Chaîne de légende située dans le nord et l’est du Tadjikistan, le Pamir a fait l’objet de nombreux récits d’aventures et de voyages. Parmi eux, ceux de la famille d’Alexeï Fedtchenko, aventurier et naturaliste russe du XIXème siècle. De leurs expéditions, ils ont laissé de grandes histoires et un héritage scientifique considérable.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 19 juillet 2020 par le média tadjik Asia-Plus.
La plupart des Tadjiks et connaisseurs de la région du Pamir, chaîne de montagne située dans le nord et l’est du Tadjikistan, associent le mot « Fedtchenko » au glacier du même nom, un des lieux les plus visités du pays. Peu de personnes savent en revanche que l’homme en l’honneur duquel a été nommé ce glacier n’y a jamais mis les pieds. Malgré cela, l’explorateur Alexeï Fedtchenko (1844-1873) a consacré toute sa courte vie à l’étude de l’Asie centrale.
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Lors de ses multiples voyages, il a développé un nombre considérable de connaissances sur la flore, la faune, la géographie et l’ethnographie de la région. Il tacha avec détermination d’explorer le Pamir, mystérieux et énigmatique pour les Européens, et qui était alors absolument inconnu sur le plan scientifique. Le 19 décembre 1869, Alexeï Fedtchenko écrit dans une lettre à Constantin Von Kaufman, premier gouverneur général du Turkestan russe : « J’ai lu dans les journaux que l’anglais Hayward entend pénétrer le Belor-Tagh et le Pamir. Pour tout dire, cela m’a beaucoup attristé, puisque cela signifie que la découverte la plus curieuse qu’il reste à faire en Asie centrale ne sera pas faite par des Russes… ». Des mots à la hauteur de son engagement.
Avec ses explorations, Alexeï Fedtchenko a découvert notamment le chaînon Trans-Altaï, qui marque la bordure du Pamir au Nord, et parvint jusqu’aux contreforts Ouest formés par le Mont Zeravchan. Cependant, malgré ces découvertes, il ne parvient jamais à atteindre le « Toit du monde », le nom donné au Pamir en raison de la présence de trois sommets de plus de 7000 mètres. Alexeï Fedtchenko est décédé en 1873 à l’âge de 29 ans, lors d’un séjour de préparation dans les Alpes en vue d’une expédition future au Pamir.
C’est cinq ans plus tard que l’explorateur Vassily Oshanin découvre dans le Pamir un des plus grands glaciers de montagne au monde, qu’il nomme en l’honneur de son ami Alexeï Fedtchenko.
Perpétuation familiale
A la suite de la mort d’Alexeï Fedtchenko, sa femme, Olga Alexandrovna, et son fils, Boris Alexeïevitch Fedtchenko poursuivent ses recherches dans le but d’achever son rêve. Olga Fedtchenko avait réussi à transmettre à son fils Boris l’amour pour le voyage au Pamir. Ils étudient non seulement la faune et la flore, mais recueillent également des connaissances uniques quant à la vie et au quotidien des habitants de cette région montagneuse.
Ils organisent dès 1901, avec le soutien de de la Société impériale russe de Géographie, une première expédition. Son but était d’explorer la végétation du Pamir d’est en ouest, et plus loin en Inde à travers l’Hindou Kouch. Mais les pouvoirs coloniaux indiens leur refusent l’accès au Gilgit, en raison de prétendus dangers se trouvant en ces lieux.
C’est au milieu du mois de mai 1901 que l’expédition arrive au Pamir Oriental, en direction de Khorog. Au travers de nombreux comptes rendus et notes, Boris Alexeïevitch a fait part de ses impressions et écrit notamment à propos de la bienveillance des habitants de la région. Il rencontre le 24 juillet 1901 à Khorog Pir Saïd Youssouf Ali Shah, guide spirituel du Chougnan, région de l’est du Tadjikistan actuel. L’homme, qui lui fait forte impression, deviendra un compagnon important de ses futures expéditions.
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Dans ses écrits, Boris Fedtchenko soulignera de nombreuses fois l’abondance et la singularité de la nature rencontrée au Pamir. Il racontera son étonnement du nombre de plantes rares rencontrées entre les villages de Darmarakht et Andarob, au sud de Khorog. Il remarquera aussi la présence en grande quantité de Ferula, une plante herbacée de la région.
