Chaque année, de jeunes Ouzbeks partent étudier en Europe. En Allemagne, les étudiants ouzbeks tentent de s’intégrer dans un ordre social « libre, libéral et tolérant ». Cependant, ce n’est pas toujours simple.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 23 avril 2021 par notre version allemande.
Selon le Central Asia Migration Tracker, environ 2 900 étudiants ouzbeks ont rejoint l’Union européenne en 2019. Parmi eux, un nombre important a choisi l’Allemagne. Non seulement la qualité de l’enseignement et les meilleures conditions de vie, mais aussi un ordre social tolérant et démocratique font de l’Allemagne une destination prisée.
Néanmoins, les jeunes étudiants y sont confrontés à des problèmes d’intégration sociale, auxquels ils doivent généralement faire face par eux-mêmes. Le texte qui suit est le témoignage d’une étudiante ouzbèke à Berlin.
Des études entre l’Ouzbékistan et l’Allemagne
Je viens de la ville de Samarcande, dans le sud-est de l’Ouzbékistan. J’y ai fréquenté une école avec des cours d’allemand renforcé et j’ai acquis beaucoup d’expérience en rencontrant des bénévoles et des enseignants allemands. Au cours de ma dernière année, j’ai obtenu une bourse complète de l’Office allemand d’échanges universitaires (DAAD) pour étudier le journalisme et la communication à l’Université libre de Berlin (FU).
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Je vis à Berlin depuis octobre 2020 et je fréquente actuellement le Studienkolleg de la FU – un établissement de préparation aux études universitaires. Les processus d’intégration ont exercé une influence sur moi, comme sur les amis avec qui j’ai emménagé en Allemagne. À l’école ouzbèke, à partir de la 5ème, il existe une nouvelle matière intitulée « Indépendance nationale et fondements de la spiritualité ». L’objectif de ces cours est de donner aux élèves un sentiment de patriotisme et de les éduquer dans l’esprit national ouzbek.
Au début d’une édition du manuel correspondant se trouve une citation du premier président de l’Ouzbékistan, Islam Karimov (1991-2016) : «L’idée d’indépendance nationale, qui exprime les intérêts collectifs de la nation, doit devenir un rempart indestructible pour la protection de l’indépendance nationale, de la culture nationale et de la spiritualité du peuple. En tant qu’incitation forte à révéler la personnalité, elle aidera chacun à montrer ses capacités et ses talents pour former une vision moderne du monde.»
Se comporter « en Ouzbek »
Je suis circonspecte quant à l’affirmation selon laquelle l’idée nationale sert à former la personnalité des jeunes. En fait, le lien entre l’identité et l’idéologie nationale ne permet pas d’avoir des pensées libres et indépendantes. Le manuel indique qu’il est très important de toujours garder à l’esprit la mentalité, les coutumes et les traditions nationales ouzbèkes.
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À travers les valeurs que la matière enseignait, un modèle de comportement « adéquat » et « ouzbek » s’est formé dans mon esprit. Je le voyais d’un œil critique, et pourtant j’ai ressenti quelque chose d’étrange quand j’ai fait des choix atypiques pour l’Ouzbékistan. Comme celui de partir vers une Europe « libre » et « ouverte » alors que j’étais mineure.
Alors que je me trouvais en 4ème ou en 3ème à l’école, ma classe avait été convoquée à une réunion de manière totalement inattendue. Tous les élèves du collège et du lycée étaient là. Lors de la réunion, des représentants des autorités éducatives locales nous avaient montré à quoi ressemblait la jeunesse en Europe : shorts, jupes courtes et cheveux teints qui contrastent avec les costumes nationaux ouzbeks.
Ils avaient également parlé du comportement que les garçons et les filles devaient adopter dans la société. Les premiers doivent avoir une apparence et un comportement « masculins », car ils deviendront plus tard le « chef » de la famille et un modèle pour leurs fils. Les filles sont censées être timides, calmes et vertueuses et élever leurs enfants selon ces principes par la suite. Selon les animateurs de ce séminaire, il n’était pas bon d’imiter les Européens, car «eux ne portent pas les costumes nationaux ouzbeks, alors pourquoi devrions-nous nous habiller comme eux ? »
Vivre en Europe est mal vu
Ce n’est pas le seul argument : en tant que jeunes Ouzbeks, nous portons la responsabilité des générations futures, nous devons agir selon le Ma’naviyat ouzbek et ne pas oublier notre O’zbektchilik. Le mot O’zbektchilik, « l’ouzbékité » en quelque sorte, comprend les coutumes et les traditions qui caractérisent le mode de vie des Ouzbeks.
