Tapis, écharpes, tchapans, tant d’arts du textile qui font partie de la culture islamique. Véritables œuvres d’art usant de techniques, de modèles et de structures géométriques complexes, ces créations sont le sujet d’étude principal de Carol Bier, historienne de l’art islamique. Dans cette interview, elle explique les enjeux, l’histoire et les techniques derrière cet art aujourd’hui connu et apprécié du monde entier.
En Asie centrale, les traditions ancestrales de production de textiles sophistiqués sont toujours mises en avant. Aujourd’hui encore, les coquets du monde entier réclament écharpes et tchapans, ces caftans traditionnels, conçus selon la technique de l’ikat.
Les tapis, luxueux, magnifiques et colorés, sont également l’objet d’un procédé complexe, transmis de génération en génération sur cette route du tapis qui couvre toute l’Asie centrale, l’Afghanistan, l’Iran, la Turquie, une partie de l’Égypte, l’Afrique du Nord et l’Espagne. Les interactions entre les peuples nomades et sédentaires de ces régions ont permis de développer cette production de textiles et tapis à laquelle s’intéresse de près l’historienne de l’art islamique Carol Bier.
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Central Asian Analytical Network (CAAN) : Vous avez publié de nombreux articles sur les aspects culturels de la géométrie dans l’art islamique. La culture centrasiatique propose en effet quantité de formes qui se répètent. Comment la géométrie s’est-elle manifestée dans l’art islamique ?
Carol Bier : J’ai beaucoup étudié les formes géométriques dans l’art islamique et l’architecture. Je m’y suis intéressée suite à des recherches sur le textile. Le modèle de textile est étroitement lié à la technique de tissage ou de couture, ou bien à la technique de l’ikat, une technique de teinture aussi appelée abrbandi, du perse « nuage » et « lier », en Asie centrale, ou tout du moins en Ouzbékistan. Ainsi, mon intérêt pour les formes géométriques, l’architecture et l’art islamiques est lié aux relations entre l’artisanat et les technologies, ou la construction dans le cas de l’architecture. Mes recherches ont montré l’apparition dans le monde islamique d’une esthétique algorithmique, si bien que la répétition en elle-même est porteuse de sens. Ce sens, comme je le comprends, est étroitement connecté à la géométrie et à son apparition.
Ce que nous savons de l’histoire des formes géométriques, c’est qu’au début du monde arabe, puis du monde perse, l’Asie centrale, l’Espagne et l’Afrique du Nord, des traductions et commentaires de textes anciens sur les mathématiques et la philosophie sont apparus. C’est à partir de là que ma compréhension et mon interprétation des choses ont pris des directions différentes. L’une d’elles concerne l’étude des écritures coraniques sur les monuments, construites sur des modèles géométriques.
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Je pense que les écritures et extraits coraniques choisis pour ces monuments peuvent nous aider à comprendre le fond et le sens des motifs, ainsi que les bâtiments eux-mêmes, mais aussi le mot Amtal, le pluriel de Mital. Ce terme a différentes significations selon l’allégorie ou la parabole, mais pour les mathématiciens, il est synonyme d’exercice géométrique. D’après moi, les extraits du Coran peuvent être interprétés à l’aide des couleurs des motifs géométriques sur les bâtiments ; ainsi, la géométrie appelle la géométrie. C’est à cette interprétation que je suis arrivée en étudiant la géométrie, l’art et l’architecture du monde islamique.
Vous étudiez principalement la culture textile de l’Orient, dont fait partie la région centrasiatique. Pourquoi le textile occupait-il une partie si importante de la vie de ces gens ? En fin de compte, ils pouvaient mener une vie simple, mais ils avaient tout de même des tapis magnifiques et des habits de soie. Y a-t-il une dimension spirituelle dans ces décorations et tissus ?
Je n’explore pas spécialement les considérations spirituelles. On pourrait les étudier plutôt par la tradition écrite ou, comme aujourd’hui, par des entretiens sur les pratiques. J’ai principalement travaillé avec les sources primaires, c’est-à-dire avec la culture matérielle.
