Asel Baïmoukanova est caméraman et spécialiste de l’environnement. Elle s’intéresse plus particulièrement aux phoques de la mer Caspienne. Sa vie : rester immobile pendant des heures sur les rives, soigner les rhumes avec de la vodka et du poivre, survivre à une tempête dans un canot et filmer le seul mammifère marin du Kazakhstan.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 26 septembre 2018 par le site kazakh The Village.
Chaque année, à l’automne et au printemps, Asel Baïmoukanova, caméraman et spécialiste de sensibilisation à l’environnement, part vivre avec un groupe de chercheurs sur la côte sauvage de la mer Caspienne, sans Internet ni douche, pour suivre les phoques avec sa caméra.
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The Village l’a rencontrée quelques jours avant son départ. Elle leur a fait découvrir la difficulté d’étudier les phoques et leur a expliqué pourquoi elle le faisait. La chaîne YouTube d’Asel Baïmoukanova est à retrouver ici.
Le texte qui suit est le témoignage d’Asel Baïmoukanova, tel que rapporté par The Village.
De philologie et d’écologie
« J’ai 27 ans. Je suis née et j’ai grandi près du lac Markakol, c’est un très joli coin du Kazakhstan-Oriental. Enfant, je voulais m’occuper de la protection et de la conservation des espèces animales en voie de disparition. Mon père est ichtyologiste, il a étudié les poissons endémiques de la région.
Un printemps, alors que j’étais en sixième, mon père m’a emmenée faire un détour par Markakol à ma demande. Je pensais monter dans un bateau et naviguer sur un lac magnifique. En réalité, cela s’est avéré être une épreuve difficile : il faisait froid, il y avait du vent et nous étions entourés de moustiques. J’ai décidé que je ne ferai plus jamais de détour de ma vie.
Après la sixième, nous avons déménagé à Almaty. J’ai grandi, et à l’adolescence je ne me souciais plus beaucoup de la conservation de la nature, j’avais désormais mes propres problèmes. Après l’école, je suis entrée à la faculté de philologie, mais je ne voulais pas travailler dans cette spécialité. Mon père m’a proposé de faire des films sur la nature avec lui : il avait alors déjà filmé des poissons du lac Markakol.
Premiers tournages
Sur l’un des tournages, il était resté assis plusieurs jours sur un bouleau pour filmer le frai (ponte chez les poissons, ndlr) : la fécondation des œufs, les poissons qui creusent des trous de frai et forment des monticules. En 2012, nous sommes allés au lac Markakol ensemble. Je garde un souvenir terrible de ce premier travail de terrain sur le lac : de jour, la chaleur était insupportable, tout comme le froid la nuit, et j’avais pris un sac de couchage trop mince.
À l’époque, j’avais une petite caméra, je n’avais aucune idée de la façon de filmer et je prenais des photos de tout.
Je me souviens que nous avions dû travailler dans le marais avec l’hydrobiologiste. Les moustiques étaient terriblement nombreux, le marais était leur habitat. L’hydrobiologiste prélevait un échantillon. À ce moment-là, je ne pouvais pas bouger pour ne pas déranger ma collègue. Je suis restée immobile pendant 10 à 15 minutes, sans pouvoir me débarrasser d’un moustique.
Une spécialisation pour faire de la recherche
Je n’ai pas été à Markakol les deux années qui ont suivi, mais je souhaiterais y revenir un jour. Je suis triste de ce qu’il s’y passe : le frai diminue dans les rivières et à cause de cela, le lac se transforme en marais. Les habitants des rives comprennent bien l’ampleur du problème mais ne peuvent pas y faire face seuls.
En 2012, je suis entrée à l’Institut d’hydrobiologie et d’écologie en tant qu’ingénieur vidéo, puis en tant que spécialiste en sensibilisation environnementale. L’institut est une organisation à but non lucratif que mon père a fondée en 2006. J’ai travaillé sur mes compétences d’opérateur pendant un an, et en 2013, je suis allée à la mer Caspienne.
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Cette année, je suis entrée en master d’écologie. A l’avenir, je voudrais faire de la recherche. Maintenant, j’étudie des expérience scientifiques pour créer des méthodologies d’analyse du comportement des animaux. Par exemple, récemment, lors de travaux sur le terrain, je me suis intéressée à la division des phoques en groupes de petits et de grands individus, cela ressemble à une hiérarchie sociale.
Le travail : une histoire de famille
Mon père a étudié à l’Université nationale Al-Farabi. Après ses études, il est allé à Markakol en 1985 et s’est installé dans une réserve locale. Il étudiait les poissons et le frai. Après avoir travaillé à Almaty à l’Institut kazakh de recherche sur la pêche, il a fondé l’Institut d’hydrobiologie et d’écologie.
