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Dans les rangs de l’armée kazakhe, une violence inouïe : « Mes reins se sont déplacés à cause des coups »

A l'armée, la violence atteint parfois des sommets entre militaires et leurs supérieurs. Des dizaines de jeunes hommes se sont suicidés ces dernières années, ou ont été victimes de coups et blessures lors de leur service. Alors que les témoignages de victimes sont rares, Novastan traduit le récit poignant d'une d'entre elles.

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La rédaction 

Photo issue de l'exercice Steppe Eagle 17 lors de la cérémonie d'ouverture le 22 juillet 2017 au centre d'entraînement d'Illisky, au Kazakhstan. (illustration). Crédits : Wikicommons
Photo issue de l'exercice Steppe Eagle 17 lors de la cérémonie d'ouverture le 22 juillet 2017 au centre d'entraînement d'Illisky, au Kazakhstan. (illustration). Crédits : Wikicommons

A l’armée, la violence atteint parfois des sommets entre militaires et leurs supérieurs. Des dizaines de jeunes hommes se sont suicidés ces dernières années, ou ont été victimes de coups et blessures lors de leur service. Alors que les témoignages de victimes sont rares, Novastan traduit le récit poignant d’une d’entre elles.

Entre 2020 et 2023, 270 personnes sont mortes dans l’armée kazakhe. 40 militaires se sont suicidés au cours des quatre dernières années. En 2024, la violence dans le monde militaire a fait l’objet d’une importante médiatisation au Kazakhstan, et plusieurs cas emblématiques témoignent de ce phénomène.

Le média kazakh The village a pu s’entretenir avec un conscrit de l’armée du Kazakhstan. Il a raconté comment ses supérieurs battaient les soldats, comment la police militaire a essayé sans succès de résoudre ces cas de violence et les traumatismes des victimes. Un précédent témoignage est disponible ici traitant de bizutage et des traumatismes perdurant après la fin de l’engagement. Novastan reprend et traduit ici un article publié le 30 octobre 2024 par The Village.

Comment tout a commencé

J’ai servi dans le Sud. Le bureau d’enregistrement et d’enrôlement militaire a estimé que je n’étais pas vraiment motivé à servir. Les sergents ont alors menacé de m’envoyer à l’OTAR, (une base militaire dans le Sud du Kazakhstan, ndlr). On raconte dans l’armée beaucoup d’histoires sur la cruauté avec laquelle les soldats y sont traités. Les gars du bureau d’enregistrement ont dit qu’il n’y avait pas de caméras vidéo, des conditions déplorables et qu’il valait mieux ne pas y aller. Je suis parti dans une autre unité. Les soldats et moi avons été poussés dans les trains, et sommes partis. Une fois arrivé à l’unité, celle-ci était déserte.

Nous étions 45 soldats. Le premier mois était un mois d’incorporation au cours duquel on nous apprenait les rudiments de la vie militaire, à nous habiller correctement. Pendant cette période, deux gars ont quitté l’armée. Je ne sais pas ce qui n’allait pas avec eux, mais ils ont été réformés. Avant le serment, nous étions bien traités. Pas d’insultes, une bonne qualité de nourriture, des bérets neufs, la possibilité de fumer. Peu de restrictions, en somme. Après le serment, tout a changé.

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Attentes et réalité

L’expérience après le serment a été désastreuse. Le commandant, les sergents et les officiers nous rabaissaient constamment. La nourriture a commencé à être terrible : pas de céréales et pour le déjeuner, seulement un petit morceau de beurre et de saucisse. Ils ont beaucoup coupé dans le budget nourriture et fournitures. Ils étaient censés fournir du savon, des rasoirs, mais soit ils ne donnaient rien, soit c’étaient des produits très bon marché.

La police militaire, qui a mené une inspection, a demandé si tout allait bien pour nous, et nous avons anonymement fait des commentaires sur des feuilles de papier. Bien sûr, sous la menace des sergents, nous ne nous sommes pas plaints. Mais un jour, nous avons décidé d’écrire que la cuisine était mauvaise. Tout le monde a alors été convoqué dans une pièce avec le psychologue du bataillon, une femme – vous êtes bien sûr plus enclin à faire confiance à une femme. Elle a dit : « Les gars, écrivez honnêtement, n’écoutez pas les sergents. » Mais elle savait que nous avions été sommés de ne rien écrire, et elle a fermé les yeux.

