La présence de combattants tadjiks en Syrie est attestée dès les premières années de la guerre civile syrienne. Si l’essentiel de ces contingents s’est tourné vers l’Etat islamique, une partie d’entre eux a rejoint les rangs du Front Al-Nosra, devenu Hayat Tahrir Al-Cham, venu à bout du régime de la famille Al-Assad. Ils sont aujourd’hui actifs au sein des forces de sécurité du nouveau régime syrien, et parfois à des postes relativement élevés.
L’effondrement brutal d’un régime autoritaire constitue un moment d’espérance et de danger. L’espoir que cette rupture incarne n’est d’ailleurs pas le moindre de ces dangers. A la chute de l’Union soviétique, le Tadjikistan fut ainsi marqué par la douloureuse expérience de la guerre civile entre 1992 et 1997, dont la violence le distingue quelque peu des autres pays d’Asie centrale.
Aujourd’hui, c’est la Syrie qui se trouve, quelques mois après la chute de Bachar Al-Assad, de nouveau confrontée à la persistante menace de guerre civile. En décembre dernier, Radio Azzatyq, la branche kazakhe du média américain Radio Free Europe, reprenant une source issue du renseignement tadjik, dénombrait quelques 400 combattants tadjiks engagés au sein des forces de sécurité du nouveau régime syrien.
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Les combattants tadjiks, des étrangers parmi d’autres au service de Hayat Tahrir Al-Cham
Les massacres commis contre la communauté alaouite dans la province de Lattaquié, à partir de la nuit du 5 mars dernier, ont mis en évidence l’intérêt, pour le nouveau régime syrien, de compter dans ses rangs des supplétifs étrangers. Evalués à un total d’environ 10 000 individus et moins concernés par les difficiles équilibres communautaires syriens, ces derniers ont pu être mobilisés pour ces opérations de violence massive, lesquelles auraient causé la mort d’au moins 1 376 personnes.
Ces combattants étrangers, déployés au sein de brigades telles que la Katibat Al-Imam Al-Bukhari ou la Jamaat Al-Tawhid wal-Jihad, pourront facilement être désignés par la suite comme des éléments incontrôlables et seuls responsables de ces forfaits par le gouvernement d’Ahmed Al-Chaara qui cherchera à se dissocier de leur action tout en s’efforçant d’en capter l’éventuel bénéfice politique.
Le départ des combattants étrangers réclamé par la population syrienne
Selon le témoignage apporté par plusieurs survivants des massacres commis contre la communauté alaouite dans la province syrienne de Lattaquié, repris par RFI, l’accent de nombreux éléments des forces de sécurité syriennes ayant mené ces massacres trahissaient une origine non-syrienne, vraisemblablement ouzbèke et plus largement centrasiatique.
Le média tadjik Asia-Plus signalait déjà les manifestations de populations syriennes réclamant le départ des combattants étrangers après l’incendie volontaire d’un arbre de Noël, le 23 décembre dernier. 400 Tadjiks, ou 374 selon d’autres estimations, peuvent donc constituer une part somme toute numériquement restreinte au regard des 10 000 combattants étrangers, parmi lesquels se côtoient Ouzbeks, Ouïghours et Russes. Ce chiffre met d’ailleurs en évidence une nette décroissance des effectifs au regard des 1 900 Tadjiks présents en Syrie et Irak selon les estimations fournies par le Comité d’Etat pour la sécurité nationale du Tadjikistan en 2018.
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Néanmoins, au regard de la modeste population de ce petit pays, environ 10 millions d’habitants en 2023, cette proportion n’est pas anodine. Par ailleurs, certains de ces Tadjiks semblent s’être distingués au sein des forces de sécurité syriennes. Le même Asia-Plus signalait ainsi début janvier dernier la promotion de Saïfiddine Todjiboïev, ressortissant tadjik, au poste de chef de quartier général opérationnel du ministère de la Défense syrien. Avec une poignée d’individus, c’est un des rares non-Syrienà occuper des fonctions gouvernementales.
