Lors du dernier sommet de l’Organisaton des Etats turciques, le président turc Recep Tayyip Erdogan a une nouvelle fois plaidé en faveur de la latinisation des alphabets centrasiatiques.
A l’occasion du 11ème sommet de l’Organisation des Etats turciques (OET), Recep Tayyip Erdogan a appelé à l’adoption d’un alphabet commun à caractères latins par l’ensemble de ses Etats membres. À Bichkek, le dirigeant turc a déclaré que l’Azerbaïdjan et son propre pays seraient déjà prêts à franchir le pas tout en invitant le reste des états membres à les suivre.
L’idée d’un alphabet unique pour tous les Etats turciques n’est pas nouvelle puisque la question s’est posée sérieusement à partir de l’effondrement de l’URSS en 1991. La Turquie se trouvait déjà à l’origine de l’initiative. Celle-ci a organisé un symposium international à l’université de Marmara en novembre 1991, dont il est ressorti une première mouture d’alphabet panturc de 34 signes.
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Un alphabet commun à toutes les langues turciques
Le processus de création d’un système d’écriture commun s’est réactivé assez récemment, lorsque l’OET a mandaté une commission d’experts à cet effet, en collaboration avec l’Académie turcique, l’Institut de la langue turque et le Conseil suprême Atatürk pour la culture, la langue et l’histoire.
Composée de deux représentants pour chacun des cinq Etats membres, la Commission pour un alphabet commun au monde turcique s’est instituée en mai 2023. À l’issue de sa troisième session à Bakou en septembre dernier, la commission a annoncé l’assentiment à son projet par toutes les parties concernées. « Grâce à ce travail assidu, un accord a été trouvé sur une proposition d’alphabet turcique commun comprenant 34 lettres. Chacune d’entre elles représente un phonème différent existant dans les langues turciques » , indique le communiqué de presse officiel.
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Les spécialistes ont tout de même souligné que, tout en créant un alphabet commun, ils ont essayé de préserver le patrimoine linguistique propre à chaque peuple. Outre l’abécédaire latin habituel, leur travail contient plusieurs lettres originales avec des diacritiques.
Le système d’écriture adopté par la Commission n’est autre qu’une version mise à jour de la proposition de 1991. Cette dernière se fondait essentiellement sur l’alphabet turc moderne composé de 29 lettres, auquel la Turquie devra désormais ajouter les lettres Ә, X, Q, Ñ et Ū d’ici à l’unification.
Une réforme couteuse
Pour mettre en œuvre sa réforme titanesque dans le monde turcique, Ankara est prête à faire elle-même des sacrifices sous forme de dépenses pour modifier les programmes scolaires, la documentation, les panneaux de signalisation, etc. L’Azerbaïdjan, passé à l’alphabet latin en 1991, devra également s’adapter, puisque son alphabet compte 32 symboles à ce jour. Et que dire des autres Etats de l’OET qui emploient encore l’écriture cyrillique ?
Lors du 10ème sommet de l’OET, Recep Tayyip Erdogan avait déjà présenté l’alphabet commun comme un gage de cohésion entre les membres de l’organisation face aux défis à relever. Maintenant, à Bichkek, il considère que l’alphabet unique est « un signe que nous construisons l’avenir ensemble ». Or, dans quelle mesure les républiques d’Asie centrale sont-elles prêtes à « construire l’avenir » sous la houlette du « grand frère turc » ?
Une transition pas vraiment envisagée au Kirghizstan
Parmi elles, c’est peut-être le Kirghizstan qui aurait le plus de mal à faire la transition. Tout d’abord, le pays n’a pas encore vraiment planifié de romanisation de son écriture. L’alphabet de 36 lettres actuellement en usage n’est pour ainsi dire qu’une variante du cyrillique russe augmentée de trois symboles pour représenter graphiquement des sons propres à la langue kirghize : Ң, Ө et Ү.