Et le Ma’naviyat désigne un modèle de comportement « juste, vertueux et approprié » au sein d’une société. Il constitue le cœur des attentes et est également transmis au niveau de la cellule familiale. Un jour, une connaissance de ma grand-mère lui a dit que sa petite-fille avait complètement changé après avoir emménagé en Europe. Elle avait commencé à fumer, à boire de l’alcool et avait des piercings au nez.
L’amie de ma grand-mère estimait qu’il ne fallait pas laisser les filles partir en Europe car elles changent tellement « qu’on ne les reconnaît plus ». Il existe même un préjugé selon lequel les filles qui ont étudié en Europe ne sont certainement plus vierges et ne sont pour ainsi dire « plus nécessaires ». Même sans consommation de drogue ou d’alcool, certains Ouzbeks jugent ainsi ceux qui vivent en Europe.
Juger constamment l’apparence des femmes
En tant que femme, j’ai entendu dire en Ouzbékistan que je ne devais pas exprimer mon opinion aussi souvent et que je devais être soumise. « On n’est pas en Europe ici, s’il te plaît, n’oublie pas qui tu es », m’a dit un jour une enseignante lorsque j’ai affirmé que les relations et les mariages homosexuels étaient tout à fait normaux et devaient être respectés. Elle a répondu que les personnes homosexuelles étaient malades et devaient être soignées.
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Lorsque mon apparence comportait quelque chose d’un comportement ostensiblement libéré, par exemple des cheveux détachés ou des bagues aux doigts, cela générait toujours des conflits avec les enseignants : même le règlement de l’école stipule que les filles doivent se comporter et s’habiller de manière modeste.
Mais l’apparence et le comportement sont deux concepts distincts pour moi : si une fille a l’air « modeste », cela ne signifie pas qu’elle se comporte en conséquence. Encore aujourd’hui, j’ai peur d’être jugée parce que je m’habille différemment. Si quelqu’un me regarde bizarrement dans la rue, je pense toujours que cela doit avoir un rapport avec ma « mauvaise » allure. Cette expérience de jugement constant des femmes, que j’ai acquise en Ouzbékistan, crée des barrières dans mon esprit et est très préjudiciable à ma stabilité mentale.
La pression de s’adapter
De telles barrières se manifestent, par exemple, dans ma socialisation en Allemagne. Dans l’environnement social des étudiants, on trouve surtout des jeunes assez ouverts, sincères et politiquement actifs. De mon point de vue, on attend implicitement, de la part des étudiants étrangers, qu’ils se comportent de la même manière dans cet environnement « libre » afin d’être acceptés.
Plusieurs sujets de discussion m’ont paru honteux au début, après mon arrivée en Allemagne. Par exemple, le sujet du sexe est à peu près tabou et il n’existe aucune éducation sexuelle en Ouzbékistan, tant dans les écoles que dans les familles. Mon amie Madina, qui est elle aussi venue d’Ouzbékistan pour étudier en Allemagne, partage les mêmes préoccupations. Selon elle, «dans la pratique, il est difficile de dépasser ses propres limites, car on n’a entendu qu’une seule opinion sur le sexe toute sa vie. Mais avec le temps, on s’habitue à parler de tout et à élargir sa vision du monde, et cela ne semble plus bizarre ».
S’habituer à la culture de la fête
De même, la culture de la fête, qui est un élément important de la vie des jeunes, ne m’était guère accessible en Ouzbékistan car mes parents ne l’autorisaient pas. Mais comme il s’agit d’un élément indissociable de la vie « normale » en Allemagne, il faut y participer afin de rencontrer de nouvelles personnes et de s’intégrer dans le milieu étudiant.
Dans le dortoir, en situation de pandémie, cela passait par de petites réunions hebdomadaires dans la cuisine où nous faisions à manger mais aussi la fête, et où nous parlions de divers sujets politiques. Au début, j’avais peur de décevoir mes parents s’ils découvraient ces « fêtes ». Lorsque j’en ai parlé à ma mère, rien de grave ne s’est produit, ce qui m’a à la fois surprise et réjouie.
