Les voisins du Kazakhstan envisagent une déviation du trafic de marchandises par le Sud pour diminuer les retards. Selon Kanat Nogoïbaïev, analyste du Central Asian Bureau for Analytical Reporting, ce corridor méridional ne doit pas être perçu comme une menace par le Kazakhstan. Il doit plutôt être vu comme un signe de la nécessité de renforcer la coopération centrasiatique et de créer des projets logistiques en commun avec ses voisins.
Avec la guerre en Ukraine, les voies de transport dans la région ont acquis une importance stratégique en raison des sanctions et des importations parallèles. Le principal allié de la Russie dans ce domaine a toujours été le Kazakhstan. C’est par ce pays que transitent la plupart des marchandises au sein de l’Union économique eurasiatique (UEEA).
Depuis plusieurs années, de longues queues de camion se forment à la frontière Kirghizstan-Kazakhstan. Pourtant, aucun accord n’a été trouvé pour limiter les contrôles abusifs à la frontière. Cela se répercute sur les délais de livraison et d’approvisionnement des produits alimentaires.
Le ministre de l’Économie et du Commerce kirghiz a souligné l’importance du problème à plusieurs reprises lors de réunions au sein de l’UEEA. En 2023, Daniyar Amangueldiev a formulé l’idée de lancer un trajet routier contournant par le Sud le Kazakhstan. Depuis, des rencontres ont eu lieu entre le Kirghizstan, le Turkménistan, le Kazakhstan et la Russie. Se déroulant à Moscou et Achgabat, les différentes parties y ont convenu d’améliorer les infrastructures afin d’augmenter le transit en mer Caspienne, ce qui confirme leur intérêt pour le projet.
Un chamboulement logistique en perspective ?
Le corridor méridional permettra d’éviter les retards à la frontière depuis le Kirghizstan vers le Kazakhstan, d’après Igor Babouchkin, gouverneur de l’oblast d’Astrakhan en Fédération de Russie. L’itinéraire part du Sud du Kirghizstan, traverse l’Ouzbékistan puis passe par le port de Turkmenbachi au Turkménistan. Il contourne enfin le Kazakhstan par la mer Caspienne pour atteindre la Russie. L’impact potentiel que cela aura sur la position de plaque tournante logistique du Kazakhstan suscite l’inquiétude dans le pays.
Pour le Kirghizstan, c’est une alternative qui permet de réduire sa dépendance à l’égard du Kazakhstan. De plus, cet itinéraire raccourcit considérablement le trajet et permet d’économiser du temps et de l’argent. Pour l’Ouzbékistan et le Turkménistan, le bénéfice lié aux retombées économiques du transit est évident. Pour le Kazakhstan, c’est une question d’intérêt national. Il s’agit de maintenir sa position dominante dans la livraison de marchandises en provenance de Chine et d’Asie centrale.
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L’itinéraire médian n’est pas nouveau pour les transporteurs eux-mêmes mais ils l’utilisaient très peu du fait de problèmes d’infrastructure. Les ferries ne sont pas réguliers et l’obtention du visa turkmène pour traverser le territoire est délicate. Pour réaliser le projet, il faut non seulement trouver un accord avec le dirigeant du Turkménistan sur le tronçon terrestre dudit corridor mais également améliorer les infrastructures portuaires russes et mettre à disposition des ferries. Ces travaux auraient déjà commencé et la partie russe entame la modernisation des ports ainsi que la construction de nouveaux ferries.
Le pivot logistique kazakh
Avec 9 %, le secteur du transport représente une part conséquente du PIB national kazakh. Selon le ministère de l’Industrie et du Développement des infrastructures du Kazakhstan, 13 corridors internationaux traversent le pays. Parmi eux, le Chemin de fer transasiatique (TAR), le TRACECA et le corridor Nord-Sud relient tous l’Asie à l’Europe d’une manière ou d’une autre. La plupart des corridors se sont concrétisés après l’indépendance en 1991. Le Kazakhstan est ainsi devenu un acteur important dans la région grâce à son infrastructure ferroviaire et aux investissements entrepris.