Ce sont principalement des jeunes scientifiques qui y travaillent : quatre ichtyologistes, ma sœur aînée qui est hydrobiologiste et moi. Les salaires sont bas, les conditions sur le terrain sont difficiles, le volume de travail est considérable : tous les employés deviennent des soldats multifonction.
Parmi nos tâches principales se trouvent la recherche et le tournage de documentaires sur le phoque de la mer Caspienne. Nous coopérons avec l’Institut kazakh de recherche sur la pêche et avec des organisations internationales.
Rechercher des soutiens
Mais nous sommes les seuls au Kazakhstan à étudier les phoques de façon régulière. Le financement provient de l’État et des organisations non gouvernementales qui commandent des travaux spécialisés.
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Nous sommes maintenant soutenus par les ONG Expo&Women et Eco Mangistau. Cet automne, avant les travaux de terrain, je dois organiser à Aktaоu une action caritative pour la protection du phoque de la mer Caspienne à l’occasion de la fête de la ville.
Nous voulons aussi organiser une collecte de fonds pour le marquage des phoques : nous devons leur mettre des marqueurs qui aideront à savoir s’ils retournent sur les îles au large de la baie de Kendirli et quel rôle elles jouent pour eux.
Les expéditions
Je vais à la mer Caspienne depuis cinq ans. Nous y allons généralement deux fois par an : à l’automne, de la mi-septembre à la fin octobre, et au printemps, de la mi-avril à la mi-mai. À ce moment-là, les phoques vivent en colonies sur plusieurs îles dans différentes parties de la mer.
En été, ils migrent par la mer, prennent du poids, et en hiver, ils vivent sur la glace et font des blanchons : c’est comme cela qu’on appelle les bébés phoques.
À notre arrivée à Aktaou, nous achetons des provisions et tout le nécessaire pour vivre sur le terrain. Ensuite, nous allons sur les îles où se trouvent les phoques, choisissons un endroit pour camper, installons des tentes, dînons et allons nous coucher. Habituellement, nous vivons sur une presqu’île dans la baie de Kendirli à côté des colonies.
Une routine et des règles
Autour, c’est la nature sauvage : si on allume la lanterne, des diploures sont attirés par la lumière comme dans les films d’horreur. La nuit, on ne peut pas sortir du camp : il est facile de se perdre et des chacals, des loups, se trouvent aux alentours.
Il y a quelques règles de sécurité de base : ne pas s’éloigner du camp sur une longue distance seul, toujours dire où on va, ne pas aller en mer si la vitesse du vent dépasse un certain nombre de nœuds. Dans le camp, il faut surveiller la cuisine, garder le carburant à distance du feu et allumer les feux à l’écart du campement.
La journée commence comme ça : le matin, nous les observons de loin avec un télescope. Ensuite, nous envoyons le drone, qui doit filmer les animaux à une hauteur d’au moins 35 à 40 mètres pour pouvoir compter le nombre d’individus.
La marche d’approche
Habituellement, l’équipe de l’expédition est divisée en deux groupes : le premier reste au camp et le second se dirige vers les phoques. Pour atteindre les animaux et ne pas les effrayer, nous devons nous déplacer en rampant sur le sable et les petits coquillages.
Nous arrivons habituellement près de la colonie à une distance de 500 mètres environ, puis nous rampons dans leur direction pendant environ une heure sur la rive humide. En même temps, on doit constamment s’assurer qu’ils ne sont pas partis.
Des conditions éprouvantes
Je documente la vie des phoques à la caméra, donc je ne dois être ni vue ni entendue. La caméra ne permet pas de filmer à longue distance, donc je dois ramper assez près. Nous travaillons tous de façon cohérente en équipe, les opérations sont fondées sur l’assistance mutuelle.
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Sur le tournage, j’ai appris à être patiente et persévérante. Pour capturer des images, on doit rester allongé dans la même position pendant une heure et demie. Il faut aussi d’être prudent, parce que les phoques sont très semblables les uns aux autres et ne diffèrent que par leurs tâches et leur couleur.
De telles conditions sont épuisantes, donc une autre règle du camp est de toujours garder une trousse de premiers secours à portée de main, bien que personne n’ait été gravement malade jusqu’à présent sur le terrain. Naturellement, on a la grippe, des rhumes, mais pour une raison quelconque, ici on se remet plus vite qu’en ville. Nous avons donc nos propres remèdes : prendre de la vodka ou de l’alcool avec du poivre.
Se nourrir en pleine nature
Auparavant, dans les expéditions, nous mangions des plats peu recherchés : des pâtes, du riz et beaucoup de ragoût. Sur les rives du Markakol, mon père préparait par exemple de l’oukha (soupe de poisson, ndlr) ou du poisson frit. Après les analyses, il restait des échantillons pouvant être consommés.