Un autre facteur à prendre en compte est la seconde langue officielle kirghize, à savoir le russe. Ce statut est inscrit dans la Constitution, et la plupart des documents officiels sont dupliqués dans la langue de Pouchkine. Cela témoigne évidemment de l’influence persistante de la Russie dans le pays, mais aussi de l’ampleur de la tâche qu’il reste à accomplir.
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Enfin, les autorités ont récemment retouché le drapeau national en « redressant » les rayons du soleil et en apportant d’autres changements d’ordre esthétique. Bien que le gouvernement ait affirmé que des sponsors couvriraient la majeure partie du coût, la modification de l’emblème national aura bel et bien grevé le trésor public. Avec la réforme radicale de l’alphabet qui se profile à l’horizon, le budget serait tout simplement incapable d’absorber l’initiative turque.
Le bon élève kazakh ?
Le Kazakhstan emploie aujourd’hui une variante de l’alphabet cyrillique de 42 lettres datant des années 1940. Cependant, le premier président Noursoultan Nazarbaïev avait opté pour une latinisation au début des années 2000 – selon les analystes politiques, principalement dans le but de réduire la dépendance envers le « grand voisin du Nord ».
En 2017, le chef d’Etat a même approuvé une toute nouvelle version de l’alphabet comprenant cette fois-ci 31 symboles. Afin d’éviter une rupture radicale, une transition progressive était prévue jusqu’en 2025.
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Aujourd’hui, Kassym-Jomart Tokaïev se montre encore plus prudent que son prédécesseur, exhortant constamment les fonctionnaires à prendre leur temps avec l’alphabet latin pour éviter les erreurs. Le processus est donc repoussé de six ans, jusqu’en 2031. Mais voilà que resurgit l’initiative turque ! Le Kazakhstan ne fera donc vraisemblablement pas beaucoup de zèle dans cette affaire.
Un dédale politique
Pour l’Ouzbékistan, l’adoption de l’alphabet unique serait théoriquement plus simple. En effet, le pays est passé du cyrillique au latin depuis longtemps et emploie aujourd’hui les deux écritures. Islam Karimov, le premier président, avait déjà signé un décret en ce sens en 1993, en prenant l’alphabet turc comme base.
Néanmoins, les relations entre Tachkent et Ankara se sont peu à peu dégradées au début des années 2000, avant de se résoudre en 2016. Cette situation politique s’est répercutée sur l’alphabet, notamment avec l’introduction en 1995 des digrammes -sh et -ch inspirés de l’anglais pour rendre les sons /ʃ/ et /t͡ʃ/. Actuellement, l’ouzbek s’écrit avec 29 symboles, y compris les combinaisons de lettres et l’apostrophe faisant office de signe dur.
Malgré les décrets prescrivant un usage plus fréquent de l’alphabet latin, celui-ci ne s’est pas véritablement imposé dans la république. Depuis que Chavkat Mirzioïev est au pouvoir, plusieurs projets de réforme ont défilé et les expérimentations se poursuivent. Par exemple, il est actuellement envisagé de restaurer la graphie -ş au lieu de -sh et de remplacer -ch par -c.
Une réforme qui divise
Les discussions autour d’une éventuelle réforme alphabétique ne datent pas d’hier. En fait, le pays est divisé en deux camps : les jeunes de moins de 35 ans ont une préférence pour l’alphabet latin, alors que les personnes âgées sont réticentes à abandonner le cyrillique qui leur est familier et, parfois, ne parviennent même pas à déchiffrer les inscriptions de leur langue maternelle dans le nouvel alphabet.
Bon gré mal gré, l’Ouzbékistan pourrait être en mesure d’adapter son alphabet latin au modèle unique proposé par l’OET en limitant la casse. La conservation du double système d’écriture qu’il pratique aujourd’hui rendrait en tout cas la chose plus aisée.
Tout changer pour que tout demeure ?
