LA VIE AU FIL DU FLEUVE – Depuis 2015, le fleuve Oural s’est asséché au point de rendre toute navigation impossible. Les métiers de technicien naval et de batelier sont en voie de disparition : leur lieu de travail est en déclin. Des journalistes de Vlast.kz ont rencontré ceux dont la vie change à cause de cette situation.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 25 janvier 2021 par le média kazakh Vlast.kz.
Cet article fait partie de la série “Little People, Big River”, un projet journalistique soutenu par le média allemand n-ost, le centre kazakh MediaNet International Centre for Journalism et le ministère allemand de la coopération économique.
Le bras mort Tchapaïev, sur le fleuve Oural, ressemble à un plateau de tournage d’un film post-apocalyptique : des navires et des barges restent figés sur une rive en pente douce. Certains d’entre eux sont recouverts de rouille et leur aspect laisse deviner qu’ils ne seront plus jamais remis à l’eau.
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Il y a là un bon nombre de mécanismes vétustes et de cales recouvertes d’herbe, par-ci par-là. Elles servaient autrefois à mettre des bateaux à l’eau. Dans un immense atelier, quelques hommes travaillent sur de vieilles machines dans un style steampunk.
La navigation rendue de plus en plus difficile
« Avant, il y a 10 ou 15 ans, le bras mort était entièrement immergé. Des navires imposants pouvaient y entrer et y être réparés. Tout le lit du bras mort était occupé par des bateaux et des barges », raconte Vladimir Samsonov, directeur du chantier naval de la ville d’Oural, au Kazakhstan.
« Mais ces dernières années, le niveau d’eau ne cesse de baisser. Et ces 5 dernières années, seuls des remorqueurs ayant un tirant d’eau de 70 à 80 centimètres au maximum peuvent y accoster. La baisse du niveau de l’Oural réduit considérablement la surface d’eau dans le bras mort. Il est devenu impossible d’y faire rentrer le même nombre de bateaux qu’avant », continue-t-il.
Un chantier naval ancré dans l’histoire de la région
Le chantier naval de la ville d’Oural est une des plus anciennes entreprises de la région. Il a été fondé au début des années 1930 dans le bras mort de Tchapaïev. C’est ici qu’étaient construits et réparés les bateaux qui naviguaient à l’époque sur l’Oural entre Orenbourg, en Russie, et la mer Caspienne.
Le bras mort est situé dans le quartier du combinat regroupant des boucheries, à la périphérie de la ville. Au début des années 1940, le chantier a temporairement accueilli des usines de construction mécanique évacuées depuis Moscou et Leningrad.
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Plus tard, après la Seconde Guerre mondiale, ces usines évacuées sont devenues les usines Oméga et Zénith. Mais peu d’habitants de la ville savent que durant la guerre, les machines évacuées fonctionnaient dans les ateliers du chantier naval d’Oural.
Des bateliers entre Orenbourg et la mer Caspienne
Le passé du chantier naval a été immortalisé par des photos. Elles sont accrochées aux murs du bâtiment administratif du chantier. Vladimir Samsonov les a montrées aux journalistes. Chacune d’entre elles a sa propre histoire.
L’une représente une vingtaine d’hommes. La photo est en noir et blanc, elle a vieilli et les habits que portent ceux qui y figurent font comprendre que le cliché a été tiré longtemps avant la Seconde Guerre mondiale.
« Tout a commencé avec ces hommes-là. Au milieu des années 1920, ils ont remonté l’Oural en barque depuis la mer Caspienne jusqu’à Orenbourg », raconte Vladimir Samsonov.
« Ils ont créé une carte de navigation du fleuve et ont baptisé toutes les falaises : la falaise Blanche à Aksouat, la falaise Saourkine dans le quartier de l’école rouge, la falaise Vertiatchy. Ce sont des noms qu’ils ont inscrits sur leurs cartes et qui sont encore en usage aujourd’hui », continue le directeur du chantier.