Mais je peux dire que toutes les traditions textiles – de la production de chyrdak au Kirghizstan et de suzanis en Ouzbékistan, jusqu’à la production de tapis, etc. – s’appuient sur des ressources renouvelables qui sont facilement accessibles en Asie centrale. Ainsi, la production de feutre et de textile a une très longue histoire, qui prend racine à l’époque préhistorique.
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Les techniques de production textile en Asie centrale sont tout à fait inhabituelles, et nombre d’entre elles sont encore pratiquées aujourd’hui. Les productions d’ikat sont très diverses, par exemple, dans la vallée de Ferghana. La culture du coton y est assez répandue. Les réseaux d’achat et de préparation de teintures pour les matériaux étaient très développés. Les techniques de préparation du fil pour le tissu, mais aussi de teinture et de tissage, l’étaient également. Ainsi, un produit aussi simple qu’une écharpe, par exemple, est déjà le fruit de nombreuses technologies. Pour le chyrdak, la division du feutre en deux couches, puis la pose d’une couche sur l’autre, donne deux motifs identiques, mais avec un contraste de couleurs. C’est une utilisation magnifique d’une technique toute simple de chaleur et de compression pour produire du feutre à partir de fil de laine, avec un jeu de couleurs et d’ornements.
Mais ces dessins peuvent aussi être symboliques, comme la corne de mouton, la barbichette d’une chèvre ou autres éléments qui ont un sens fondamental pour la société locale. En Asie centrale, il existe un contraste marqué entre les cultures d’éleveurs et d’agriculteurs. Ce contraste montre la diversité géographique de la région avec des zones désertiques, des vallées où courent des rivières et des villes-oasis.
Vous avez écrit un article intitulé « Le tissage traditionnel dans l’Asie centrale pré-soviétique » (1992-1993), dans lequel vous parlez des arts textiles de Boukhara comme la broderie, le suzani, de la fabrication des tapis, de la technique de l’ikat, etc. Pouvez-vous en parler à nos lecteurs ? Ces méthodes anciennes sont-elles encore utilisées de nos jours ?
L’ikat, comme je l’ai dit précédemment, s’appelle abrbandi et est lié à la colorisation des fils principaux avant le tressage. Il est actuellement très répandu dans la vallée de Ferghana, où de nombreux studios, ateliers et fabriques produisent ce que nous appelons ikat. Dans les environs de Boukhara, Samarcande et Chakhrisabz, il existe également une tradition marquée de tissage de soie, que l’on appelle suzani.
Pour autant que je sache, nous ne pouvons remonter à l’ikat et au suzani qu’au XIXeme siècle, peut-être à la fin du XVIIIeme, mais nous avons des exemples plus anciens d’autres parties du monde musulman. Je ne suis pas sûre de savoir comment ces techniques sont arrivées en Ouzbékistan, mais elles existaient déjà avant le XIXeme siècle et sont très présentes aujourd’hui.
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Madina Kasymbaïeva est une tisseuse actuelle de suzanis à Tachkent. Son tissage moderne, qui s’appuie sur une base historique, a été mondialement reconnu. En Ouzbékistan, elle a reçu l’un des prix présidentiels réservés aux artistes. Ses travaux sont également présentés au British Museum de Londres.
Vos recherches s’intéressent aussi à d’autres thèmes, comme le kourak korpé kirghiz, un mot qui vient du turc « koura ». Les Kazakhs aussi ont de tels édredons, souvent appelés kourak korpé ou oïou korpé. Il y a également les oreillers traditionnels : en kazakh, ils s’appellent jastyk, en turkmène yassyk. Quelle est l’origine de ces termes ? Y a-t-il d’autres connexions entre les arts textiles, leurs noms et leurs techniques dans les pays d’Asie centrale ?
Yastyk est un mot pour désigner les oreillers en Turquie, et pour autant que je sache, tous ces mots sont étroitement liés les uns aux autres. L’utilisation d’un lexique commun dans différents contextes – du perse au turcique, du turcique au perse ou du tadjik au turc – amène au fait que de nombreux mots se ressemblent. Ainsi, jastyk, yassyk, zazdyk et yastyk sont des mots parents avec des différences de dialecte, et il y a également correspondance entre les arts qu’ils désignent. Cette correspondance culturelle est visible non seulement dans la technique de production de textile, mais aussi en architecture et en cuisine.
