Steppe sauvage et oasis civilisée, noble Iran contre Touran barbare, agriculteurs paisibles menacés par des nomades belliqueux. En Asie centrale comme dans beaucoup d’autres régions ayant accueilli travailleurs de la terre et éleveurs, une idée reçue assez commune est celle d’une confrontation ancestrale entre ces deux groupes aux modes de vie différents. Cette confrontation est d’ailleurs largement exploitée par les discours nationalistes contemporains émis dans la région. Néanmoins, les découvertes de Lynne M. Rouse, archéologue pour l’Institut archéologique allemand à Berlin, jettent une nouvelle lumière sur les relations entre agriculteurs et nomades du complexe bactro-margien.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 22 juillet 2020 par le média russe spécialisé sur l’Asie centrale, Fergana News.
L’histoire de l’Asie centrale se raconte souvent comme un affrontement ancestral entre la steppe et l’oasis (les villes), l’Iran et le Touran, les agriculteurs paisibles et les nomades guerriers. La conquête mongole et l’histoire qui a suivi ont transformé cette idée de confrontation en un refrain presque éternel. Pourtant, la chercheuse de l’Institut archéologique allemand à Berlin, Lynne M. Rouse, en est venue à une conclusion bien différente après avoir analysé les données archéologiques de la civilisation de l’Oxus. Pour la chercheuse, cette ancienne civilisation citadine de la fin du IIIème-milieu du IIème millénaire avant J.-C. et ayant vécu entre les fleuves Amou-Daria et Syr-Daria, n’a pas été menacée par ces nomades dits sauvages, mais bien au contraire, n’en a été qu’enrichie par leur existence.
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À travers ses découvertes, Lynne M. Rouse lance un défi à l’habituelle et influente théorie de l’opposition entre la civilisation et la barbarie, les champs et les steppes, le cultivateur et l’éleveur, que l’on retrouve non seulement en Asie centrale, mais aussi dans d’autres cultures de l’Ouest et de l’Est. Pour la chercheuse, ce n’est pas la guerre mais bien la coexistence de différentes façons de vivre sous la forme d’un « partenariat silencieux » qui a influencé l’économie locale et même la politique de cette région jusqu’à nos jours. Lynne M. Rouse a présenté ses recherches dans un article publié le 16 juin dernier, « Silent partners: archaeological insights on mobility, interaction and civilization in Central Asia’s past », dans le volume 39 du journal scientifique Central Asian Survey.
Le biais de l’histoire en faveur des civilisations agricoles
Le terme et l’idée même de civilisation sont chargés, jusqu’à nos jours, de lourds bagages idéologiques, que ce soit en archéologie, en histoire, en philosophie ou dans bien d’autres sciences. Dans la tradition archéologique occidentale, on considère par exemple l’agriculture, les villes, une production artisanale développée et une architecture monumentale comme signes indispensables de civilisation. De même, dans l’archéologie soviétique, il existait également une division précise : là où il y avait des tépé, des collines formées par les couches d’habitations, et des traces d’irrigation vivaient les cultivateurs, alors que les kurgan, des sépultures, étaient synonymes d’éleveurs. Les uns et les autres ne se liaient pas entre eux.
La ligne implacable de l’histoire, caractéristique du marxisme soviétique, n’a également laissé aucun doute sur ce que devait être la route magistrale de la civilisation : le passage de la société communautaire primitive à l’économie esclavagiste avec l’agriculture, pour ensuite aboutir au socialisme. Quant au féodalisme nomade, il constituait, selon cette théorie, une branche de développement distincte et sans issue.
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Pourtant, ces derniers temps, les scientifiques ont commencé à voir la civilisation non pas comme un ensemble de réalisations, mais comme un réseau de relations et de contacts. Les recherches des ethnographes contemporains ont aussi montré comment des individus et des communautés entières pouvaient passer facilement de l’élevage à l’agriculture et inversement.
De plus, selon ce nouveau courant de pensée, la façon dont l’économie est menée dans l’histoire ne peut pas être considérée comme seul indicateur de la culture des peuples. Pour cette raison, il est recommandé de ne pas analyser les peuples antiques selon des schémas simples, en s’appuyant seulement sur leurs habitudes alimentaires, leurs sépultures ou sur des traces d’activités économiques. En effet, Lynne M. Rouse est certaine que ce sont précisément les contacts interculturels qui ont défini les contours de la civilisation de l’Oxus et prolongé son existence pendant la crise sévère de la fin de l’âge du bronze (2700 à 900 avant J.-C.).