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Après nos lettres, l’inspection a commencé à réprimander la cuisine et le commandant de la brigade. Le commandant a ensuite sermonné les officiers, leur reprochant les brimades infligées aux simples soldats. Les officiers ont fait la chasse à ceux d’entre nous qui se plaignaient. Pendant deux semaines, nous avons eu de la nourriture normale, puis la qualité s’est à nouveau dégradée. Du pain moisi, de la bouillie liquide, de ridicules portions de saucisses… Nous avons compris que nous devions supporter en silence.

« Nous nous sommes accoutumés à la violence »

Une fois toutes les deux semaines, la police militaire vérifiait l’état de santé, surveillant la présence d’ecchymoses sur les corps. Si la police militaire découvrait que quelqu’un était battu, les supérieurs étaient alors convoqués.

Lorsque j’ai vu le sergent frapper un soldat pour la première fois, j’ai été surpris. Il a levé son chapeau et l’a frappé à la tête. Nous étions aussi constamment couverts de boue. Ils nous répétaient à quel point nous étions insignifiants et nous frappaient de façon à ce qu’il n’y ait pas d’ecchymoses et que le visage ne gonfle pas. Ils enveloppent votre main avec une serviette, la posent sur votre tête et frappent. C’est ainsi que le coup est ressenti sur tout le visage. La joue est déchirée à l’intérieur et il n’y a aucune trace à l’extérieur. La bouche saigne durant deux semaines.

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Toute la compagnie était souvent punie pour la faute de l’un d’entre nous. Si cela se produisait, nous étions évidemment en colère contre cet homme et il devenait un bouc émissaire. Je ne suis pas un saint, j’ai aussi participé à ce genre de mise en scène, parce que c’était désagréable de prendre pour les autres.

« Le commandant m’a abîmé les reins, mon oreille gauche n’entend plus »

Un jour, nous étions sur le terrain d’entraînement. Le commandant du peloton donne l’ordre « compagnie, rassemblement ». Tout le monde court et se met en rang. Si quelqu’un court lentement, le commandant lui ordonne de se disperser, puis de se préparer à nouveau. Un cycle s’instaure de la sorte : « compagnie, rassemblement », « compagnie, dispersion ». Si le commandant n’aime pas quelque chose, il peut donner d’autres ordres : « se lever », « se battre »… Et vous vous asseyez, vous tombez, vous vous levez, vous vous asseyez, vous tombez, vous vous préparez à nouveau. C’est ainsi qu’il « nous ramène à nos esprits ».

À un moment donné, j’ai commencé à suffoquer et à exécuter les ordres un peu plus lentement que les autres. J’étais debout avec un visage mécontent  parce que je n’aimais pas être traité comme du bétail. Le commandant s’en est rendu compte et m’a demandé : « Qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? » J’ai répondu : « Rien, tout va bien. » Il a ordonné de « se battre » (s’allonger sur le sol comme si l’on tenait une mitrailleuse). À cause de l’essoufflement, je l’ai fait lentement. Il a donné de nouveaux ordres, encore et encore. Je n’en pouvais plus et me suis dit “A quoi bon?”. Je me suis levé, le commandant est revenu vers moi et m’a demandé : « Pourquoi es-tu si mécontent ? ». Je n’ai rien dit.

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Les soldats étaient choqués. Le commandant m’a alors ordonné personnellement de me mettre à plat ventre. Je me suis allongé, puis ai ressenti une vive douleur au rein droit. Toute ma vie a défilé devant mes yeux. J’ai reçu un nouveau coup de l’autre côté. J’ai levé la tête pour me lever, et il m’a alors frappé à la tête, encore et encore, m’empêchant de me relever. J’avais la haine et voulait le frapper. Les autres soldats voyaient ma tête immobilisée au sol, au milieu des pierres.  Le commandant ne s’arrêtait pas, il continuait de frapper et de donner des coups dans les reins. À un moment donné, il m’a donné un coup à l’oreille gauche avec son béret. Elle a commencé à saigner, le tympan a éclaté. Le commandant s’est arrêté là et m’a dit de déguerpir.