Je pense que cela peut s’expliquer par le fait qu’elle s’est déjà habituée à m’imaginer dans un autre pays. À partir de ce moment-là, mes parents ont également commencé à me respecter, à respecter mes intérêts et à faire preuve d’une certaine compréhension à mon égard.
La surveillance constante de la famille
Comme j’ai passé la majeure partie de ma vie avec ma famille, j’étais habituée à un contrôle quotidien de leur part. Ce n’est que lorsque j’ai déménagé que j’ai réalisé que cette surveillance violait mes limites personnelles, car ma famille me demandait trop souvent où j’étais et quel était mon environnement social. J’en étais consciente mais cela me semblait normal et je ne prêtais pas beaucoup d’attention à cette surveillance.
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Nous restons en contact grâce aux réseaux sociaux, donc le contrôle et la pression ne s’exercent que de cette manière aujourd’hui. «Une fois, ma mère m’a envoyé un texto pour que je supprime une photo de profil sur Telegram qui représentait une héroïne de dessin-animé en soutien-gorge. Elle a dit que c’était trop voyant et trop vulgaire. Je ne pense pas qu’elle s’inquiétait de la photo elle-même, mais de l’idée que d’autres parents la voient. Ils pourraient penser que je suis frivole », raconte Madina.
Toujours penser à l’image renvoyée
En Ouzbékistan, l’image que les gens ont des autres est très importante. Lorsqu’une fille doit être mariée, par exemple, la famille du fiancé vérifie sa réputation auprès des voisins. «J’ai toujours peur de poster des photos avec de la bière, des cigarettes ou des fêtes parce que mes parents penseraient que je suis alcoolique ou un truc du genre, et ils seraient déçus. Ensuite, je recevrais des messages de ma mère et cela pourrait mener à une dispute », explique Madina.
Ma mère aussi m’a dit un jour quelque chose comme « tu dois toujours te rappeler d’où tu viens ». Cela exerce une pression négative très forte sur nous, en tant que personnes indépendantes qui ne vivent plus chez leurs parents. Cela peut rendre plus tendu d’un côté, mais aussi «plus sûr de vous si vous vous battez contre cela et défendez votre propre position », se plaît à rappeler Madina.
Dans l’ensemble, cette première année en Allemagne a été une étape importante pour moi. Elle m’a permis d’apprendre à connaître ma propre personnalité et à déterminer mes forces et mes faiblesses. Cette courte période m’a aussi appris à mieux percevoir mon identité.
S’ouvrir à un nouveau monde
Une prise de conscience importante à laquelle j’ai abouti, pendant ce court séjour en Allemagne, est que je peux défendre mes droits et ceux des autres femmes. Le 8 mars 2021, une grande manifestation féministe a eu lieu à Berlin, où des femmes et des hommes se sont réunis pour réclamer plus d’égalité des genres.
Selon rbb24.de, environ 10 000 personnes ont manifesté à Berlin, et j’y étais moi aussi. C’était une expérience forte de voir tant de personnes se réunir pour un objectif commun, à savoir la justice et la coexistence pacifique des deux sexes. Pour moi, le militantisme ne signifie pas seulement la participation active à des manifestations, ce qui serait interdit en Ouzbékistan, mais aussi des discussions honnêtes et ouvertes et l’échange d’informations avec d’autres personnes.
« Je suis devenue plus ouverte et aussi plus sûre de moi, parce que j’ai dû résoudre tous mes problèmes par moi-même, que j’ai noué de nouveaux contacts et que j’ai vécu de nombreuses expériences nouvelles», dit également Madina à propos de son séjour en Allemagne. Plus on vit longtemps hors de son pays d’origine, plus on s’éloigne du national pour devenir « transnational ».
C’est précisément en vivant ce tournant que les barrières dans ma tête sont tombées. Des concepts tels que la liberté d’expression, la liberté de la presse, la vie politique active et l’égalité des genres ne sont plus pour moi quelque chose d’européen mais plutôt ce qui fait de nous des individus indépendants. «Cela ne signifie pas que j’ai oublié la culture ouzbèke ou que je ne la respecte pas, au contraire, elle me manque de plus en plus, car elle constitue une partie importante de ma vie », ajoute Madina. Mais notre O’zbektchilik et notre mentalité ne doivent pas interférer avec le développement global de la jeunesse, et à travers elle, du pays.
Lola* Rédactrice pour Novastan
Traduit de l’allemand par Marc Gruber
Édité par Paulinon Vanackère
Relu par Jacqueline Ripart
*pseudonyme
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