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Parallèlement, le projet Nord-Sud qui devrait connecter les pays de l’UEEA, l’Inde, l’Asie du Sud et le Proche-Orient se développe. Le passage de marchandises via le port d’Aktaou peut élargir considérablement l’accès du Kazakhstan à de nouveaux marchés et générer des revenus grâce au transit des marchandises. Le lancement du corridor Sud entraîne un manque à gagner inévitable lié aux droits de douane pour le Kazakhstan. Indirectement, il affecte aussi les revenus des transporteurs. Cependant, la perte d’influence dans la région serait encore plus problématique.
Je fais un don à NovastanS’ajoutent à cela la construction de nouveaux corridors dans la région tels que le chemin de fer Chine-Kirghizstan-Ouzbékistan et la livraison actuelle de marchandises via une communication hybride depuis Kachgar via Irkechtam et Och au Kirghizstan. Ces itinéraires peuvent réorienter une partie des marchandises qui entrent actuellement au Kazakhstan par Khorgos.
L’opportunisme russe
Pour la Russie, le lancement de nouveaux itinéraires fait partie de sa politique régionale. Cela affaiblit ses concurrents et crée du lien avec de nouveaux acteurs. Les propos du gouverneur d’Astrakhan sont censés montrer la détermination russe, motivée notamment par la pression croissante de l’Occident. Cette pression se manifeste par des sanctions secondaires contre le Kazakhstan. Le pays a pris beaucoup de distance avec la Russie, contrairement au Kirghizstan.
Selon de nombreux experts, ce n’est pas au goût du Kremlin qui souhaite conserver ses leviers d’influence. La suspension temporaire du pipeline du Consortium de la Caspienne, où passe 80 % du pétrole kazakh, est ainsi une forme de représailles de la part de la Russie. Le retard des marchandises à la frontière entre Kirghizstan et Kazakhstan, à l’origine de pertes, n’est clairement pas dans les intérêts du Kremlin. L’initiative du projet de contournement doit donc être compris comme un signal envoyé à l’Akorda (la résidence officielle du président de la République du Kazakhstan, ndlr).
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Pour la Russie, cette route se développe en parallèle du projet de corridor Nord-Sud en collaboration avec l’Iran et l’Inde. La capacité de transit d’Astrakhan devrait par conséquent augmenter indépendamment du projet de corridor de contournement. Les investissements sont assurés non seulement du côté russe mais également grâce à l’aide d’investisseurs privés d’Iran. Bien que la Russie ne veuille pas renoncer à des itinéraires alternatifs, Moscou ne veut pas que le projet de corridor méridional perturbe sa coopération avec le Kazakhstan.
La Russie cherche à renforcer ses liens avec l’Ouzbékistan et le Kirghizstan. En présentant un projet solide et en offrant des liens économiques supplémentaires, la Russie pourrait rivaliser avec les acteurs occidentaux qui concentrent leur attention sur la région depuis le commencement de la guerre en Ukraine. La Russie ne veut pas avoir un concurrent comme le Kazakhstan dans la région. Elle s’efforce donc de créer de nouveaux axes routiers afin de générer un levier d’influence.
La Chine cherche à diversifier
La Chine considère l’existence d’autres corridors à travers l’Asie centrale comme autant d’options supplémentaires pour garantir ses débouchés en Europe. Le ministre de l’Économie et du Commerce du Kazakhstan a déclaré que le corridor méridional pourrait s’inscrire dans l’initiative des Nouvelles routes de la Soie. Pendant longtemps, la Chine a effectué l’essentiel de ses transports via le Kazakhstan et la Russie. Cependant, depuis le début de la guerre et l’introduction des sanctions, le transit ferroviaire entre la Chine et l’Union européenne (UE) a diminué de 34 % en 2022.
A cet égard, la Chine a commencé à développer de nouvelles options. Elle a confirmé le début des négociations à Samarcande pour la construction d’une nouvelle voie ferroviaire à travers le Kirghizstan et le Kazakhstan. Les nouveaux itinéraires réduisent considérablement le temps de trajet des marchandises et les coûts de leur acheminement jusqu’en Europe. Par exemple, le corridor transcaspien a réduit de trois fois le temps de transit des marchandises de la Chine vers l’Europe. Passant de 53 jours à une fourchette de 19 à 23 jours, il était prévu d’atteindre 14 à 18 jours à la fin de l’année 2023.