Les ornementations dépendent cependant du type de culture à laquelle appartiennent les pays. Par exemple, certaines décorations centrasiatiques sont en grande partie le produit d’une vie citadine, d’autres, d’une vie nomade. Parmi la population urbaine sédentaire, on choisit et reproduit davantage de dessins variés que chez les nomades.
La production principale des cultures nomades est, bien sûr, le tapis. Ils sont non seulement utilisés sur les sols, comme en Occident, mais aussi en qualité de portes et de protections, par exemple pour les coffres, ou pour couvrir le sol des yourtes. Ces tapis peuvent avoir une base de laine, une trame de laine et un molleton de laine ; c’est le molleton du tapis qui apporte les motifs.
Parlons des traditions de couture en patchwork et des tapis d’Orient. Quel est l’intérêt de la couture en patchwork ? Quelles sont ses racines culturelles ?
Le patchwork, technique domestique très importante, c’est ce qui se fait à la maison et pas dans les fabriques. On réunit les chutes de vieux tissus pour en faire des couvertures, des dessus de lit, des couvertures pour les chevaux ou des décorations pour les licols.
J’ai plus étudié les tapis que la couture de patchwork. Partir de la terminologie de tapis oriental, c’est déjà le marqueur d’un point de vue. Désigner quelque chose comme oriental, c’est supposer que c’est venu de l’Orient, qui se situait au XIXeme siècle – l’époque à laquelle correspond l’histoire des collections de tapis européens – vers l’Est d’Istanbul. Ce n’était pas l’Extrême-Orient auquel nous pensons aujourd’hui.
L’apparition des tapis d’Orient elle-même montre que ces tissus sont sortis des limites de leur origine culturelle de la route du tapis. Cette région est sèche, ce qui complique l’agriculture. C’est pourquoi les troupeaux de moutons et les bêtes fournissent aux gens leurs principaux moyens de subsistance. La laine, bien sûr, est une ressource renouvelable : vous tondez un mouton une ou deux fois par an et la laine repousse. Ce n’est pas comme le chachlyk (les brochettes, ndlr), qui ne se renouvelle pas.
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Les tapis fabriqués dans ces régions sont devenus des produits appréciés qui se vendent et s’offrent, que ce soit par des cadeaux d’ambassadeurs ou sous d’autres formes, aux colonisateurs venus d’Europe. Ainsi, les tapis sont sortis des limites du monde oriental et sont devenus des éléments habituels du monde occidental, ce qui a fait qu’on les catégorisait comme tapis d’Orient. Cette catégorie existe en grande partie encore aujourd’hui, bien qu’on considère désormais que cette appellation est politiquement incorrecte. Mais personne n’a jamais tissé de tapis oriental. Les femmes tissaient de simples tapis. C’est ainsi qu’ils s’appellent dans leurs propres cultures.
En ce qui concerne le patchwork, la disposition de ces petits carrés de tissus est supposée chasser le mal. Ainsi, cette technique possède des qualités défensives pour ceux qui les utilisent ou qui les portent.
Historiquement, c’étaient principalement les femmes qui s’occupaient de ce type d’activités. Je pense que les hommes devaient répondre des bêtes, de la composition du troupeau et de le mener paitre. Les femmes, de leur côté, se chargeaient de la traite des animaux et de la production de produits laitiers, mais aussi des traditions artisanales de préparation des fils et des tapis. J’ai vu des hommes qui fabriquaient du feutre – c’est un domaine traditionnellement masculin, car pour transformer la laine en feutre, il faut beaucoup presser. Le feutre était habituellement utilisé pour confectionner des capes de berger, des tapis de feutre ou des chapeaux de derviches.
