Des langues uniques à la région du Pamir sont aujourd’hui au bord de l’extinction. Rencontre avec cinq jeunes figures qui se mobilisent pour préserver cet héritage.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 23 août 2020 par le média tadjik Asia-Plus.
C’est un combat de fourmi. Dans le massif du Pamir, au cœur du Tadjikistan, les langues locales sont en danger d’extinction. Parlées par environ 100 000 personnes, elles ne sont que rarement transcrites ou conservées.
Cinq jeunes Tadjiks tentent actuellement de préserver cet héritage, par des livres audios, des poèmes ou encore livres pour enfants. Tour d’horizon.
Firouz Sabzaliev, acteur et réalisateur
Depuis de nombreuses années, le réalisateur Firouz Sabzaliev joue dans des films, organise et supervise des tournages. En 2019, il a décidé de se lancer dans un projet de livre audio utilisant les langues traditionnelles du Pamir. Le projet a obtenu les soutiens nécessaires à sa réalisation et est aujourd’hui en cours de finalisation. Le livre audio se compose de deux recueils de « Contes du peuple tadjik » (« Afsonakhoi khalki tojik »). Chaque recueil contient des contes en langues shughni, rushan et wakhi. Firouz Sabzaliev explique qu’il a décidé de se lancer dans cette entreprise pour œuvrer à la préservation des langues du Pamir.
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Les langues du Pamir sont parlées principalement dans les provinces du Badakhchan et du Haut-Badakhchan, situées au nord-est de l’Afghanistan pour l’une et dans l’est du Tadjikistan pour l’autre. On les trouve également dans les régions frontalières entre le Tadjikistan et la Chine, ainsi que dans la province chinoise du Xinjiang. Certaines régions du Pakistan, comme le Gilgit-Baltistan, hébergent également des communautés utilisant ces langues. Le nombre de locuteurs natifs était estimé à 100 000 au début du XXIème siècle.
« Je ne suis pas grammairien ni linguiste, mais je ne pouvais pas rester les bras croisés. J’ai été fou de joie quand mon projet a été soutenu, j’adore faire plaisir aux gens et me rendre utile. C’est avec plaisir que je mène ce projet et je fais tout mon possible pour que mon travail rende les gens heureux », décrit auprès d’Asia-Plus Firouz Sabzaliev.
Le réalisateur a presque terminé son travail sur le livre audio, qui sera bientôt disponible sur Internet. Il a également d’autres projets en parallèle : des dessins animés en shugni et des films en libre accès sur YouTube.
« Mes livres audio seuls ne suffisent pas », explique Firuz Sabzaliev. « Pour préserver la langue, il faut l’enseigner. Les langues du Pamir doivent figurer au programme scolaire de l’école primaire. Il faudrait aussi qu’on les entende sur les télévisions ou radios locales« , ajoute-t-il.
Savri Koubatbekhovna, professeure de langues
Savri Koubatbekhovna vit depuis plusieurs années aux États-Unis. Elle voyage régulièrement dans de nombreux pays. « Durant mes voyages, je fais ma propre recherche personnelle sur les langues. J’écoute les sonorités des différentes langues et je m’interroge en permanence sur leurs similitudes avec ma langue natale du Pamir », décrit la chercheuse tadjike. « Par exemple, le mot « femme » en grec se dit « guenica », tout comme « Guenic » en shugni. En hindi, « jaldi » signifie « plus vite », en persan « xist » signifie « humide », en bulgare « chashma » signifie « source », tous ces mots se retrouvent également en shugni. Beaucoup d’autres langues possèdent des mots similaires à ceux de ma langue maternelle », explique-t-elle.
« Cela m’attriste de constater que l’on rencontre de moins en moins de mots que nous utilisions dans le temps, et que l’on utilise de plus en plus de nouveaux termes techniques. On ne s’en rend pas compte tant qu’on ne part pas vivre hors du Tadjikistan », estime Savri Koubatbekhovna.
Savri Koubatbekhovna travaille dans le secteur de la santé publique, mais lorsqu’elle effectue des traductions et donne des cours privés en parallèle, elle utilise la langue shugni sous sa forme la plus traditionnelle.
La jeune femme a par ailleurs créé sur les réseaux sociaux le groupe « Les langues du Pamir », où elle publie anecdotes, chansons, études scientifiques, et autres histoires sur ce thème. Cette plateforme facilite également les échanges avec ses compatriotes dans sa langue maternelle.
« J’échange toujours avec des gens qui parlent dans un shugni impeccable« , explique Savri Koubatbekhovna. « Ce sont des gens avec lesquels nous partageons la langue et la culture des alentours de la rivière entre le Badakhchan et l’Afghanistan, et qui vivent aux États-Unis. Chaque fois que j’ai une question sur un mot complexe, je me tourne vers eux », décrit-elle.
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Savri Koubatbekhovna s’est découvert un intérêt pour l’enseignement de sa langue maternelle lors de ses études à l’université de Khorog, la capitale du Haut-Badakhchan. Elle y a étudié l’anglais, ainsi que le français en seconde langue étrangère. Après avoir obtenu une maîtrise en linguistique à la faculté des arts de l’Université de Delhi, Savri Koubatbekhovna a commencé à travailler en tant que professeure d’anglais à l’école des langues professionnelles de l’Université d’Asie centrale, au Tadjikistan. Elle dit s’être inspirée des travaux de Toupchi Bakhtibekov, qui, selon elle, a été un des premiers à soulever la problématique des langues du Pamir. Il a conduit plusieurs travaux scientifiques sur la structure de la langue shugni et a beaucoup contribué à l’étude des langues du Pamir.
