Des « Nouvelles routes de la Soie » aux problématiques énergétiques et sécuritaires, l’Asie centrale a une position clé dans les enjeux politiques et économiques mondiaux. Le politologue kazakh Sanat Kouchkoumbaïev dresse un portrait des perspectives de la région, à l’heure où les tensions entre États-Unis et Chine semblent dessiner un nouvel environnement.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 15 avril 2020 par le média Central Asia Analytical Network.
Depuis des décennies, l’Asie centrale est un terrain convoité par les géants économiques. Géographiquement située entre les États-Unis et la Chine, elle peut aussi devenir le lieu d’affrontements indirects. La région est-elle en train de devenir l’un des terrains de la rivalité croissante entre les États-Unis et la Chine ? Qu’en est-il de place de la Russie ? Et quelles sont les perspectives de coopération régionale ?
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Sanat Kouchkoumbaïev est sous-directeur de l’Institut kazakhe de recherche stratégique (KISI), rattaché à la présidence du Kazakhstan. Docteur en sciences politiques, il répond aux questions du Central Asian Analytical Network (CAAN).
Central Asian Analytical Network : La visite du secrétaire d’État Mike Pompeo au Kazakhstan et en Ouzbékistan donne le sentiment que l’intérêt des États-Unis pour cette région se réveille peu à peu, notamment en raison de la rivalité avec la Chine. En quoi cela modifie-t-il les relations diplomatiques et l’atmosphère dans la région ?
Sanat Kouchkoumbaïev : L’intérêt des États-Unis pour l’Asie centrale a toujours existé, avec, on le sait, des hauts et des bas. Au cours la première décennie de l’indépendance, cet intérêt était largement conditionné par des questions de diversification de l’approvisionnement en énergie que permettaient les ressources de la région. Puis, après le 11 septembre 2001, l’Afghanistan est devenu un enjeu de sécurité central. C’est après la mort de Ben Laden en 2011 que le mécontentement et la lassitude suscités dans la société américaine par l’intervention en Afghanistan ont commencé à grandir.
Washington voudrait mettre un terme à la guerre d’Afghanistan avec des conditions acceptables pour l’Amérique. L’administration Obama avait déjà entrepris des efforts en ce sens. Les actions décisives récentes du patron actuel de la Maison Blanche sont une nouvelle tentative pour trouver une issue à ce long conflit. Mais, jusqu’à nouvel ordre, l’engagement et les intérêts américains en Afghanistan demeurent, et ils continueront d’être plus ou moins affirmés. Ainsi, l’Asie centrale restera elle aussi sur les radars de la politique étrangère américaine.
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Actuellement, la rivalité entre les États-Unis et la Chine est incontestablement un facteur essentiel de la réactivation de la politique de Washington en Asie centrale, mais ce n’est pas le seul. Pour les principaux opposants des États-Unis en Eurasie – la Chine, la Russie et l’Iran – l’Asie centrale est stratégiquement très importante. Cela explique que la région ne soit pas encore devenue une zone de confrontation aiguë entre ces États. Pendant longtemps, une sorte de consensus y a régné. Le maintien du statu quo est dans l’intérêt des pays d’Asie centrale, mais il est évident qu’ils sont de plus en plus souvent confrontés aux défis d’une telle situation.
Le problème ne réside pas dans les déclarations musclées du secrétaire d’État Mike Pompeo lors de sa visite dans les deux principaux États de la région, ni même dans la réaction irritée de Pékin. Ce qui est beaucoup plus important, ce sont les changements dans les phases de rivalité entre les deux États. Sur la ligne de front – la guerre commerciale – il règne en ce moment une accalmie relative, mais le conflit se poursuit par procuration. Les pays d’Asie centrale, bien évidemment, voudraient éviter d’être impliqués dans une confrontation indirecte.
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Les efforts de Washington pour attaquer la réputation de Pékin dans le contexte de la pandémie du coronavirus portent aussi un coup à la grande initiative des « Nouvelles routes de la Soie » et cela se produit dans un contexte où l’image de marque de la Chine dans les pays d’Asie centrale n’est pas sans taches. Ces pays ont réagi avec beaucoup de retenue aux escarmouches auxquelles la visite de Mike Pompeo a donné lieu, mais il est clair qu’ils ne peuvent manquer d’être préoccupés pas la rivalité croissante entre leurs partenaires stratégiques.
La diplomatie multi-vectorielle des pays d’Asie centrale est mise à l’épreuve, mais malgré la complexité de la conjoncture, je crois que c’est cette politique, alliée à de la patience stratégique, qui pourra donner à moyen terme les meilleurs résultats.
Quelle est la politique de Moscou dans la région, compte tenu de la tension actuelle entre les États-Unis et la Chine ? Cette tension est-elle positive ou négative pour Moscou ? Resserre-t-elle les liens entre la Russie et la Chine ?