Après avoir exploré la région d’Ichkachim, Fedtchenko retourne à Khorog, où il a entamé le chemin du retour. Il est accompagné par Asis-Khan, volostnoï du Chougnan. Le volostnoï était, à l’époque, un officier chargé de gouverner un volost, un groupement administratif de 2 000 à 2 500 maisons. Asis-Khan accompagne donc Boris Alexeïevitch jusqu’au campement de Hajj-Nazar, situé à 150 kilomètres à l’est de Khorog, point qui marque la fin du premier voyage de Boris Alexeïevitch et de sa mère au Pamir occidental.
Retour au Pamir
Une nouvelle expédition de la Société russe de géographie est organisée trois ans plus tard, toujours sous la direction de Boris Fedtchenko. Le départ est donné du poste militaire Pamirsky, construit par les Russes en 1893, et situé aujourd’hui à l’emplacement de la ville de Mourgab. Au-delà des traditionnels enjeux botaniques, l’objectif était la découverte de glaciers, rivières et cols dans le but d’actualiser la carte du Pamir oriental.
Dans son article Second Voyage au Pamir, publié dans la revue de botanique française Bulletin de l’Herbier Boissier, le savant souligne à nouveau le rôle essentiel joué par les locaux dans le succès de ses explorations. « Le Poste Pamirsky, depuis mon expédition de 1901, a été transféré dans une nouvelle position, à 7 versts (1km, ndlr) plus bas dans la vallée du Mourgab […]. Grâce au choix de deux bons connaisseurs du Chougnan, invités à prendre part à cette expédition – le noble Asis-khan et Aman-bek, ci-devant : « volostnoï » du Wakhan – nous pouvons nous flatter de l’espoir de visiter des localités complètement inconnues et de recueillir tous les renseignements nécessaires sur ces régions lointaines »
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La carte ci-dessus permet de situer les principaux lieux mentionnés et ainsi mieux visualiser le voyage de 1904 de Boris Fedtchenko.
Boris Fedtchenko fait référence à Asis-Khan et Aman-Bek, figures de leurs régions respectives, et expulsés de ce qui était à l’époque l’Emirat de Boukhara vers le Pamir oriental. L’explorateur remarque en effet la relation extrêmement tendue qui existait entre les fonctionnaires de l’Emirat et les habitants et représentants locaux. Malgré la menace qui pesait sur la vie d’Aman-Bek, ce dernier donne sa parole d’accompagner l’expédition tout le long du trajet, jusqu’au Rouchan et la vallée du Bartang.
Le groupe franchit le col de Koi-Tezek le 19 juillet 1904 et parvient au bassin de Djauchangoz le soir même. Boris Fedtchenko a été profondément marqué par une rencontre avec un groupe de Tadjiks venus à leur rencontre. Ces derniers avaient décidé d’effectuer le trajet depuis les régions de Wakhan et de Shakhdara, afin de rencontrer les membres de l’expédition dont on parlait tant. C’est également à ce moment-là qu’Asis-Khan se sépare momentanément du groupe afin de retourner auprès de sa famille.
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Tout au long du voyage, Boris Fedtchenko a pris le temps d’effectuer une cartographie précise des zones traversées et consigna de nombreuses espèces de plantes, ainsi que leurs noms dans les langues des régions du Wakhan et de Shakhdara. Il remarque une grande différence entre ces deux langues. En paralèlle, il a également établi la généalogie des dirigeants du Shakhdara et retracé l’histoire du Wakhan, grâce aux informations de ses compagnons de voyage Aman-Bek et Asis-Khan.
Le premier Européen sur le col de Yamg
Après trois jours de traversée jusqu’au col du Vrang, l’expédition fait une halte dans la résidence d’Aman-Bek dans la région du Wakhan.
« Nous fîmes joyeusement campement sur l’agréable terrasse de la maison du volostnoï du Wakhan : nous nous mîmes à trier nos collections et nos notes, alors que pendant ce temps on préparait le dîner. Il y avait cette sorte de joie chez Aman-bek lui-même, qui avait retrouvé son chez-soi, chose qu’il croyait ne plus jamais pouvoir faire », décrit Boris Fedtchenko.