Si la réforme proposée par la Turquie venait à être mise en œuvre, ce ne serait de loin pas la première fois que l’Asie centrale changerait d’écriture. Avant la révolution bolchévique de 1917, c’était l’alphabet perso-arabe qui prédominait dans la région. Au milieu des années 1920, l’URSS a décidé que ses peuples turciques emploieraient tous une variante de l’alphabet latin : le yanalif.
Ce nouvel ordre a été introduit en 1930, mais l’URSS a fini par imposer le cyrillique sur tout son territoire dix ans plus tard. L’Asie centrale s’est donc mise à utiliser des systèmes d’écriture lointainement inspirés de l’alphabet de Vassili Radlov. Pour sa part, la Turquie a abandonné l’arabe ottoman pour son alphabet actuel en 1928, dans le cadre des grandes réformes kémalistes.
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En réalité, ce va-et-vient était plutôt anodin en Asie centrale : la majorité de la population étant de toute façon illettrée, elle apprenait le nouvel alphabet en partant de zéro. Maintenant, c’est une autre histoire. Et l’exemple de l’Ouzbékistan, qui a opté pour le latin il y a 30 ans sans parvenir à abandonner le cyrillique, montre la complexité des réformes alphabétiques à notre époque.
Un changement synonyme d’inégalités sociales ?
Encore aujourd’hui, il n’est pas rare pour les Ouzbeks de voir des touristes déchiffrer des inscriptions latines dans leur langue maternelle plus facilement qu’eux. En cas d’imposition de l’alphabet turcique commun aux républiques post-soviétiques, l’absurdité n’en sera que plus grande car il faudra prendre en compte les coûts pour le matériel scolaire, les panneaux de signalisation, les passeports et tout autre document officiel.
L’impact de la romanisation sur les travailleurs migrants interroge également. Après tout, la Russie reste leur principale destination, et la situation ne devrait pas changer sur ce plan dans les années à venir. Les émigrés d’Asie centrale, en particulier les jeunes, sont déjà confrontés à des problèmes de méconnaissance du russe. Pendant ce temps, Moscou durcit ses exigences linguistiques puisqu’un examen raté équivaut à l’impossibilité d’obtenir un permis de travail.
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Ainsi, à long terme, l’introduction de l’alphabet latin risque d’entraîner l’émergence de générations incapables de lire et d’écrire en cyrillique. Dès lors, comment faire pour travailler en Russie ? Le pays compte à lui seul plus d’un million d’Ouzbeks. Même en envisageant d’autres débouchés pour la main-d’œuvre, aucun Etat ne serait capable d’employer un aussi grand nombre de travailleurs centrasiatiques.
Réalité ou utopie ?
La question d’un alphabet, voire d’une langue véhiculaire unique en Asie centrale, a déjà été l’objet de nombreux débats par le passé. En 2007, dans un commentaire pour le média Fergana News, le professeur d’histoire Goga Hidoyatov avait qualifié la proposition de créer une langue commune de « délire panturquiste« .
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« Bien sûr qu’il ne peut pas y avoir de langue turcique commune ! Pour moi, c’est une utopie ! L’Azerbaïdjan a Nizami (poète médiéval, ndlr), nous avons Navoï (poète de langue tchagataï, ndlr), disons que le Xinjiang a ses propres auteurs et ses propres traditions ; comment voulez-vous concilier tout cela ? Ce serait comme si demain, par exemple, on créait une langue panslave« , récapitulait le chercheur.
Finalement, parmi les huit documents conclus entre les chefs d’Etats lors du sommet de Bichkek en novembre dernier figure un mémorandum d’entente. Ce dernier prévoit le développement d’un grand modèle linguistique turc pour l’OET. Ce texte contient probablement des clauses relatives à la création d’un alphabet unique. Mais des paroles aux actes, il faut parfois attendre longtemps, surtout s’il s’agit d’une réforme linguistique de cette ampleur.
La rédaction de Fergana News
Traduit du russe par Adrien Mariéthoz
Edité par Augustin d’Artigues
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