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Pourquoi l’Union européenne coopère-t-elle avec Douchanbé en renvoyant des opposants tadjiks ?

Les pays de l’Union européenne poursuivent l’expulsion de citoyens tadjiks vers leur pays d’origine, y compris des opposants politiques et des dissidents ayant fui les répressions. Malgré leurs demandes d’asile, certains sont renvoyés vers ce régime autoritaire, soulevant des questions sur le respect des engagements en matière de protection des réfugiés. Comment expliquer cette tendance ?

Rédigé par :

La rédaction 

Traduit par : Judith Robert

Radio Ozodi

Schengen panneau
L'Europe continue de coopérer avec Douchanbé en expulsant des opposants au régime (illustration). Photo : Syced / Wikimedia Commons.

Les pays de l’Union européenne poursuivent l’expulsion de citoyens tadjiks vers leur pays d’origine, y compris des opposants politiques et des dissidents ayant fui les répressions. Malgré leurs demandes d’asile, certains sont renvoyés vers ce régime autoritaire, soulevant des questions sur le respect des engagements en matière de protection des réfugiés. Comment expliquer cette tendance ?

Les expulsions de citoyens tadjiks depuis l’Union européenne (UE) continuent d’attirer l’attention, notamment celles visant des opposants politiques et des dissidents. Le 27 décembre dernier, Farkhod Negmatov, activiste ayant critiqué les autorités tadjikes sur les réseaux sociaux, a été expulsé de Suède vers le Tadjikistan, malgré les avertissements concernant les risques de torture et de répression. Selon les informations de Radio Ozodi, la branche tadjike du média américain Radio Free Europe, Douchanbé a fondé sa demande d’extradition sur le fait que l’homme était suspecté d’appartenir à une organisation terroriste.

Ses trois filles mineures ont été expulsées avec lui. Farkhod Negmatov a été arrêté dès son arrivée et ses enfants ont été confiés à sa famille. La femme de l’activiste a échappé à l’expulsion, se trouvant à ce moment-là dans un autre pays européen.

Comme l’ont expliqué des sources anonymes issues de l’opposition tadjike à l’étranger, des défenseurs des droits de l’Homme ont essayé d’expliquer aux autorités suédoises la situation des opposants tadjiks après l’arrestation de Farkhod Negmatov. Ils ont notamment insisté sur le fait qu’ils étaient menacés de torture et de prison dans leur pays d’origine. Toutefois, ces arguments n’ont pas été pris en compte.

Des expulsions depuis l’Union européenne

Ce cas s’inscrit dans une série d’expulsions similaires, marquées par des refus d’asile politique et des violations des droits humains. En novembre dernier, Dilmourod Ergachev, membre du Groupe 24, une mouvance d’opposition, a également été renvoyé au Tadjikistan par l’Allemagne, malgré une tentative de suicide avant son expulsion.

Les sources de Radio Ozodi ont affirmé que, lorsque l’homme a été remis aux services spéciaux tadjiks, un sac lui a été mis sur la tête et il a été battu devant des policiers allemands. Dilmourod Ergachev vivait en Allemagne depuis 2011. Ses demandes répétées d’asile politique ont été refusées.

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L’activiste d’opposition Farroukh Ikromov a été expulsé par les autorités polonaises en avril 2024. Lors d’un procès à huis clos, il a été condamné à 23 ans de prison. Farroukh Ikromov, âgé de 36 ans, vivait en Pologne avec sa femme et ses deux enfants.

Selon les informations disponibles, il avait participé aux manifestations de l’opposition tadjike en septembre 2023 à Berlin, lorsque le président du Tadjikistan s’y était rendu. Des œufs avaient alors été jetés sur le cortège du président Emomali Rahmon. Selon Abdousattor Boboïev, chef du Comité citoyen pour la rescousse des prisonniers politiques au Tadjikistan, Varsovie avait refusé à Farroukh Ikromov le statut de réfugié.

Les personnes expulsées condamnées à des années de prison au Tadjikistan

Lors d’une conférence de presse en février 2024, le procureur général du Tadjikistan a affirmé qu’en 2023, à la demande de Douchanbé, plus de 200 citoyens du pays accusés de crimes avaient été extradés depuis l’étranger. Il n’est pas précisé combien d’entre eux sont des opposants ou des activistes de la société civile.

En 2022, plus de 100 personnes ont été extradées depuis la Russie et d’autres pays à la demande du Tadjikistan, dont 18 étaient suspectées d’appartenir à des organisations liées au terrorisme et à l’extrémisme. Ces accusations sont souvent portées contre des représentants de l’opposition tadjike.