Des photos qui témoignent des changements du fleuve
Les anciennes photos montrent des pages de l’histoire de l’entreprise qui paraissent aujourd’hui incroyables. Sur l’une d’entre elles, un bateau à roue tracte trois barges remplies de bois. Selon Vladimir Samsonov, de tels bateaux étaient encore utilisés sur l’Oural jusqu’au milieu des années 1970.
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« J’ai pu personnellement travailler sur un bateau comme celui-ci. Il n’a bien sûr plus rien à voir avec les remorqueurs d’aujourd’hui. Celui -ci était lent mais puissant. Il tirait 3 barges. Et à la fin des années 1970 sont apparus des remorqueurs qui poussaient des barges devant eux avec l’aide d’une barre de remorquage. Tous ces bateaux faisaient leur révision dans notre chantier », raconte le directeur.
Il montre encore aux journalistes une photo sur laquelle une barge de mer est mise à l’eau. Il est clair sur la photo qu’elle est plus grande qu’une barge de rivière. Aujourd’hui, une telle embarcation peut difficilement rentrer dans le bras mort. Il ne serait pratiquement pas possible de la mener le long du fleuve depuis la mer Caspienne jusqu’à la ville d’Oural.
L’âge d’or du chantier naval
Le chantier naval d’Oural était le centre de réparation navale pour toute la partie basse de l’Oural, de la mer Caspienne jusqu’à Orenbourg.
« L’essentiel de notre travail était en hiver. À la fin de la saison de navigation, à peu près en novembre, on nous amenait des navires pour la révision », se souvient Vladimir Samsonov.
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« Nous les faisions monter à terre le long de cette cale et nous les faisions repartir sur des chariots spécialement conçus vers différentes zones du chantier, où nous les remettions en état avant la nouvelle saison de navigation, dès le mois d’avril », raconte-t-il.
Un assèchement facilement mesurable
Les cales pour faire monter et descendre les navires existent encore aujourd’hui. Sur la rive, il y a encore une dizaine de moteurs électriques puissants, les uns à côté des autres, accrochés aux chariots élévateurs avec des câbles. Les chariots sont sur les rails qui descendent vers l’eau suivant la rive en pente.
En parlant de l’asséchement de l’Oural, l’interlocuteur des journalistes les fait descendre vers l’eau le long de la cale. Tout au bord du fleuve, il montre un pilier en fer avec des marques.
« C’est moi qui ai demandé à un moment donné d’installer ce pilier pour mesurer le niveau de l’eau. Vous voyez, là, il est entièrement à sec. Et au printemps, si l’eau monte jusqu’à cette marque, cela veut dire qu’on peut faire descendre les bateaux sur l’eau », dit-il en montrant une des marques du pilier.
Des vestiges de temps plus glorieux
Là où les cales s’arrêtent, il y a des rails qui se croisent à angle droit, comme s’ils quadrillaient le chantier. Selon Vladimir Samsonov, autrefois, les rails servaient à transporter des bateaux levés à terre.
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Avec l’aide de crics et de grues, les bateaux et les remorqueurs étaient soulevés, les chariots étaient remis sur les bons rails, et les bateaux pouvaient circuler entre les différentes zones du chantier pour être réparés.
Aujourd’hui, sur le parvis du chantier, il reste deux remorqueurs de rivière et un navire maritime. Ce dernier se distingue des autres par son hélice.
La restauration d’un navire
« Nous avons trouvé ce navire sur le Chalkar. Il y était abandonné et était en train de se rouiller. Nous l’avons amené sur le chantier pour le réparer. La cabine et la plupart des sections situées au-dessus du pont étaient bien conservées car fabriquées en tôle d’aluminium. La coque, c’était du travail », raconte Vladimir Samsonov.
Pour réparer le navire, il a fallu quasiment le reconstruire de zéro. En deux ans, les spécialistes du chantier ont pu entièrement restaurer la coque et remplacer le bloc d’alimentation. Le chantier espère pouvoir vendre ce navire et ainsi gagner de l’argent.
