talents de traducteur
Dès le lycée, Moustafa Chokaï s’est impliqué dans la société, affirme l’historien Mambet Koïguéldiev. On venait de tous les villages voisins pour lui demander de rédiger des demandes destinées à l’administration régionale. Le Gouverneur général, qui avait reçu de nombreuses lettres de ses administrés, se rend alors compte du talent de traducteur de Moustafa Chokaï, et lui propose un poste dans son administration une fois diplômé du gymnase. Chokaï refusa, prétextant qu’il préférait continuer ses études à la faculté de droit de l’université de Saint-Pétersbourg.
Après être entré à l’université, son autorité auprès des habitants de sa steppe natale ne fit que croître. « Nous nous sommes aperçus que le Gouverneur général prenait compte de ton point de vue. Tu parviendras bien à t’entretenir avec le tsar blanc. Tu n’auras qu’à lui transmettre notre demande », lui écrivaient-ils.
De Tachkent à Saint-Pétersbourg
A Saint-Pétersbourg, Moustafa Chokaï vit grâce à une bourse financée par les Tatars de Kazan. Mais ces aides n’étaient clairement pas suffisantes pour vivre dans la capitale de l’empire russe. En outre, son père meurt alors qu’il passait en troisième année et pour pallier ce malheur, chaque agriculteur de son village décide d’offrir, chaque année, une tête de bétail pour l’aider à obtenir son diplôme.
En 1914, au début de la Première Guerre mondiale, Moustafa Chokaï, encore étudiant, fait son entrée au secrétariat du bureau musulman de la Douma d’Etat sur recommandation d’Alikhan Boukeïkhanov, un Kazakh qui dirigera la région autonome d’Alach après la révolution soviétique. Moustafa Chokaï brillait surtout dans les tâches politiques, qu’il soit question des peuples du Caucase ou des Tatars, de la Volga ou de Crimée. Cet épisode lui permit de se forger une certaine vision du monde.
La République du Turkestan
L’année 1917 marque les premiers pas de Moustafa Chokaï sur la scène politique, un tournant dans sa vie. Il se félicite du renversement du régime tsariste et de la création du gouvernement provisoire. L’intelligentsia kazakhe caressait l’espoir de voir l’Assemblée constituante russe, mise sur pied en 1917, résoudre, si ce n’est tous les problèmes, au moins les plus importants s’étant accumulés aux frontières de l’empire.
Soutenu par d’autres représentants de l’intelligentsia de transition de la région, Moustafa Chokaï réussit à obtenir du gouvernement provisoire l’établissement d’un comité pour la gestion de la région du Turkestan, raconte Mambet Koïguéldiev. Un comité composé d’Alikhan Boukeïkhanov, de Moukhamedjan Tynychbayev, de Sardi Maksoudov, d’Orest Chkapski et d’autres démocrates.
L’Autonomie de Kokand déclarée en grande pompe
Durant l’été 1917, Moustafa Chokaï arrive au Turkestan où il prend activement part aux activités de différentes organisations publiques. En novembre de la même année, les autorités soviétiques s’installent dans la région. Pas un seul représentant des peuples autochtones de la région, qu’ils soient Kazakhs, Ouzbeks, Turkmènes ou Tadjiks ne siégeaient au sein du gouvernement soviétique du Turkestan. Offusqué par cette exclusion, l’intelligentsia régionale rassemble le 10 décembre le quatrième congrès des musulmans du Turkestan, lors duquel fut déclarée la création du « Turkestan moukhtariats », l’Autonomie du Turkestan.
Voilà comment s’en rappelle Moustafa Chokaï : « Ce qui est entré dans l’histoire comme l’Autonomie de Kokand, point de départ du mouvement de libération nationale du Turkestan, fut effectivement un événement d’une résonance particulière. En témoignent les attaques de la presse soviétique à l’époque et le vif intérêt des chercheurs européens et américains. Aujourd’hui, dix-neuf ans plus tard, on se rend encore compte de notre erreur. Mais nous reprocher une erreur faite il y a dix-neuf ans, c’est comme reprocher à un enfant qui vient d’apprendre à marcher qu’il trébuche, tombe et ne se mette pas directement à courir ».