Découverte des peuples du complexe archéologique bactro-margien
Mais quelle est donc cette civilisation de l’Oxus ? En 1992, peu après la chute de l’URSS, l’Unesco a présenté à la communauté internationale une histoire de l’Asie centrale en six tomes, intitulée « History of civilizations of Central Asia ». Cette histoire, qui s’appuie sur le travail d’archéologues soviétiques, confirme l’existence d’un centre de civilisation indépendant dans la région, ayant existé au même moment que la civilisation de la vallée de l’Indus, au sud, et que l’empire de l’ancienne Babylone, entre les fleuves du Tigre et de l’Euphrate.
Viktor Sarianidi, archéologue soviétique, a été le premier, en 1976, à émettre la thèse de l’existence d’une telle civilisation. Sa matérialisation la plus connue est celle du complexe archéologique bactro-margien (BMAC, environ 2500-1400 avant J.-C.). Le territoire de ce complexe couvrait les plaines alluviales et les collines du sud du Turkménistan actuel, le nord de l’Iran et de l’Afghanistan, ainsi que le sud de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan. Cette civilisation se distingue par la cohésion de son style architectural : des constructions rectangulaires en pierre ou en briques d’argile. Son peuple se nourrissait surtout de céréales, agrémentées de viande de chèvre, de bœuf et de porc.
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Pendant l’épanouissement de la civilisation de l’Oxus, les artisans réalisaient des ornements étudiés et des œuvres d’art en pierres précieuses, en ivoire, en or et en argent, matériaux provenant manifestement de territoires voisins de l’Eurasie. Au-delà des contacts avec les civilisations dites égales de l’Ur, de l’Elam et de la vallée de l’Indus, la civilisation de l’Oxus interagissait activement avec les individus de la culture d’Andronovo, une culture dite des steppes, qui a existé en Eurasie centrale à l’âge du bronze. Mais comment fonctionnaient précisément ces interactions, qu’elles soient des migrations, du commerce ou de la guerre ? Pour l’instant, nous n’en savons que très peu de choses, notamment parce que nous ignorons ce qu’était la civilisation de l’Oxus à l’apogée de son développement : un proto-État ? Un khanat ? Une alliance de villes ? L’apanage des prêtres ? Un partage de pouvoirs entre rois ?
Lynne M. Rouse écrit que l’étendue géographique même du BMAC suggère une circulation dynamique de marchandises, de personnes et de symboles entre les régions. En effet, les traces de l’économie nomade ne se contentent pas simplement d’exister dans la région, elles deviennent de plus en plus fréquentes dans la période tardive de la civilisation de l’Oxus. Et ceci aussi bien dans les vallées fluviales que dans les régions plus élevées. L’échange d’articles de luxe avec des civilisations dites égales au sud et à l’ouest a probablement renforcé le prestige et changé le fond culturo-idéologique de cette civilisation. En ce qui concerne son modèle économique, les échanges de métaux et de pierres semi-précieuses en provenance des steppes se sont effectivement révélés importants pour l’époque.
Les individus de la culture d’Andronovo, plus particulièrement, étaient renommés pour leur savoir-faire dans l’extraction et la fonderie de bronze et d’étain. Le commerce avec ce groupe a probablement joué un rôle dans le renforcement de la civilisation du BMAC. La chercheuse Lynne M. Rouse écrit aussi qu’avec le temps, l’importance des contacts avec le nord a simplement augmenté.
Des contacts sans prise de contrôle
Au contraire d’une prise de contrôle ou d’une conquête par l’un ou l’autre groupe, les données archéologiques du BMAC démontrent la coexistence de traditions des steppes et du mode de vie sédentaire pendant plusieurs siècles. Par exemple, les fouilles de petites habitations d’agriculteurs ont fait émerger des couteaux, des poignards et des serpes courbées, caractéristiques de la culture d’Andronovo. À Djarkoutan, dans les ruines d’un centre-ville de la civilisation de l’Oxus, les archéologues ont découvert un harnais équin de bronze, provenant incontestablement des steppes. Dans la sépulture de Zardcha Khalifa, dans la haute vallée du Zeravchan, a été trouvée une épingle couronnée d’une silhouette de cheval, et non pas d’un oiseau, d’un serpent ou d’un chameau, animaux caractéristiques de la civilisation de l’Oxus.
Dans les ruines de la ville d’Odjakly, dans les steppes de Mourghab au Turkménistan actuel, au milieu des restes d’un four cassé, a même été découverte de la céramique fabriquée de façon grossière, autre caractéristique de la culture nomade. Le voisinage de deux sites, Odjakly (environ huit kilomètres à l’est de Gonur-dépé) et Chopantam (au sud d’Odjakly) est également très intéressant. À Chopantam, les archéologues ont trouvé les décombres d’une maison, d’une grange, d’un petit canal d’irrigation ainsi que d’un pot pour la conservation des graines, contenant un mélange de céréales, telles que du blé, de l’orge et du millet. Au contraire, non loin d’Odjakly, aucun instrument agricole n’a été découvert : les habitants se nourrissaient en tout et pour tout de viande de mouton et de chèvre.