Un exemple parmi d’autres est l’expulsion d’Allemagne en 2023, de Bilol Kourbonaliev, membre du Groupe 24, qui avait également pris part aux manifestations contre la visite du président du Tadjikistan en Allemagne cette même année. À la même période et dans le même pays, il s’est trouvé aussi le cas d’Abdoullo Chamsiddine, accusé de « tentative de prise de pouvoir ». Il est le fils de l’opposant tadjik Chamsiddine Saïdov, qui vit aussi à l’étranger. Bilol Kourbonaliev et Abdoullo Chamsiddine ont été respectivement condamnés à dix et sept ans de prison lors de procès à huis clos.

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En 2020, les autorités autrichiennes ont expulsé, à la demande de Douchanbé, un critique du régime tadjik, Khizboullo Chovalizoda. Trois mois plus tard, il a été condamné à 20 ans de prison pour « trahison d’État » et « participation à des organisations interdites ». En 2019, Moustafo Khaïotov, activiste du Groupe 24, a été expulsé de Pologne.

Des expulsions à travers le monde

L’Union européenne n’est pas la seule à collaborer avec Douchanbé sur la question des expulsions d’opposants et d’activistes tadjiks. En 2023, la Biélorussie a extradé Nizomiddine Nasriddinov, également membre du Groupe 24. Il a été condamné à huit ans et demi de prison pour extrémisme.

Cette même année, la Russie a remis aux autorités tadjikes Asliddine Charipov, le frère de Chavkat Moukhammad, directeur du portail d’information d’opposition Païom TV. Douchanbé l’a accusé de collaboration avec le Groupe 24 et le Parti de la renaissance islamique du Tadjikistan (PRIT), également interdit au Tadjikistan. Il a par la suite été condamné à 12 ans de prison.

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Les personnes renvoyées subissent des méthodes d’expulsion illégales. Ainsi, le chef du Groupe 24, Soukhrob Zafar, et son soutien, Nasimdjon Charifov, ont été enlevés en 2024 en Turquie, en collaboration avec les services spéciaux turcs. Au Tadjikistan, ils ont été condamnés respectivement à 30 et 20 ans de prison.

De rares victoires pour les militants

Cependant, il y a eu des cas où les défenseurs des droits de l’Homme ont pu obtenir la libération des activistes.

En 2019, Charofiddine Gadoïev, alors chef du Groupe 24 et résident en Europe, a été illégalement détenu à Moscou, puis envoyé de force à Douchanbé, où il s’est, probablement sous la contrainte, dénoncé en vidéo. Mais grâce à la pression internationale, Charofiddine Gadoïev a été libéré et renvoyé de Douchanbé vers Francfort, en Allemagne.

En 2024, la pression de défenseurs des droits de l’Homme a permis la libération en Lituanie d’un membre du Groupe 24, Soulaïmon Davlatov, arrêté plus tôt à la demande de Douchanbé et emprisonné pendant deux mois.

Un flirt entre l’Occident et les pays d’Asie centrale ?

L’organisation internationale de défense des droits de l’Homme Freedom House a publié un rapport en 2024 sur les pays qui poursuivent leurs opposants à l’étranger. Selon les données de l’organisation, le Tadjikistan figure parmi le top cinq des États les plus répressifs en termes de nombre de persécutions transnationales, après la Chine, la Turquie, la Russie et l’Égypte.

Une source issue des structures d’application de la loi au Tadjikistan a partagé avec Radio Ozodi son avis sur la question, expliquant pourquoi, à son sens, les pays d’Europe collaborent régulièrement avec le Tadjikistan sur les questions d’expulsions, alors que le pays est considéré comme un État autoritaire et qu’il subit des critiques internationales pour ses violations des droits de l’Homme.

« Le procureur général a effectué quelques voyages en Europe et y a rencontré ses collègues, traitant les questions d’extradition de ceux se trouvant dans la liste des personnes recherchées. Deuxièmement, le fait que des Tadjiks se sont retrouvés mêlés à des actes terroristes de grande importance, notamment aux attaques de Krokus, Kerman et Kaboul (respectivement en Russie, Iran et Afghanistan, ndlr), commis lors des trois premiers mois de l’année dernière et ayant fait un grand nombre de victimes, a aussi joué un rôle significatif », explique la source.

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Il fait également remarquer que la réaction de la Turquie et des Émirats Arabes Unis à ces événements a pesé. Ces pays ont introduit un régime de visa avec le Tadjikistan et ont durci les exigences de séjour pour ses citoyens sur leur territoire.

Des décisions influencées par l’actualité

« En Europe, on n’accueille pas nos réfugiés à bras ouverts. Nombre d’entre eux ont simplement profité de la situation et essayé de se glisser avec ceux qui ont obtenu l’asile politique. Parmi les 3 000 réfugiés tadjiks se trouvant en Occident, entre 100 et 150 sont des membres de l’opposition, pas plus. Les autres, sous couvert d’être des opposants, ont participé à des manifestations occasionnellement puis sont revenus à leurs affaires. Les services spéciaux de ces Etats voient tout cela, et lorsqu’un interrogatoire est nécessaire pour l’un de nos ressortissants, on l’arrête et le remet aux autorités du Tadjikistan », raconte la source.