Savri Koubatbekhovna est convaincue que le soutien et la préservation de la langue passent par sa diffusion dans les médias, la radio, les livres, les journaux ou la télévision. « Tous doivent être accessibles à ceux qui parlent une autre langue, et ces mêmes personnes doivent œuvrer contre la disparition de la langue, parce que la langue est le reflet de la culture », estime-t-elle.
Safo Alinazar, poète
Safo Alinazar est un jeune poète, qui écrit des vers et des chansons dans sa langue natale du Pamir, le shugni. Très actif, il a déjà publié deux livres à ce jour.
Son premier livre, « Feu, Eau, Fumée », contient des vers exclusivement en langue shugni. Son second livre se nomme « Nan Ziv », traduction de « Langue Maternelle » ou de « Langue Natale ». Il connait déjà un grand succès auprès des amateurs et enthousiastes de vers en langue du Pamir.
En parallèle, Safo Alinazar travaille dans le domaine de l’éducation. « Régulièrement j’écris, je compose et j’édite de nouveaux vers en langue du Pamir, et je les publie sur Internet. Je pense qu’ainsi, les connaissances orales de la langue vont pouvoir se transmettre de génération en génération et, que nous pourrons sauvegarder au moins certaines parties. Je suis heureux de pouvoir y contribuer », affirme l’artiste.
« Aujourd’hui, nos langues du Pamir sont en danger, la mondialisation et la mauvaise qualité des traductions aggravent la situation et détruisent les spécificités uniques de ces langues », conclue-t-il.
Khousnia Khoutchamerova, enseignante
Employée à l’Alliance pour l’étude des langues en voie de disparition, Khousnia Khoutchamerova vit à New York depuis plus de dix ans, où elle étudie les langues du Pamir. Khousnia Khoutchamerova a 21 ans, et elle intervient aujourd’hui auprès d’étudiants américains pour leur parler des langues du monde en voie d’extinction.
La jeune femme conduit des recherches et s’est rendue plusieurs fois dans son pays natal, le Tadjikistan. Elle y a réalisé un sondage, auprès de personnes âgées du Pamir, afin d’identifier les mots rares que l’ancienne génération utilise encore à l’oral.
« Pour éviter que la langue du Pamir ne se détériore, je m’efforce comme je peux, avec mes propres moyens, de préserver toutes les informations que je peux collecter », décrit Khousnia Khoutchamerova. Elle conduit ses recherches en anglais, afin de porter ces problématiques à un niveau mondial.
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« Par mon travail, je parle beaucoup du Tadjikistan, de notre langue, de notre culture et de notre mode de vie. Je fais tout mon possible pour préserver ma langue natale, même si je me trouve loin à l’étranger. J’en ai l’opportunité, c’est aujourd’hui ma mission et elle est fondamentale », dit Khousnia Khoutchamerova.
La jeune femme écrit également des livres pour enfants en utilisant cinq langues du Pamir : le shugni, le rushan, le bartangi, le wakhi et l’ishkashimi. La série de livres illustrés se compose d’histoires recueillies dans toutes ces langues. Pour Khousnia Khoutchamerova, c’est un moment opportun pour une telle initiative. « Dans la mesure où l’avenir de la langue est entre les mains des enfants, les livres dans la langue du Pamir aideront à renforcer la connaissance de la langue et de l’histoire de nos ancêtres », note-t-elle.
Chervoncho Alomchoïev, chercheur en langues du Pamir
Le jeune chercheur Chervoncho Alomchoïev a consacré la totalité de ses travaux scientifiques aux langues du Pamir. Il dit avoir découvert une grande quantité de faits notables, grâce à de nombreux travaux réalisés par des historiens et écrivains de renommée internationale.
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« Beaucoup d’ouvrages scientifiques ont été écrits sur la langue, beaucoup de livres ont été publiés, malheureusement tous ces travaux ont été faits avant la dissolution de l’Union soviétique. L’importance de la préservation de la langue était souvent abordée dans les journaux, les magazines, les émissions de radio et à la télévision », décrit à Asia-Plus Chervoncho Alomchoïev.
« Une maison d’édition locale dénommée « Pamir » existait par exemple. De nombreux manuels scolaires étaient publiés dans les langues locales et des heures facultatives de langue shugni existaient. Les livres d’étude « Alphabet de langue shugni », « Grammaire de langue shugni », « Alphabet de langue yazghulami », ont été imprimés à l’époque », explique-t-il. Chervoncho Alomchoïev note, avec regret, que par la suite les formations, les publications et les diffusions en langue du Pamir dans les médias ont disparu.
« Malheureusement, aujourd’hui, le sort des langues du Pamir n’intéresse que ceux qui les utilisent, et ce sont les seuls à se battre pour elle », se désole le chercheur. Un constat illustrant la problématique de la préservation des langues traditionnelles, auquel le Pamir, de par sa richesse culturelle, n’échappe pas.
Vassila Boulboulchoïeva
Journaliste pour Asia-Plus
Traduit du russe par Juliette Amiranoff
Édité par Adrien Delorge
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