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L’analyse ADN de squelettes retrouvés dans les ruines de Gonur-dépé et appartenant à un petit groupe d’individus composé d’hommes, de femmes et d’enfants, a même permis de découvrir des traces de gènes dits des steppes au sein de ce groupe. Sur ce même site, la découverte de pratiques d’ensevelissement dans des chambres rectangulaires avec des murs de terre cuite démontre, d’après les archéologues, un usage de traditions funéraires venues des steppes.
De même, dans la période tardive du développement de la civilisation de l’Oxus, la diversité des pratiques funéraires a encore augmenté, particulièrement à l’est de la région. Par exemple, c’est à cette époque qu’apparaissent les pratiques de crémation et d’installation de cénotaphes, ces estrades décoratives destinées à l’exposition de statuettes anthropomorphiques. Similaires à la pratique d’exposition de céramiques dans les tombes par la culture d’Andronovo, ces coutumes d’ensevelissement révèlent l’influence manifeste des steppes sur le mode de vie sédentaire.
Dans l’ensemble, au début du deuxième millénaire avant J.-C., à mesure que les contacts avec la steppe ont augmenté, la civilisation de l’Oxus aurait absorbé de nouvelles influences, se serait adaptée aux peuples du nord, à leurs marchandises, ainsi qu’à leurs symboles. Par conséquent, il serait erroné de dire qu’il existait un modèle d’interaction unique et simple entre nomades et habitants sédentaires : le seul modèle de conquête, assimilation, puis dannitchestvo, une forme de servage spécifique sans équivalent dans la culture occidentale. Selon Lynne M. Rouse, un schéma complexe de coexistence fonctionnait en effet entre les deux groupes, admettant une multitude de formes.
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Malgré le manque de données, il est effectivement clair que les liens entre la civilisation de l’Oxus et la steppe n’étaient pas limités à des emprunts culturels ponctuels : il faut plutôt parler de siècles d’hybridation. Dans le territoire plus étudié de Khwarezm – dans l’actuel Ouzbékistan – à l’âge du fer (700 avant J.-C.- 400 après J.-C.), les archéologues ont même analysé des scénarios semblables : les communautés d’agriculteurs et d’éleveurs vivaient côte à côte, mais ne se mélangeaient pas. Néanmoins, leurs élites pouvaient s’unir à l’aide d’un système idéologique hybride, dont nous pouvons juger par des restes d’art monumental retrouvés dans la région.
En comparaison, le sud-est du Kazakhstan du premier millénaire avant J.-C. propose un autre modèle : les agriculteurs des basses-terres nourrissaient et entretenaient l’élite nomade. Pourtant, dans la civilisation de l’Oxus, il n’y a pour l’instant pas de témoignages précis sur l’existence de grandes structures politiques unifiant élites des villes et élites nomades. Les liens seraient apparus spontanément, à travers des individus distincts ou des communautés qui auraient emprunté quelques biens matériels, par exemple des céréales, des produits laitiers, ou des savoir-faire, comme pour la confection de céramiques à Odjakly-Depe. Selon les sources archéologiques, que ce soit l’oasis ou la steppe, aucun des peuples n’avait assez de pouvoir pour imposer ses règles à l’autre. Par conséquent, les traces de violence comme les vols, incursions ou guerres sont également absentes dans l’archéologie de la région.
Au début du deuxième millénaire avant J.-C., la diversité régionale de la civilisation de l’Oxus devient plus claire, et l’influence de la steppe se révèle plus évidente dans les chroniques archéologiques. D’un point de vue politique, les scientifiques suspectent un affaiblissement du pouvoir des élites urbaines, mais nullement la destruction de cette civilisation du fait d’incursions en provenance des steppes. Dans les vallées et dans les premières hauteurs des montagnes, les habitants occupaient les mêmes habitations. Celles-ci n’ont pas été brûlées et les biens venant des steppes étaient aussi conservés. En outre, les mêmes outils étaient utilisés pour l’irrigation. On peut donc en déduire que, le pouvoir des élites supérieures urbaines s’affaiblissant, l’influence de la steppe est devenue plus forte.
Loin de porter préjudice à la civilisation de l’Oxus, ces changements l’ont rendue plus sophistiquée et plus solide. Lynne M. Rouse est d’ailleurs certaine que cette expérience primitive et encore préhistorique de multiculturalisme et de cohabitation en Asie centrale a implanté les fondements d’une culture complètement différente, où il n’y a ni distinction dédaigneuse entre « barbares » et “civilisés » ni dénigrement de la « civilisation nomade”, réactions pourtant caractéristiques des idéologies nationalistes contemporaines de la région.
Artiom Kosmarskii
Journaliste pour Fergana News
Traduit du russe par Pauline-Clémence Baranov
Édité par Anne-Charlotte Marcombe
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