Mais l’avenir du navire est bien incertain. Si le niveau de l’Oural continue de descendre, il sera impossible de mettre le navire à l’eau et de le faire partir par ses propres moyens. Le bateau n’est pas plat et, contrairement aux remorqueurs de rivière, il a un grand tirant d’eau.
« Il existe aujourd’hui quelques dizaines de radiers répartis tout au long de l’Oural. Avec un tel tirant d’eau, le bateau peut s’échouer et abîmer son hélice. On espère trouver un acheteur avant le printemps pour pouvoir descendre le navire à la mer Caspienne », explique Vladimir Samsonov.
Impossible d’approfondir le lit du fleuve
Les journalistes suggèrent d’approfondir le fond du fleuve et demandent si cette idée pourrait être une solution.
« Je ne pense pas. Vous avez déjà essayé de creuser un ruisseau pour drainer l’eau de la neige fondue ? Si vous approfondissez le ruisseau à un endroit précis, le courant d’eau va s’accélérer juste au-dessus, car la quantité d’eau reste la même. Avec l’Oural, c’est pareil : nous pouvons creuser le fond davantage, mais la quantité d’eau ne change pas », répond le directeur du chantier.
« C’est juste qu’il s’écoulera plus rapidement dans la mer. Par conséquence, en aval, le niveau d’eau va chuter considérablement. Le courant sera plus fort, l’eau soulèvera et emportera plus de sable. Ce sable sera réparti sur tout le chenal, il y aura de nouveaux radiers », continue-t-il.
« Ainsi, l’approfondissement du lit est une entreprise à risque qui pourrait nous priver du fleuve. Il faut chercher une solution au niveau des nombreux barrages situés en Russie, en amont. Si l’Oural ne reçoit pas davantage d’eau, les travaux d’approfondissement du lit n’auront aucun effet », conclut Vladimir Samsonov.
Une reconversion obligée
Ces dernières années, le chantier naval d’Oural traverse des temps difficiles. À cause de la chute du niveau des eaux du fleuve, l’Oural n’est presque plus navigable. Le chantier exécute des commandes pour le compte des entreprises locales qui exploitent des dragues et qui extraient le sable de la rivière.
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Aujourd’hui, le chantier naval fabrique des stations de pompage flottantes utilisées par les entreprises qui gèrent des réservoirs d’eau et des citernes dans la région. Ce n’est plus la même activité qu’auparavant, mais cela permet tout de même de gagner de l’argent et de faire vivre l’entreprise.
Les capitaines quittent leurs bateaux
Un autre métier en voie de disparition dans la ville d’Oural est celui de batelier. Il y a 20 ans, l’effectif de la compagnie navale comptait plus de 100 bateliers. Aujourd’hui, ils sont à peine 10 pour toute la région du Kazakhstan-Occidental.
L’un d’entre eux, Piotr Alexandrovitch Gontcharov, conduit un bateau-remorqueur qui transporte des propriétaires de datchas 4 fois par semaine, entre Oural et la baie d’Outchoug. Il fait la même route depuis 10 ans.
« La route est assez courte mais a ses particularités : le lit du fleuve est sinueux, très ensablé. Il faut toujours être aux aguets », raconte Piotr Gontcharov.
La disparition d’un métier
Le batelier peut compter sur l’aide de son collègue Pavel. Piotr Gontcharov a 71 ans, Pavel 58. Le premier dit du second qu’il est « jeune ».
« Le métier disparait. Pavel est le plus jeune parmi ceux qui ont rejoint la flotte fluviale à notre époque. Avant, à bord, on était 5 à 6 personnes. Aujourd’hui, on arrive à s’en sortir à deux », raconte Piotr Gontcharov.
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Pendant que les journalistes font connaissance avec les bateliers et discutent, la barge, baptisée Véranda, se remplit de passagers. Ce sont des gens qui se rendent à leurs datchas pour profiter des derniers jours ensoleillés d’octobre ou faire la moisson.