En 2011, un nouvel ichtyologiste, Léonid, nous a rejoint à l’Institut et il a repris la cuisine. Il cuisine merveilleusement, fait des listes de courses et des menus, calcule les volumes de produits. Je suis végétarienne depuis 2014, donc je ne mange pas de ragoût, et il prend aussi cela en compte. Un jour, sur le terrain, Léonid a même fait des pirojkis !
Quand nous sommes revenus de la presqu’île et les avons vus, nous n’en avons pas cru nos yeux. Il se trouve qu’il avait fait une farce à partir de restes de poisson en conserve et de pois pour moi. Avec son arrivée, nous avons commencé à manger de manière variée. Sans lui, nous mangerions encore des pâtes, des pommes de terre, du sarrasin et du ragoût.
Pas une minute à perdre sur le terrain
L’une des principales difficultés du travail est qu’il n’y a pas de réelles conditions d’hygiène, on ne se lave pratiquement pas. Si on y tient vraiment, on peut se jeter à l’eau et nager un peu. Nous avons inventé cette méthode : on se réchauffe sur le rivage, on court, puis on saute dans l’eau.
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En règle générale, nous n’avons pas de temps pour simplement marcher ou rester assis. Ce sont les ordres de mon père, il a comme un moteur à l’intérieur de lui : sur le terrain, il ne perd pas une minute, il est toujours occupé. Par conséquent, s’il y a du temps libre, nous préparons des projets qui pourraient obtenir un financement.
Recenser les phoques
Nous ne connaissons pas actuellement le nombre de phoques. Cet animal est en voie de disparition et fait partie de la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature. La dernière étude aérienne des phoques, une sorte de recensement, a été réalisée en 2005 et a enregistré environ 100 000 individus. Les phoques sont comptés en hiver quand ils sont sur la glace.
D’après les travaux des scientifiques soviétiques, on sait que dans la partie kazakhe de la mer Caspienne, il y avait autrefois près d’un million de phoques. Autrement dit, leur nombre a diminué de 90 %. Les colonies mentionnées dans les études sont maintenant vides.
Nos recherches pour les années 2015 à 2017 ont montré que les colonies de phoques s’étaient formées à Kendirli, dans la partie centrale de la mer Caspienne, et à l’extrémité nord de la baie Komsomolets, c’est-à-dire dans les îles Dourneva.
Une espèce en voie de disparition
Selon les sondages, les habitants ont trouvé de telles colonies dans la région de Prorva, à 370 kilomètres d’Atyraou. En Russie et au Turkménistan, il n’y a qu’une seule colonie. Pourquoi personne ne sait combien de phoques se trouvent dans la mer Caspienne ? Pour les compter, il faudrait la participation de tous les États concernés. Ce n’est pas possible pour l’instant.
Un autre point important est leur extinction. Les phoques meurent pour diverses raisons. De la réduction de la calotte glaciaire due au réchauffement climatique ou parce qu’ils croisent des brise-glaces. Ils meurent également à cause de la pollution : des substances toxiques s’accumulent, ce qui réduit leur immunité.
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Il y a encore de la pêche, y compris illégale. Les pêcheurs mettent des filets dans lesquels le phoque peut entrer. Ce n’est pas rentable pour les gens de laisser sortir un animal effrayé, car il s’agite et se démène, et cela peut déchirer des filets qui coûtent cher. Par conséquent, les phoques sont laissés pour morts, assommés ou carrément tués.
Quand je parle de mon travail sur les phoques, il y a toujours des personnes qui sont surprises que ces créatures vivent encore dans notre pays. Même les habitants d’Aktaou sont surpris.
Le retour à la ville
Quand je reviens d’une expédition, je vais d’abord aux bains. D’habitude, j’ai besoin de deux jours de plus pour dormir. Mais personne ne s’octroie ces jours-ci, car après le travail sur le terrain, il faut faire des rapports, cataloguer le matériel, monter le film.
Je suis très critique avec mes films et je ne peux pas les regarder sans regret. Le travail post-terrain prend plusieurs mois. Ensuite, on doit rédiger des projets, les soumettre à différents concours d’organisations pour obtenir un financement. Maintenant que je suis en train d’étudier, je ne sais pas comment je vais pouvoir tout gérer.
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En travaillant avec les phoques, j’ai appris à accepter toute situation avec sang-froid. Un jour, mon père et moi sommes tombés dans une tempête. C’était effrayant, nous étions dans un bateau qui pouvait basculer à tout moment.
Nous aurions pu ne jamais revenir sur la terre ferme. Puis j’ai réalisé que rien ne dépendait de moi et je me suis simplement endormie. Quand je me suis réveillée, la mer s’était déjà calmée. Après cela, plus rien n’est effrayant ».
Propos recueillis par Aïguerim Tléoubaïeva
Rédactrice pour The Village
Traduit du russe par Leonora Fund
Édité par Paulinon Vanackère
Relu par Mathilde Garnier
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