Le président kazakh cherche à se distancier de son puissant prédécesseur, considéré par beaucoup comme responsable d’énormes inégalités sociales. Et pourtant, la famille Tokaïev a ses propres secrets à l’étranger : des appartements à Genève et à Moscou, un compte dans une banque suisse et des sociétés offshores.Novastan reprend et traduit ici un article publié le 20 février 2022 par le média kazakh Vlast. Début 2022, le président kazakh Kassym-Jomart Tokaïev s’exprime publiquement contre les inégalités. S’adressant à la nation quelques jours après les manifestations de janvier, qui ont été violemment réprimées par la police, il a soutenu une vague de colère populaire contre son prédécesseur, un dirigeant autoritaire de longue date, Noursoultan Nazarbaïev.
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« À cause du premier président, un groupe d’entreprises très rentables et certaines personnes riches, même selon les normes internationales, ont émergé dans le pays. Je pense qu’il est temps de rendre au peuple du Kazakhstan ce qui lui est dû », a déclaré Kassym-Jomart Tokaïev.
Des critiques envers l’ancien président
Avant la vague de protestations et de violence qui a secoué le Kazakhstan début janvier, même cette critique modérée de Noursoultan Nazarbaïev aurait été impensable. Mais Kassym-Jomart Tokaïev semble avoir saisi le message de la population qui souhaite un changement après trois décennies d’oligarchie dans un pays riche en ressources minérales. Et il a promis de le faire. Lire aussi sur Novastan : Manifestations au Kazakhstan : près de 8 000 personnes arrêtées« En tant que chef d’État, je poursuivrai la politique de transformation politique et de modernisation de notre société », a-t-il déclaré. Pourtant, il s’est avéré que la famille de Kassym-Jomart Tokaïev dissimule des richesses en Europe depuis 1998, à une époque où près de la moitié de la population du Kazakhstan vivait sous le seuil de pauvreté. Des données divulguées du Crédit suisse montrent qu’un compte a été ouvert dans cette banque suisse en 1998 pour Nadejda, alors épouse de Kassym-Jomart Tokaïev, et pour leur fils Timour, âgé de 14 ans, qui fréquentait un internat coûteux à Genève.
Suisse secrets
Cette information a été révélée par le projet international Suisse secrets, qui enquête sur l’évasion fiscale dans la plus grande banque suisse, le Crédit suisse. Ainsi, une source anonyme a transmis l’annonce au journal allemand Süddeutsche Zeitung, qui l’a partagée avec l’Organized crime and corruption reporting project (OCCRP) et avec 46 médias partenaires dans le monde. Des journalistes des cinq continents ont examiné des dossiers bancaires, se sont entretenus avec des contrôleurs et des enquêteurs, ont vérifié les résultats par le biais des documents judiciaires et des rapports financiers. Les fuites contiennent des informations sur plus de 18 000 comptes ouverts entre les années 1940 et le milieu des années 2010. Au total, plus de 100 milliards de dollars (92,49 milliards d’euros) étaient détenus sur ces comptes. « Je suis convaincu que les lois suisses sur le secret bancaire sont immorales. L’obligation de secret n’est qu’une couverture permettant aux banques suisses de faciliter honteusement l’évasion fiscale. Ce système engendre la corruption et prive les pays en développement des taxes dont ils ont tant besoin », explique la source dont viennent les informations. Lire aussi sur Novastan : Corruption : l’Asie centrale peine à remonter dans le classement mondial Il faut toutefois noter que les données du Crédit suisse n’étant pas complètes, elles doivent être interprétées avec quelques nuances importantes.
« Une fortune » amassée par la famille Tokaïev
Les sources ne disent pas combien d’argent a transité par le compte de Kassym-Jomart Tokaïev au fil des ans. D’après les fuites, le maximum a été enregistré en 2005 à 1,5 million de francs suisses (1,47 million d’euros). Les documents du prestataire de services offshores, les dossiers des sociétés et les données des registres de propriété montrent que la famille a continué à amasser une fortune considérable en dehors du Kazakhstan dans les années qui ont suivi. En 2012, après la fermeture du compte, les Tokaïev ont ouvert des sociétés offshores dans les îles Vierges britanniques, qui avaient leurs propres comptes en Suisse. Ces entreprises ont été utilisées pour contrôler une société au Royaume-Uni, dont les actifs ont atteint 5 millions de dollars (4,6 millions d’euros) en 2014. Ils ont également acquis des propriétés à Moscou et à Genève, d’une valeur d’au moins 7,7 millions de dollars (7,12 millions d’euros).