Il y a entre Moscou et Pékin un certain consensus. Ils sont en fait d’accord pour respecter une sorte de division du travail entre les deux pays. La Chine est active dans le secteur économique et commercial, la Russie domine pour les questions de sécurité. Et la Russie dispose là, évidemment, d’une palette d’outils, bilatéraux ou multilatéraux, comme l’Union économique eurasiatique (UEE) ou l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC). La Russie est traditionnellement préoccupée par l’activisme des États-Unis mais elle n’est pas particulièrement enthousiasmée de voir la Chine avancer ses pions en Asie centrale. Moscou s’efforce cependant sagement de ne pas entrer avec Pékin dans une concurrence ouverte.
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La Russie se trouve pour le moment à la périphérie de l’initiative des « Nouvelles routes de la soie » et elle a une attitude prudente à l’égard de la réalisation de ce projet. On sait qu’il existe une déclaration sur un couplage de l’UEE avec les routes de la Soie, mais il s’agit plutôt d’un simple document diplomatique, d’une sorte de mémorandum sur un protocole d’accord. Plusieurs experts russes redoutent toujours que l’initiative chinoise ne devienne un défi pour l’UEE. Je pense que c’est la conséquence d’une compréhension incomplète d’une réalité qui évolue à toute allure. En réalité, si l’on sait définir correctement les objectifs à atteindre, toutes les parties concernées peuvent tirer profit d’une coopération à ce niveau.
Je ne pense pas que la tension entre Washington et Pékin soit bénéfique pour Moscou d’un point de vue stratégique. Ceux qui pensent le contraire se laissent guider par des considérations de tactique conjoncturelle. Si la Chine doit subir des pertes importantes sur le plan politique et, ce qui est le plus important, économique, elles se répercuteront aussi par ricochet sur ses partenaires et amis, c’est-à-dire la Russie et les pays d’Asie centrale, et c’est précisément ce que nous observons aujourd’hui.
L’autre question est que par leur concurrence avec les États-Unis, Pékin et Moscou peuvent continuer à se rapprocher. La Russie n’a pas de désaccords de principe avec la Chine. Pour leurs stratégies respectives en Asie centrale, les deux États ont une tolérance réciproque de plus en plus marquée. Ce qui les rapproche, ce n’est pas seulement la rivalité avec les États-Unis, mais aussi leur intérêt commun à maintenir dans la région la stabilité et la sécurité telles qu’ils les comprennent.
Est-il possible qu’il s’agisse d’une confrontation passagère intensifiée par l’administration Trump et que, si une autre administration s’installait, l’approche devienne différente ?
La politique extérieure américaine est assez prévisible. Du point de vue de la stratégie, elle ne change pas fondamentalement. La définition de la politique des États-Unis en Asie centrale, formulée avec concision et clarté il y a plus de vingt ans, par le conseiller en politique étrangère Zbigniev Brzezinski, est toujours d’actualité : « L’Amérique est située trop loin pour dominer dans cette partie de l’Eurasie, mais elle est trop puissante pour ne pas être impliquée dans les événements qui se déroulent sur ce théâtre ». En Asie centrale, les États-Unis ne veulent ni dominer, ni être marginalisés.
La tension dans les relations sino-américaines ne date pas de la présidence de Trump. Les frictions économiques et géopolitiques s’étaient aggravées plus tôt déjà, quand la Chine était devenue la deuxième économie mondiale. N’oublions pas que sous l’administration Obama, l’establishment américain était déjà unanime à considérer la Chine comme le principal adversaire, sur le plan régional aussi bien que mondial.
C’est à cette période que le commandement Pacifique des forces armées s’est encore davantage renforcé pour devenir l’élément-clé. Dans la doctrine militaire américaine, la Chine est, avec la Russie, le principal adversaire. En même temps, c’est le président Trump qui a insisté pour que les États-Unis sortent en 2017 de l’accord sur le Partenariat Trans-Pacifique, conclu par l’administration précédente.
Malgré la manière très personnelle qu’a Donald Trump de qualifier de « très bonnes » ou de « remarquables » toutes ses rencontres avec le leader chinois Xi Jinping, la pression qu’exerce l’administration américaine actuelle sur la Chine est sans précédent. Cela illustre une fois de plus que ce sont les intérêts à long terme des États-Unis qui déterminent la politique extérieure américaine. Que la tactique soit celle des « faucons » ou des « colombes », que la confrontation s’aiguise ou s’apaise, l’opposition stratégique entre Washington et Pékin n’en subsistera pas moins quel que soit le vainqueur de la prochaine élection présidentielle.
Dans leur nouvelle stratégie en Asie centrale pour 2019 – 2025, les Américains mettent l’accent sur la connectivité de la région. La Chine, l’UE et – en partie – la Russie font de même. Pourquoi la connectivité ne deviendrait-elle pas un facteur d’unification dans les relations entre les grands États de la région ?