Moustafa Chokaï considéré comme instigateur par les Soviétiques
« C’est surtout moi que les bolchéviques tenaient responsables pour cette « autonomie ». Me faire lyncher ne me dérange pas, même par certains de mes amis, véritables ou non. Les nombreuses insultes des bolchéviques étaient autant de récompenses, mes ennemis reconnaissaient donc la valeur de mon humble initiative au bénéfice de la lutte nationale. Je n’ai cure des reproches des Judas. Quant aux critiques de mes amis sincères, je le prends comme des « autocritiques » », continue le dissident dans ses mémoires.
Au parlement de la République du Turkestan, Moustafa occupe pendant deux semaines la tête du ministère des Affaires étrangères avant de remplacer Moukhamedjan Tynychbayev, le représentant démissionnaire du parlement.
Une autonomie de 62 jours
La République du Turkestan ne subsista que soixante-deux jours, précise Mambet Koïguéldiev. L’historiographie soviétique ne lui accorde qu’une importance locale, la qualifiant d’Autonomie de Kokand et taxant ses créateurs de nationalisme effréné. Mais cela ne reflète pas la réalité : le Conseil temporaire de la République se composait de cinquante-quatre personnes, dont un tiers étaient de représentants des peuples européens vivant dans la région. Moustafa Chokaï le répétait : « nous ne pouvons pas tellement nous éloigner de nos voisins. Donc, qu’on le veuille ou non, nous devons être amis avec la Russie. Une seule chose doit changer : notre Etat doit acquérir son indépendance. »
« La quasi-totalité des Russes de Tachkent était contre notre mouvement, à l’exception d’un groupe marginal richissime et quelques socialistes de gauche. Non seulement refusaient-ils notre autonomie, mais ils s’opposaient de plus à ce que les Turkestanais puissent bénéficier des mêmes droits que les Russes », décrit Moustafa Chokaï dans ses mémoires.
« Seul le Conseil des députés des travailleurs et des soldats de Ferghana, au sein duquel Vadim Tchaïkin jouait un rôle essentiel, soutenait fermement l’aspiration d’autonomie du Turkestan… Malheureusement, nous n’étions pas préparés, nous n’avions pas de force techniques vives, nous n’étions pas assez conscients de la situation et nous n’étions pas assez mûrs d’un point de vue politique. Nous nous retrouvions sans solution face à un ennemi bien équipé et très organisé fort peu disposé à laisser le pouvoir s’échapper. Tous ces facteurs ont mené à un résultat simple : l’autonomie a vivoté deux mois avant de s’effondrer », juge Moustafa Chokaï.
Premier émigré turkestanais en Europe
Le 11 février 1918, les bolchéviques déploient à Kokand des troupes de Tachkent, des pièces d’artilleries et des canons. La lutte était déséquilibrée, ceux qui survécurent s’enfuirent. Moustafa Chokaï mit le cap sur Tachkent, en passant par Ferghana, avant d’émigrer, tout d’abord en Géorgie, puis traversa le Bosphore pour arriver en Europe. Il devient le premier émigrant politique ayant lutté pour les intérêts des Turkestanais.
De fait, insiste Mambet Koïguéldiev, Moustafa Chokaï ne se présentait jamais en tant que Kazakh. Il se qualifiait de Turkestanais. Dans ses travaux, il évoquait son rêve le plus cher, un rêve d’unité pour le Turkestan. Car, il en était persuadé, seule l’unité permettrait à ces peuples aux racines communes, qui partagent la même langue, la même culture et la même religion, de préserver leurs spécificités et de ne pas être phagocytés par des peuples plus nombreux.