Un important fonctionnaire
Au cours de ces mêmes années, Kassym-Jomart Tokaïev occupait de hautes fonctions gouvernementales, notamment celles de ministre des Affaires étrangères, de Premier ministre et de président du Sénat. Ni lui ni sa femme n’avaient d’entreprises ou toute autre source de richesse connue du public. Lire aussi sur Novastan : Kassym-Jomart Tokaïev, le diplomate devenu président Seul leur fils Timour était impliqué dans les affaires, et même ce fait peut être mis en doute. Comme l’a rapporté le portail KazakhSTAN 2.0, il figurait sur la liste des copropriétaires d’une société pétrolière qui avait obtenu des droits lucratifs pour l’exploitation d’un gisement de pétrole et qui avait rapporté des millions par la suite. Il n’avait que 18 ans à l’époque. Il a récemment été révélé que Timour Tokaïev a étudié au collège du Léman, l’un des internats les plus chers de Genève, et qu’il a obtenu un diplôme de l’Université américaine Webster de Genève.
Trois propriétés en Suisse
Les Tokaïev ont également acheté trois appartements à Genève et dans les environs. Tous sont au nom de Timour Tokaïev : un dans un quartier urbain calme, une maison de ville avec vue sur le lac dans la commune voisine de Versoix et une maison à Saint-Prex. Les médias n’ont pas connaissance du temps que Timour Tokaïev a passé en Suisse après l’obtention de son diplôme, mais son père y a vécu alors qu’il travaillait comme directeur général du bureau de l’ONU à Genève, de 2011 à 2013. Pendant ce temps, Timour Tokaïev vivait à Moscou, où il aurait conduit une Lexus et une BMW avec des plaques diplomatiques et où il a obtenu un diplôme à l’Académie diplomatique du ministère des Affaires étrangères. Lui et sa mère possédaient également plusieurs appartements coûteux à Moscou. Curieusement, comme le démontre une enquête menée par l’opposant russe Alexeï Navalny, emprisonné depuis début 2021, le gouvernement russe a effacé toute mention d’eux dans le registre des biens immobiliers.
Des sociétés offshores dans les îles Vierges britanniques
Certaines de leurs propriétés ont depuis été vendues. Les autres propriétés à Moscou comprennent un grand appartement dans le complexe Fusion Park et un duplex à deux kilomètres du Kremlin. La femme de Kassym-Jomart Tokaïev a également été enregistrée dans un autre appartement situé au nord-est de la ville. Les secrets des Tokaïev s’étendent au-delà de l’Europe. Grâce aux documents des Pandora papers, partagés avec l’OCCRP, les journalistes ont pu remonter la piste qui les a menés aux îles Vierges britanniques, un paradis fiscal. En 2012, un an après la fermeture du compte des Tokaïev au Crédit suisse, la famille a créé deux sociétés offshores dans les îles Vierges britanniques : Wishing Well Group Inc, détenue par l’ex-femme de Kassym-Jomart Tokaïev, et Wisdom Invest & Finance Inc, détenue par leur fils. La seule activité connue de ces entreprises semble avoir été la propriété d’une société au Royaume-Uni, Edelweiss Ressources LLP. Les données montrent également que chacune de ces sociétés offshores possédait son propre compte bancaire suisse.
Des sociétés mystérieuses
Comme Edelweiss n’a déposé que des états financiers abrégés, les activités de la société restent mystérieuses. Mais les comptes les plus récents, ceux de mars 2014, montrent qu’elle disposait à l’époque de quatre milliards de dollars de liquidités en banque et d’environ un million de dollars d’investissements. Au cours de l’été de cette même année 2014, les Tokaïev ont pris une autre mesure pour dissimuler davantage leur investissement. L’agent chypriote qui s’occupait des affaires de leurs sociétés a demandé à son bureau des îles Vierges britanniques de désigner des actionnaires ou des intermédiaires comme propriétaires des sociétés, en supprimant toute mention des Tokaïev, ce qui contribuerait à dissimuler efficacement leur propriété. La demande se trouve dans un mail connu des Pandora’s papers. Les trois sociétés des Tokaïev ont depuis été fermées.
Les fonctionnaires kazakhs ne sont pas légalement tenus de publier leurs déclarations dans le domaine public, ce qui fait que l’origine des millions des Tokaïev reste un mystère. La famille n’a pas répondu aux demandes de commentaires. En réponse à la demande de l’OCCRP et du Süddeutsche Zeitung, le Crédit suisse a déclaré qu’il ne ferait aucun commentaire sur ses relations avec ses clients et a rejeté « les allégations et les affirmations concernant ses prétendues pratiques commerciales ». Les réponses complètes de la banque sont disponibles ici.
L’OCCRP et la rédaction de Vlast
Traduit du russe par Alexeï Vasselin
Édité par Paulinon Vanackère
Relu par Emma Jerome
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