L’impossible sociologie des djihadistes tadjiks ?
L’attrait exercé par le djihad international sur la jeunesse tadjike est régulièrement souligné. La misère et le chômage ainsi que le déracinement des émigrés tadjiks, pour l’essentiel sur le sol russe, sont les facteurs les plus souvent avancés pour expliquer cette prédilection.
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Toutefois, si 85 % des Tadjiks appartenant à des organisations terroristes auraient effectivement pris cette voie suite à une expérience migratoire en Russie, cela ne correspond pas au cas de Saïfiddine Todjiboïev, ou encore des frères Isomiddinov, autres djihadistes, tous originaires de la province Sogdh dans le Nord du Tadjikistan. De la même manière, le cas fréquemment évoqué de Goulmourod Khalimov, ancien officier des forces spéciales du pays, devenu ministre de la Guerre de l’Etat islamique, réputé mort au combat en 2017, ne s’inscrit pas dans un parcours de migration économique et de faible instruction.
Les plaies de la guerre civile tadjike
Si Goulmourod Khalimov a participé à la guerre civile tadjike, la plupart des djihadistes du Tadjikistan engagés en Syrie ou relevant de l’Organisation Etat islamique au Khorassan (IS-K) sont des trentenaires. Saïfiddine Todjiboïev, manifestement le plus gradé, a 41 ans. Il n’est pas excessif d’affirmer que ces djihadistes sont des enfants de la guerre civile tadjike, laquelle a fait plus de 100 000 victimes et déplacé des centaines de milliers d’individus.
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Mais plus encore, dans un pays encore imprégné des réalités claniques, cet effroyable bilan global ne rend pas compte de la nouvelle géographie du pouvoir issue de la guerre. Ainsi, Saïfiddine Todjiboïev est originaire du district de Spitamen, dans le Nord du pays, tout proche de la ville de Khoudjand, ancienne Leninabad et fief des Khoudjandis, dont étaient issus l’élite politique tadjike du temps de l’URSS. Ces derniers furent largement marginalisés du pouvoir par le vainqueur de la guerre civile, Emomali Rahmon, lui-même issu du clan des Koulobis.
Saïfiddine Todjiboïev a d’ailleurs été le cadre local du Parti de la renaissance islamique avant de partir pour la Syrie autour de 2013. Ce parti d’opposition a été interdit par le président en 2015. Les frères Isomiddinov seraient d’ailleurs natifs du Nord du pays, comme Saïfiddine Todjiboïev.
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Quant aux combattants issus de la migration, tel Muhsin, beaucoup sont originaires de la région de Khatlon, sans doute la plus meurtrie par la guerre civile et un des principaux lieux de clivages entre les Koulobis et les forces de l’opposition politique. Toutefois, si ces facteurs doivent être pris en compte, ils ne forment qu’un aspect du problème. Les Tadjiks sont en effet loin de détenir un monopole régional en matière de vocation djihadiste, phénomène qui ne saurait donc être réduit à l’héritage de la guerre civile.
Des professionnels reconnus sur le marché de la violence internationale
En revanche, ce contexte contribue à leur assurer une position relativement valorisée en tant que professionnels de la violence, bien insérés dans un ensemble de réseaux et de routes du djihad international comme des narcotrafics. Population de montagnards aguerris, leur réputation comme leurs compétences sont recherchées par des organisations terroristes qui s’appuient largement sur les revenus de la drogue et de la terreur qu’elles inspirent.
Enfin, sur les quelques 1 900 Tadjiks dénombrés en Syrie en 2019, la diminution des effectifs doit être mise en perspective : en dehors des morts, et une minorité de repentis, la plupart ont vraisemblablement rejoint par la suite les rangs de l’Etat Islamique au Khorassan et simplement changé de théâtre d’opération.
Jonathan Bonjean
Rédacteur pour Novastan
Relu par la rédaction
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