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Le dernier sommet entre les dirigeants Chine-Asie centrale à Xi’an souligne le rôle dominant de Pékin dans la région. D’une manière ou d’une autre, le développement et la modernisation des ports de la mer Caspienne servent les intérêts de la Chine. Malgré les déclarations des dirigeants, l’augmentation inopinée du PIB des pays de la région tout comme celle des chiffres des échanges commerciaux avec la Russie démontrent que le transit de biens, pourtant sanctionnés, se poursuit. Si le Kazakhstan craint les sanctions secondaires, il pourrait consentir à limiter les importations parallèles. Les pays voisins sont, quant à eux, plus motivés par les potentielles retombées du transit, d’autant plus qu’ils ne sont pas actuellement dans le collimateur de l’UE.
Le Kazakhstan, nouveau partenaire pour l’UE
La visite du président allemand Frank-Walter Steinmeier dans la région ainsi que le sommet “Union européenne-Asie centrale” témoignent du fort intérêt des pays de l’Occident vis-à-vis de la région. Les pays de l’UE veulent manifestement renforcer leur relation avec les pays centrasiatiques. Dépendant des livraisons de la Chine, l’existence d’alternatives au “corridor Nord” leur permet de garder le flux des marchandises chinoises ininterrompu.
Réduire l’influence de la Russie dans la région est dans l’intérêt de l’UE mais du fait de liens économiques faibles, les autorités européennes ont peu à offrir aux pays d’Asie centrale. Le ministère de l’Industrie et du Développement des infrastructures du Kazakhstan a récemment déclaré que les transports en transit de marchandises chinoises à travers le Kazakhstan ont été multipliés par 2,6 et ont augmenté de 1,1 million de tonnes.
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A titre d’exemple, un an après le début de la guerre, les échanges commerciaux entre le Kazakhstan et l’Union européenne ont augmenté de 70,6 %, atteignant près de 6 milliards de dollars. Dans ce contexte, l’Occident peut tirer profit des dissensions dans la région et accroître la coopération avec le Kazakhstan. La visite du président allemand Frank-Walter Steinmeier près de Mangistaou l’a confirmé.
Une occasion pour accroître la coopération en Asie centrale
Malgré l’apparente résolution de ses voisins, le Kazakhstan peut encore réduire le manque à gagner. Pour cela, il doit mettre fin aux retards à la frontière entre le Kazakhstan et le Kirghizstan. D’après les transporteurs de marchandises, le coût de transport sur l’itinéraire Sud reste élevé à cause du transit par le Turkménistan. De plus, les marchandises en provenance d’Ouzbékistan et du Kirghizstan à destination de Sibérie doivent passer par le Kazakhstan. Le corridor Sud n’est donc pas une menace dans l’immédiat.
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Le deuxième élément à l’avantage du Kazakhstan réside dans la vitesse de modernisation des ports de la mer Caspienne. Les ports kazakhs d’Aktaou et de Kouryk peuvent être plus rapidement modernisés que le port russe d’Olia. De la même façon, les principaux transferts de la Chine à l’Europe peuvent encore rapporter de gros profits. La coopération avec le monde occidental accorde une légitimité au Kazakhstan comme partenaire en Asie centrale.
Le Kazakhstan devrait mettre l’accent sur la consolidation des relations entre les pays d’Asie centrale autour de nouveaux projets communs sur la mer Caspienne. Puisqu’un flux important de livraison venant de Chine passe par le Kazakhstan, le pays a la latitude nécessaire pour se concerter avec ses voisins afin de réduire l’influence russe. Le Kazakhstan ne doit pas percevoir le corridor Sud comme une menace. C’est plutôt un signe de la nécessité de renforcer la coopération centrasiatique.
Kanat Nogoïbaïev
Journaliste pour CABAR.asia
Traduit du russe par Auxanne Bellemère
Édité par Arnaud Behr
Relu par Léna Marin
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