Deux semaines plus tard, je marchais toujours avec un mal de dos. Mes reins se sont déplacés à cause des coups. Des cernes sont apparus sous mes yeux. Je ressemblait à un panda. Je n’ai pas vraiment été soigné à l’infirmerie. Et puis la police militaire est arrivée, l’employé a vu mes cernes. À sa demande de ce qui s’était passé, j’ai répondu que tout allait bien. J’ai été emmené dans la pièce voisine par deux personnes de la police militaire, ils ont commencé à m’interroger, mais je n’ai rien dit. Ils essayaient vraiment de comprendre ce qui s’était passé.

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Le lendemain, l’officier qui m’a battu m’a interpellé: « Allez-vous me dénoncer? Essayez, je ne vous laisserai pas faire ». J’avais peur de le dénoncer, parce qu’aux yeux des soldats et des sergents, je ne voulais pas passer pour une balance. Ce statut a poursuivi des gars durant tout leur service. Ils devenaient des parias.

J’ai été emmené à l’hôpital de la ville le jour suivant, et ai été examiné. La police militaire était sûre que j’avais été battu. Ils voulaient clôturer l’affaire pour prouver à tout le monde que j’étais battu. J’ai tout nié en bloc.

J’ai eu une échographie, ai été examiné par un traumatologue. Les gars de la police militaire lui disaient : « Écrivez qu’il a été battu, c’est évident. » J’ai regardé le médecin et je lui ai fait comprendre par mon regard que je ne voulais pas que la police militaire sache. Et il voyait, bien sûr, que mes reins étaient déplacés. Il m’a regardé, a hoché la tête et dit à la police militaire qu’il ne pouvait pas confirmer les coups. Les policiers militaires étaient vraiment déçus et agacés. Nous sommes retournés à l’unité ensemble. L’un d’un a dit : « P*****, vous auriez pu faire quelque chose d’utile en parlant! » Une fois arrivé, je suis allé à l’infirmerie pendant une semaine avant de reprendre le service, comme si de rien n’était.

« Je veux frapper, c’est mon désir »

Dans l’armée, vous, soldat, obéissez à tout le monde, y compris les sergents et officiers d’autres pelotons. Ils peuvent vous commander et ont également le droit de vous humilier ou de vous frapper. Mais généralement, nous étions battus par les commandants de notre compagnie.

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Il y avait un sergent dans la troisième compagnie. Il était imposant, tout le monde avait peur de lui. Un soldat s’est même suicidé dans sa compagnie. Le sergent battait ses soldats. Parfois, il passait dans notre compagnie après avoir battu ses soldats, et vous aviez peur qu’il s’occupe de vous. Je me tenais au premier rang. Il se trouve que je suis grand de taille, et j’ai accidentellement croisé son regard. Il s’est levé et a dit : « Oh, j’aime comme tu es grand. Grand et beau. Je me demande si tu peux supporter mon coup ? » À ce moment-là, mon estomac s’est noué. Il s’est approché et m’a donné un puissant coup. Il a répété le geste, juste pour le plaisir. Je suis debout à recevoir ces gifles lorsque notre commandant arrive et lance : « Est-ce que tu bats mon soldat ? Je suis le seul à pouvoir battre mes soldats. » Et il s’est aussi mis à me battre. Je me disais que j’étais complètement foutu.

Blessures à vie

Avec tous ces coups, mon oreille gauche n’entend plus. Quand c’est très calme dans la pièce, ou quand je me bouche l’oreille, il y a un bourdonnement à l’intérieur. Je demande à mes interlocuteurs de se tenir à ma droite, sinon je n’entends pas. Parfois, ça saigne. Et j’ai des problèmes rénaux, bien sûr. Après le service, je les ai traités pendant un an. Ça m’a coûté très cher. Ça va mieux maintenant, et je fais contrôler la situation tous les six mois.

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Nous n’avons pas vraiment discuté de ce qui se passait dans la compagnie avec les autres soldats. Nous étions traités comme du bétail, et ma seule pensée était : « J’aimerais que cela se termine bientôt ». Bien sûr, à certains moments pendant le service, j’ai voulu faire des esclandres, provoquer une émeute, en parler. Mais dans ces moments-là, vous vous rappelez que vous n’avez pas votre mot à dire, vous êtes un soldat.

Alexandra Akanaïeva,
Journaliste pour la rédaction de « The Village« 

Traduit du russe par Alexis Salé

Relu par Elise Medina

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