Alicher Ilkhamov, directeur du centre analytique Central Asia Due Diligence, basé à Londres, estime également que la fréquence des décisions d’expulsions est liée aux derniers cas de participation de ressortissants centrasiatiques à des actes terroristes. « Bien qu’ils soient des cas isolés, ils influent tout de même sur les décisions des pays européens », remarque-t-il.

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Cependant, l’expert suppose que cette tendance peut s’appuyer sur la montée globale des sentiments anti-migratoires, qui ne se manifestent pas seulement en Russie, mais aussi dans les pays occidentaux.

« Si en Russie cela se traduit par la pression directe sur les migrants du côté de la police, par des tentatives de recrutement pour la guerre en Ukraine, en Occident ces tendances sont alimentées par les partis d’extrême-droite. Pour rester au pouvoir, les partis relativement plus libéraux doivent y réagir, ce qui mène par exemple à plus d’expulsions. Les instances judiciaires agissent visiblement sous l’influence du pouvoir exécutif », pense l’expert.

Un changement de dynamique

Alicher Ilkhamov se penche également sur la situation politique, affirmant que l’Occident « flirte » avec les pays d’Asie centrale sur fond de guerre en Ukraine et de tensions géopolitiques croissantes.

« Les pays d’Occident essaient de ne pas permettre que les pays de notre région ne tombent dans une trop grande dépendance vis-à-vis de la Russie et de la Chine, et c’est ainsi qu’ils cèdent du terrain sur les droits de l’Homme, se reposant trop sur les décisions des organes judiciaires de ces pays », explique Alicher Ilkhamov.

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Temour Oumarov, professeur au Centre Carnegie de Berlin pour l’étude de la Russie et de l’Eurasie, remarque également un changement de dynamique dans les relations entre l’Asie centrale et l’Europe ces dernières années.

« [Les pays occidentaux] sont intéressés par la diffusion des valeurs démocratiques et libérales, mais collaborent tout de même avec les régimes en place en essayant de ne pas faire pression sur eux, de ne les obliger à rien, d’éviter la confrontation, mais d’investir dans la société civile, dans l’éducation et dans d’autres domaines humanitaires. Si l’on compare avec les années 1990, les relations entre les pays occidentaux et les Etats centrasiatiques se sont changées pour devenir une union », pense l’expert.

La menace terroriste prime sur le reste

Temour Oumarov affirme que, de plus, les régimes d’Asie centrale savent utiliser le thème de la menace terroriste, qui est très sensible pour les pays d’Europe.

« Puisque l’UE prend au sérieux tout danger terroriste, toute information officielle sur tel ou tel demandeur d’asile relative à une potentielle activité terroriste est prise pour base, et on ne se repose sur aucune source alternative. C’est dû à un manque d’information et de compréhension de la situation au Tadjikistan, et ainsi la dimension antiterroriste passe en priorité », considère Temour Oumarov.

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« Parmi les activistes, certains s’occupent de cette question, mais il n’y a aucune systémisation. Et ceux qui prennent les décisions d’expulsion ne sont pas au courant de la situation, ils ne comprennent pas qui se tient devant eux : un réfugié politique ou une personne qui profite du système de politique migratoire pour essayer d’obtenir le statut de réfugié et s’installer dans un pays européen », explique Temour Oumarov.

Des militants en exil depuis 2014

De nombreux Tadjiks de l’opposition, en désaccord avec la politique du régime d’Emomali Rahmon et les limites à la liberté d’expression et de religion, ont dû émigrer en Europe dès les années 2014-2015, lorsque la Cour suprême du Tadjikistan a reconnu le Groupe 24 comme organisation terroriste, puis a fait de même avec le Parti de la renaissance islamique. Leur activité a été interdite.

Le projet d’investigation The Insider et l’hebdomadaire polonais Polityka, ayant étudié les cas d’expulsion de citoyens du Tadjikistan, sont arrivés à la conclusion que « [le président du Tadjikistan] Emomali Rahmon utilise la peur des pays [d’Europe] face à l’Etat islamique pour poursuivre les migrants et leurs familles entières, […] et les autorités européennes ne comprennent pas vraiment le contenu de ces affaires, rendant souvent à [Emomali] Rahmon des citoyens contre lesquels ont été formulées des accusations falsifiées. »

Les autorités tadjikes n’ont pas commenté publiquement les accusations selon lesquelles elles utilisent les accords d’extradition avec les pays d’Europe pour poursuivre les opposants du régime.

La rédaction de Radio Ozodi

Traduit du russe par Judith Robert

Édité par Nine Apperry

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