En ce qui concerne la couture, elle fait aussi partie du royaume de la femme, au quotidien en tout cas. Dans le contexte commercial, j’ai vu des hommes coudre dans le Nord de l’Inde, en Chine de l’Ouest et en Asie centrale. Mais dans le cadre de ces différentes techniques textiles, il existe sans aucun doute des rôles et une différenciation de genres.
La fabrication des tapis est un travail dur, mais les Centrasiatiques, semble-t-il, y voient une toile pour exposer leur œuvre. Comment expliqueriez-vous cette tradition bien ancrée de la production de tapis ?
La fabrication de tapis a une bien plus longue histoire que le monde islamique, qui débute au VIIIeme siècle de notre ère en Asie centrale.
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Le plus vieux tapis connu provient d’une tombe kourgane de la région de Sibérie, en Russie. On l’appelle le tapis de Pazyryk. Il a été découvert en 1949 dans le permafrost de Sibérie. Vu le style, on peut estimer sa datation au Veme ou IVeme siècle avant notre ère, c’est-à-dire avant Alexandre le Grand. Ce qui est intéressant dans ce tapis de mon point de vue, c’est qu’il possède des propriétés techniques exceptionnelles. C’est un exemple de technique avancée de confection de tapis, et nous ne savons rien de la façon dont elle a émergé. Ce tapis a un fil dont les circonvolutions sont très resserrées, un fil qui décrit de beaux nœuds. Le modèle est déjà établi, comme pour des tapis plus tardifs, avec des motifs carrés ou rectangulaires, la répétition de dessins et de nombreuses bordures qui entourent le champ central.
Ainsi, la production de tapis date au moins du Veme ou IVeme siècle avant notre ère. Nous avons des fragments de tapis millénaires, de l’époque seldjoukide, mais aussi des tapis entiers du XVeme siècle ou plus tardifs.
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À l’époque soviétique, pendant la collectivisation, des fabriques de tissage de tapis ont été créées, si bien que la tradition s’est maintenue, mais dans un milieu plus commercial que domestique ou nomade.
Comment le commerce a-t-il influencé le développement de ces tissus ?
Il existe d’une part une tradition domestique, lorsque le textile est produit pour une utilisation personnelle et pour la population locale, et d’autre part la production commerciale. Les objets claniques étaient aussi vendus quand il y avait des besoins d’argent. Ils devenaient des marchandises. C’est sous l’Empire russe qu’ont eu lieu les plus gros efforts de collection.
Ainsi, les plus grandes collections de musées du monde se sont formées à Saint-Pétersbourg, puis, pendant la période soviétique, à Moscou. Dans les musées ethnographiques de ces villes ont été collectées certaines des plus belles collections de tapis ouzbeks. Leurs couleurs sont parfaitement conservées aujourd’hui s’ils n’ont pas trop été exposés à la lumière et n’ont pas été trop lavés. Ils sont vraiment magnifiques.
Qu’est-ce qui vous intéresse le plus dans ce thème : les symboles, l’esprit, les méthodes, les couleurs ?
Il y a un aspect que j’aime étudier à titre personnel, c’est la beauté : le dessin, la forme, la couleur… et ensuite, comme je le disais tout à l’heure, je suis charmée par la relation entre l’artisanat et la technologie, la production artisanale et de produits, que ce soit pour l’utilisation domestique ou pour le commerce. Je pourrais aller plus loin et dire que je suis enthousiasmée par le lien entre le design, la structure, la technique et la fonction.
Pendant toute l’interview, j’ai rappelé quelques-uns de ces liens, la teinture de la base, le tissage et la fabrication d’écharpes ; ou gérer un troupeau, préparer des fils, des couleurs, tisser des tapis et utiliser différentes techniques pour reproduire un modèle. La teinture donne au modèle de l’ikat toutes ses variations de haut en bas, dans les motifs. Quant aux motifs, ils se forment sur les tapis par l’intrication de différents morceaux de fils les uns après les autres. Si bien que c’est un sujet passionnant à étudier.
Propos recueillis par Elvira Aïdarkhanova
Pour CAAN
Traduit du russe par Paulinon Vanackère
Édité par Éléonore Bailly
Relu par Charlotte Bonin
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