De moins en moins de passagers sur les bateaux
À l’heure convenue, les bateliers larguent les amarres et descendent le courant dans la direction de la baie d’Outchoug. La barge a 36 passagers à bord.
« En effet, ce n’est pas beaucoup. Avant, lorsque la navigation du fleuve marchait, nous transportions un demi-million de personnes par saison. Il y avait de grands navires à passagers, des hydroptères comme le Moskva ou le Zarnitsa », raconte Pavel.
« On desservait une dizaine de routes. Mais à partir de la fin des années 80, leur nombre a commencé à se restreindre et aujourd’hui il n’y a plus qu’une seule route », continue-t-il.
Un ensablement inarrêtable
Les journalistes demandent comment le fleuve a changé depuis cette époque et dans quelle mesure ces changements sont visibles.
« Bien sûr, le fleuve n’est plus le même. D’abord, il s’est asséché. Nous ne naviguons maintenant qu’avec des bateaux à petit tirant d’eau, jusqu’à 50 centimètres. Et même avec de tels bateaux, nous sommes systématiquement coincés dans des ensablements », déplore Piotr Gontcharov.
« L’Oural a toujours eu des ensablements. Mais avant, on pouvait modifier le chenal fluvial. On mettait des barrages à angle droit du courant en dirigeant l’eau dans la bonne direction. Grâce à de tels barrages, le courant érodait les ensablements et on avait des voies d’une bonne profondeur. Aujourd’hui, cette technique ne marche plus. Il y a trop peu d’eau et la rivière elle-même est devenue peu profonde », continue-t-il.
La disparition des poissons
Pavel commente la situation en tant que pêcheur :
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« Avant, nous ramenions des esturgeons à la maison pour les fêtes de mai (Les 1er et 9 mai sont des jours de fête dans les pays post-soviétiques, NDT). Je ne me rappelle même plus quand je l’ai fait pour la dernière fois. On n’en pêchait même pas exprès. C’est juste que début mai, c’est la période de reproduction des esturgeons », raconte le batelier.
« Les poissons descendaient en bancs, nombreux au point qu’on ne voyait que leurs dos à la surface du fleuve. Et quand les esturgeons allaient dans les frayères, il arrivait que certains poissons sautent de l’eau et atterrissent sur la barge. Après, c’est devenu de plus en plus rare et ces 30 dernières années, je n’ai plus observé ce phénomène. Les esturgeons n’arrivent plus jusqu’ici », continue-t-il.
« Je ne me souviens pas quand j’ai péché pour la dernière fois un aspe ou une carpe dans l’Oural. Avant, chaque poisson avait sa saison. Au printemps, quand le fleuve sortait de son lit, de grosses carpes venaient dans des prés inondés. Elles ont besoin d’eau peu profonde et chaude. Et les aspes apparaissaient dans la rivière chaque automne, attirés par de petits poissons. Aujourd’hui, on ne voit plus d’aspe ni de carpe », se désole Pavel.
La disparition de centaines d’emplois
Selon les bateliers, la navigation fluviale représentait dans le passé une industrie à part entière. À part les équipages des bateaux, il y avait tout un système de services pour surveiller l’installation des phares, nettoyer le lit de la rivière, etc.
Il y avait également des mécaniciens sur les bateaux. Il existait des subdivisions responsables du fret et un service à part pour le transport des passagers. Ainsi, la rivière assurait plus d’un millier d’emplois à travers toute la région du Kazakhstan-Occidental.
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À Atyraou, encore plus de personnes vivaient grâce au fleuve, grâce à des entreprises de pêche. Aujourd’hui, dans la ville d’Oural, ce qu’il reste de cette industrie garantit l’emploi d’une centaine de personnes à peine.
La version complète de l’article est disponible ici.
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Loukpane Akhmédiarov
Journaliste pour Vlast.kz
Traduit du russe par Ariadna Goulevskaya
Édité par Paulinon Vanackère
Relu par Charlotte Bonin
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