Moustafa Chokaï, journaliste et historien
En exil, Moustafa Chokaï joue avec brio du rôle de représentant européen des peuples du Turkestan. Pendant dix ans, de 1929 à 1939, il s’attache à publier, à Paris, un journal indépendant rédigé en langue turkestanaise (le tchaghataï), « Yach Turkestan », c’est-à-dire Le jeune Turkestan, financé par la Pologne. Dans les pages de ce journal, il procédait à une analyse brillante des réformes bolchéviques au Turkestan. Alors que l’URSS ne tolère pas la moindre critique à l’égard du Parti et que les vagues de répression se succèdent, il endosse le rôle d’opposant de facto aux pouvoir soviétique dans la région.
À Paris, en plus d’être journaliste, Moustafa Chokaï se consacre à l’histoire. Conscient du fait que l’Europe ne savait rien de l’histoire et de la culture du Turkestan, il décide de sensibiliser le contient en rédigeant des tracts portant sur les scientifiques et les penseurs du Turkestan les plus remarquables ayant vécu dans la région lors du Moyen-Âge.
La Légion du Turkestan, point noir de l’histoire
L’idéologie soviétique a accusé Moustafa Chokaï d’avoir entretenu des liens avec le régime fasciste. Ce dernier a été capturé le 22 juin 1941 à Paris par les Nazis, avant d’être emmené à Berlin trois semaines plus tard. On lui a proposé de collaborer, mais il a répondu qu’il ne s’engagerait pas sur cette voie tant qu’il n’aurait pas visité les camps où les prisonniers de guerre étaient incarcérés.
Moustafa Chokaï, alors en Pologne occupée, écrit à son épouse. « Je souffre de ne pas être en mesure d’aider ces malheureux. Ils me demandent de l’aide, fondent leurs espoirs sur moi. Conscient de ne pas pouvoir les aider, je suis obligé de leur mentir. Je ne peux plus le supporter. La mort me semblerait encore plus douce… Hier, j’ai réussi à sauver trente-cinq personnes de la fusillade. Mais pour combien de temps ? Nous sommes en novembre. Qu’adviendra-t-il d’eux en été ? Ou dans six mois ? Eux qui sont obligés de fouiller le sol à mains nues pour ne pas mourir de faim. Eux à qui on jette du pain comme à des chiens, à qui on ne donne pas d’eau… Ces gens « civilisés » sont pires que des bêtes. »
« Je contourne les camps qui s’étendent sur des dizaines de kilomètres. Mes forces me quittent. Tu n’imagines pas à quel point mon cœur souffre. Je n’ai plus envie de vivre… », continue-t-il.
Un dégoût des camps de concentration
« Arrivé à ses limites, Moustafa rédigea une protestation écrite : « Vous, les Allemands, estimez être la nation la plus civilisée d’Europe. Si vous pensez que la façon dont vous traitez les prisonniers mérite des louanges, alors je vous souhaite de subir ce qu’ils ont à subir. », rapporte sa femme, Maria Gorina-Chokaï, dans ses mémoires. « Il donna cette lettre à un officier SS. « Ne crois-tu pas que tu t’exprimes avec trop d’hardiesse ? », lui demanda-t-on. Sa réponse fut la suivante : « Si cette lettre me condamne au peloton d’exécution ou à la corde, alors qu’il en soit ainsi ». Ce séjour lui fit perdre le sommeil et le plongea dans une apathie complète. »
Dans sa dernière lettre à son épouse, Moustafa Chokaï écrit qu’une épidémie de typhus s’était déclarée dans les camps. « J’ai l’impression que mon invective à la direction a eu son effet. Il y a beaucoup de travail. Je n’y arriverai pas seul. J’ai besoin d’un assistant. Il faut que j’arrive à faire mettre le camp en quarantaine. » Ce fut un échec. Le 19 décembre 1941, il est transféré à Berlin avec quarante de fièvre. Huit jours plus tard, c’en était fini de lui.
Dès lors, conclut Mambet Koïguéldiev, Moustafa Chokaï était étranger à la création de la légion du Turkestan, annoncée durant son hospitalisation. Cette formation, composée de prisonniers turkestanais luttant au côté de l’Allemagne nazie, a été mise sur pied en 1942. Quant à Moustafa Chokaï, sa seule faute fut d’aimer sa patrie d’un amour sans limites, estime l’historien.
Traduit du russe par Thomas Rondeaux
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