L’une des causes principales est la méfiance réciproque croissante entre ces États. Le niveau de leurs relations à l’échelle globale se retrouve dans le contexte régional. Si par exemple deux États sont en conflit aigu dans d’autres régions ou pour des raisons diverses, en Syrie, en Ukraine, en Asie-Pacifique, ou bien dans la sphère économico-commerciale, il est clair qu’il n’est pas facile d’en faire abstraction dans d’autres régions, même sur des questions moins conflictuelles. Il est important que chacun fasse preuve de souplesse et d’ouverture.
En outre, la connectivité n’est pas vue de la même manière dans les différentes capitales. Pour Moscou, la connectivité régionale est importante dans un contexte de renforcement des organisations où la Russie a un rôle dominant, l’UEE et l’OTSC. Pour Pékin, ce sont les progrès de l’initiative des « Nouvelles routes de la Soie » qui priment.
Pour Washington, la connectivité de l’Asie centrale est importante dans un contexte de renforcement des liens énergétiques, commerciaux et militaires avec l’Asie du Sud, en particulier avec l’Afghanistan et le Pakistan, et avec l’Europe en passant par le Caucase. On sait qu’au Département d’État américain, c’est un seul service, réunissant deux régions bien différentes, le Bureau des affaires d’Asie du Sud et du Centre, qui a en charge ces questions.
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Sur ce plan, il me semble que l’approche de Bruxelles est plus souple d’un point de vue géopolitique. L’Union européenne, géant économique et principale partenaire des pays d’Asie centrale, est incapable de se fixer des objectifs clairs, parce que l’Europe est une mosaïque sans unité politique. Dans ses liens avec les pays d’Asie centrale, elle développe le principe de relations de région à région. Au moins, c’est Bruxelles qui, avant les autres, a posé la question qui compte : que désirent et qu’attendent les pays d’Asie centrale eux-mêmes sur le plan de la coopération régionale et interrégionale ?
Dans ce contexte, la position des États d’Asie centrale eux-mêmes est bien sûr très importante. Dans quelle mesure sont-ils prêts à renforcer leur interdépendance ? Si une plate-forme d’union pour les États de la région voit le jour, les acteurs extérieurs seront forcés d’en tenir compte dans leurs approches. Je suis convaincu qu’un tel vecteur de développement est dans l’intérêt de ces pays.
Que pensez-vous au fond des perspectives de coopération régionale en Asie centrale, particulièrement dans le contexte de ces nouveaux défis ?
La situation actuelle, avec ce renforcement des rivalités entre les puissances mondiales en lien avec les crises économiques et épidémiologiques, doit être un aiguillon pour plus de coopération entre les États de la région. Unir et synchroniser le plus possible leurs efforts sera, j’en suis certain, la meilleure réponse à ces défis.
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Alors que beaucoup de chaînes de production, de commerce, de logistique internationales sont interrompues, de nombreux États, et avec eux des régions entières, s’efforcent de diminuer ou de remplacer leurs importations en recherchant des ressources intérieures. Les crises, traditionnellement, n’apportent pas seulement des défis et des menaces, elles ouvrent aussi de nouvelles possibilités, de nouvelles perspectives. Les pays d’Asie centrale peuvent ainsi réaliser leur potentiel de coopération sur le plan de l’industrie, des transports et de la logistique, de l’agro-alimentaire. La crise mondiale et les différentes mesures de confinement montrent que les pays qui répondent le mieux à ces défis sont ceux qui ont une structure économique équilibrée.
Dans le contexte économique local, la réponse à la question de savoir s’il vaut mieux pour la compétitivité avoir un marché de 10, 20, 30 millions de personnes, ou bien de 75 millions, est assez évidente. Les pays de la région doivent sans tarder réfléchir à ce vecteur du développement. Nous sommes par exemple interdépendants pour le développement de nos secteurs agraires, nous sommes liés par-delà les frontières pour les ressources en eau, question pour laquelle les États d’Asie centrale peuvent et doivent trouver des solutions qui soient dans l’intérêt de tous.
Avec leur potentiel important pour l’énergie, l’agriculture, les ressources naturelles et leur transformation, ainsi qu’avec d’énormes ressources de main-d’œuvre, ces pays peuvent, en coopérant, réussir mieux leur développement. Et, sur la scène internationale, ils pourront défendre plus efficacement leurs intérêts. L’atmosphère politique de la région va d’ailleurs actuellement tout à fait dans ce sens. Il est intéressant de noter que, symboliquement, le 28 mars, pendant l’état d’urgence et les mesures de quarantaine causées par la pandémie, les chefs de gouvernement des deux pays ont inauguré, à Kostanaï, une usine commune kazakho-ouzbèke pour le montage des automobiles de la société ouzbèke UzAuto Motors.
Traduit du russe par Jacques Duvernet
Édité par Anne Pouzargues
Relu par Aline Cordier Simonneau
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