En poursuivant par la vallée du Shakhdara, le groupe passe par le col de Yamg. Boris Alexeïevitch note avec fierté dans ses publications qu’il était le premier Européen à se présenter sur ce lieu. Après une périlleuse descente au milieu des crevasses et glaciers, l’expédition s’arrête dans le kishlak de Sindev, terre de leur compagnon de voyage Asis-Khan. Symbole de la chaleur de l’accueil, une peau de lynx a notamment été offerte à Boris Fedtchenko.
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Le trajet se poursuit et le 9 août, l’expédition parvient à Khorog d’où ils suivirent la rivière Piandj pour rejoindre la région du Rouchan à la confluence des cours d’eaux du Piandj et du Bartang. Les récits racontent que de grands efforts ont été nécessaires pour traverser la rivière. Celle-ci effectuée, le groupe prend la direction de Kalai-Vamar, l’actuelle ville de Rouchan, résidence au Pamir occidental des gouverneurs de l’Emirat de Boukhara.
Boris Fedtchenko était inquiet, à juste titre, du sort réservé à son compagnon Aman-Bek lors de leur arrivée à Kalai-Vamar. Ce dernier en avait été chassé six mois plus tôt et une rumeur faisait état d’hommes envoyés par l’Emirat pour l’arrêter. Malgré cela, tout se passe sans accroc et les gouverneurs Ich-Mouradbek et Mirza-Mouhammad rencontrent le savant et ses hommes assez chaleureusement.
De Khorog à Tachkent
Boris Fedtchenko a été impressionné par le Bartang et ses paysages pittoresques faits d’étendues de rivières fertiles et d’immenses jardins, ainsi que par la nature hardie de ses habitants. Escalades le long des falaises, et passages sur des avancées escarpées au moyen d’une corde faisaient partie du quotidien de ces hommes et de ces femmes.
Après une période d’étude au Bartang, le groupe remonte en direction du col du Shtam, où beaucoup ont été de nouveaux impressionnés par les paysages s’offrant à eux. Se dressait majestueusement au loin, blanchis par la neige, les chaînons de la vallée du Gunt et ses nombreux glaciers. Une fois redescendu dans la vallée, le groupe se met en direction de Khorog, où devait se tenir la dernière réunion de l’expédition. On y discute notamment de l’invitation de Saïd Youssouf Ali Shah, Aman-Bek et Asis-Khan par le gouverneur général du Turkestan à Tachkent, ville qui marquerait la fin de leur voyage.
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« Avec nous se mirent en chemin pour Tachkent Saïd Youssouf Ali Shah, Aman-Bek, Asis-Khan et leurs serviteurs. Des centaines de Tadjiks se réunirent pour faire le début du chemin avec eux », raconte Boris Alexeïevitch. « Ces hommes dignes n’allaient pas seulement demander la restauration de leurs droits, mais aussi l’apaisement de la situation insoutenable de leur patrie. Nous avons eu la chance d’aller là-bas, là où personne n’a jamais été, principalement grâce à leur assistance, et de connaître grâce à eux des aspects de la vie du peuple du Pamir occidental, qui sont cachés pour l’Européen ».
Un héritage scientifique et historique
Pour tout chercheur s’intéressant à l’histoire des régions occidentales du Tadjikistan à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, les notes de Boris Fedtchenko s’avèrent être d’une valeur inestimable. Grâce à sa participation à plusieurs expéditions dans la région, il a été le témoin de nombreux événements historiques qu’il relate dans ses écrits. Son apport sur le plan scientifique a été conséquent, grâce à des observations décrites avec une exactitude et une précision exceptionnelles. Ces témoignages et observations sont sans commune mesure pour l’époque avec les autres récits de voyageurs, soldats et fonctionnaires.
La famille Fedtchenko laissera donc une marque importante dans l’histoire du Pamir et plus globalement dans la recherche et l’exploration scientifique. On trouve aujourd’hui leur nom associé à de nombreuses espèces de plantes et espèces animales. Un astéroïde a également été désigné en leur honneur, mais rien n’apporte bien sûr plus à la symbolique de leur amour pour le Pamir que le célèbre glacier portant leur nom.
Naïm Amonbekov
Journaliste pour Asia-Plus
Traduit du russe par François Robic
Edité par Adrien Delorge
Relu par Guilhem Sarraute
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