Isolés dans une vallée du sud-est du Tadjikistan, les habitants de la vallée du Bartang sont bien décidés à ne pas quitter leurs terres. Les conditions y sont pourtant dantesques, entre éboulements, inondations ou tremblements de terre. Suzy Blondin, géographe à l’université de Neuchâtel, a passé du temps sur place pour comprendre cette situation. À première vue, la vallée du Bartang, dans le sud-est du Tadjikistan, apparaît assez peu accueillante. Des villages nichés entre 2 200 et 3 000 mètres d’altitude sont dominés par des chaînes pouvant atteindre 5 000 à 6 000 mètres, et desservis par des routes de terre. Ces dernières, peu entretenues et souvent coupées par des éboulements ou des inondations, sont en général le seul lien entre ces villages et le reste du Tadjikistan.
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Des tremblements de terres ou des avalanches se produisent également régulièrement, sans faire de victimes mais avec des dégâts matériels parfois importants. Environ 4 500 personnes vivent dans cette vallée, principalement d’élevage. « Régulièrement on parle des migrations environnementales dues au réchauffement climatique. Dans cet article, j’ai essayé de montrer que le phénomène était très complexe, et que de nombreuses personnes voulaient rester dans leur territoire, malgré les risques », explique à Novastan Suzy Blondin, docteure en géographie à l’université de Neuchâtel et spécialiste du Pamir, la chaîne de montagne qui englobe la vallée du Bartang.
Une vallée « protégée par Dieu »
Durant l’été 2020, la chercheuse s’est rendue dans la vallée pendant plusieurs mois avant de publier un article de recherche en octobre dernier dans la revue Geoforum. Ce dernier tente de comprendre pourquoi les Bartangis restent dans cette vallée, alors que le changement climatique cause de plus en plus de catastrophes. L’un des points marquants de cette étude est l’argument spirituel avancé par les Bartangis pour expliquer leur attachement à leur terre. « Pour les Bartangis, il est très important de rester, même si les conditions sont très rudes. Souvent, les habitants affirment que cette vallée serait protégée par Dieu et que les conditions matérielles difficiles les rapprocheraient de lui », explique Suzy Blondin. Les habitants sont adeptes de l’ismaélisme, une branche de l’islam chiite.
« Les habitants vantent également la pureté de l’eau et de l’air et se disent chanceux de vivre dans la vallée », ajoute la chercheuse. Les risques font aussi partie du jeu. « Les Bartangis disent qu’ils ont toujours vécu avec des risques et qu’ils y sont donc habitués. Il semblerait que l’attachement au territoire compense les risques », explique Suzy Blondin.
Un isolement tenace
Un autre signe de l’attachement des Bartangis à leur vallée est représentée par la trajectoire des jeunes. « Lors de mon séjour, j’ai pu discuter avec des jeunes qui ont envie d’avoir une expérience en ville mais de revenir ensuite. Il est parfois considéré que la ville pervertirait et que les citadins seraient centrés sur l’argent et plus matérialistes. Au contraire, la vie dans la vallée est considérée comme plus « pure » », décrit la chercheuse. De fait, si les jeunes Bartangis n’échappent pas à l’émigration, notamment vers la Russie, ils auraient tendance à rentrer après quelques années.
La vallée du Bartang possède donc cette aura presque intouchable sur ses habitants. L’impression d’être chez soi. « Ce qui est particulier dans le Bartang, c’est l’isolement. Plus les personnes sont isolées, plus elles conservent ou entretiennent des particularités. Cet isolement fait qu’il y a plusieurs couches d’identité : les habitants sont Bartangis avant tout, puis Pamiris, mais ne se sentent pas vraiment Tadjiks », explique Suzy Blondin. « Beaucoup sont déjà allés à Douchanbé (la capitale, ndlr) pour les études ou le travail, mais il y a cette idée qu’on se sent étranger là-bas. Beaucoup n’ont pas un niveau fluide en langue tadjike et les Bartangis pratiquent une religion différente, quand la majorité des Tadjiks sont sunnites », ajoute la chercheuse.
L’État peu présent
Cependant, la vallée a toujours un besoin important d’investissements pour sécuriser ses routes. « Ces habitants qui ne veulent pas partir ont le besoin et même l’envie de circuler dans la région et le pays. Besoin d’aller une à plusieurs fois par an à Khorog pour acheter des choses, aller à l’hôpital, étudier, etc. La question des routes et de l’accessibilité physique est assez vive dans cette région », estime Suzy Blondin.
Face à ces besoins, l’État tadjik semble démuni. Pays le plus pauvre de l’ex-URSS avec 859 dollars de produit intérieur brut par habitant, le Tadjikistan est aujourd’hui largement concentré sur le développement de la capitale Douchanbé ou des villes secondaires. La vallée du Bartang, située dans la région autonome du Haut-Badakhchan, n’est pas au cœur des priorités, notamment du fait de sa faible population.
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Pour autant, Douchanbé a tenté d’aider les Bartangis. « Le village le plus isolé de la vallée a été détruit aux deux tiers en 2015 à cause d’un tremblement de terre. Le gouvernement a proposé aux personnes de les reloger dans des maisons à l’entrée de la vallée, alors qu’elles vivaient au fond. Certains ont hésité mais de manière collégiale, ils ont décidé de rester », raconte Suzy Blondin.
« Suite à cela, le gouvernement a reconstruit des maisons dans le village, des lotissements, en béton. En général, la maison traditionnelle des Bartangis ne comporte qu’une seule pièce, où tout se passe. Dans ces nouvelles habitations, il y a plusieurs pièces. Aujourd’hui, elles sont parfois abandonnées pour servir de maison d’hôtes ou de stockage et les maisons traditionnelles sont, dans la mesure du possible, réparées », explique la chercheuse.
L’Aga Khan prend le relais
Pour mieux s’adapter aux demandes de la population, un autre projet, mené cette fois par la fondation Aga Khan, a été lancé en mai dernier. « Le village de Bassid, au centre de la vallée, est exposé à de nombreux risques : inondations, avalanches, chutes de pierres. La fondation Aga Khan voudrait relocaliser le village 200 mètres plus haut », décrit Suzy Blondin. L’Aga Khan est le leader spirituel des ismaéliens. « C’est un projet pharaonique. La fondation Aga Khan souhaite que les habitants puissent rester et s’adapter », ajoute la chercheuse.Lire aussi sur Novastan : Comment la Fondation Aga Khan tente de se maintenir au Tadjikistan
Des efforts sont ainsi en cours, mais ne devraient pas être suffisants pour que la vallée devienne accessible toute l’année. Sans que cela ne dérange les Bartangis.
Etienne Combier Rédacteur en chef de Novastan
Relu par Anne Marvau
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