Des experts en matière de droits humains et d’égalité des genres ont publié en novembre dernier une version actualisée de l’Index de la paix et la sécurité des femmes, traitant de la situation des femmes dans 177 pays. Les républiques d’Asie centrale se situent à peu près au milieu du classement : le Turkménistan domine le classement régional, devançant nettement ses voisins. Le média Fergana présente des doutes quant aux conclusions des analystes internationaux.
Etabli conjointement par des spécialistes de l’Institut de Georgetown pour les femmes, la paix et la sécurité et de l’Institut de recherche sur la paix d’Oslo, le Women Peace and Security Index (WPSI, Index de la paix et la sécurité des femmes) paraît tous les deux ans. Les experts prennent en compte une dizaine de critères, organisés selon trois catégories : l’inclusivité, l’égalité des droits et la sécurité. La première catégorie comprend, par exemple, l’accès à l’éducation ou à l’emploi et la participation des femmes au pouvoir. La deuxième, les questions de discrimination devant la loi. La troisième, le niveau des violences domestiques et la proximité d’un conflit armé.
Différents rapports et comptes rendus d’études globales sont consultés dans la préparation du WPSI, notamment ceux des départements statistiques des Nations unies (ONU), de l’Organisation des nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco), de l’Organisation internationale du travail (OIT), de l’Union interparlementaire et de l’Organisation Gallup.
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A titre de comparaison, le Turkménistan n’est en tout qu’à un point de la Russie, mais devance des pays comme Chypre, la Biélorussie et le Brésil en termes de paix et de sécurité des femmes.
Turkménistan : un chef de file très contestable
La première place qu’occupe le Turkménistan dans ce classement régional peut être remise en question à bien des égards, à commencer par l’interdiction de porter des vêtements de couleur vive qui y a cours depuis le mandat du premier président, Saparmourat Niyazov. En effet, les autorités exigent des femmes turkmènes qu’elles se vêtent uniformément de longues robes austères dissimulant leur silhouette – donc point de jeans moulants.
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Non contents de maintenir de telles règles jusqu’à nos jours, les successeurs de Saparmourat Niyazov à la tête du pays – Gourbangouly Berdimouhamedov et son fils Serdar Berdimouhamedov – ont renforcé les prescriptions. Par exemple, les employées de l’Etat ont l’obligation de porter exclusivement le costume national et encourent une amende en cas de violation de ce code vestimentaire. Quant à la manucure et au maquillage, c’est tout simplement tabou.
Serdar Berdimouhamedov, qui a accédé à la présidence en mars 2022, est considéré comme un défenseur de la beauté naturelle des femmes, alors que plusieurs médias le qualifient ouvertement de misogyne. Le dirigeant doit cette épithète à des interdictions tacites. Ainsi, il a été rapporté que les fonctionnaires ont restreint le travail des salons de beauté à sa demande : il n’est désormais possible que de s’y faire couper les cheveux, et les procédés cosmétiques, auxquels les femmes avaient pratiquement toutes recours, sont eux aussi interdits.
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Il est également notoirement connu que les forces de l’ordre effectuent des razzias dans les marchés et les magasins pour vérifier la présence de marchandise illicite, dont le rouge à lèvre, le verni à ongles, le mascara et autres produits cosmétiques.
Une situation qui tend à s’empirer
La chirurgie plastique, elle aussi, hérisse Serdar Berdimouhamedov. Augmentations mammaires, corrections des lèvres, injections de botox pour atténuer les rides – tout cela est hors-la-loi au Turkménistan. Selon des sources locales, des fonctionnaires spécialement formés ont procédé à un contrôle en automne 2022, avec pour résultat le licenciement de plusieurs dizaines d’hôtesses de l’air et de contrôleuses de train. La raison ? Elles avaient osé recourir à la chirurgie et à la cosmétique pour modifier leur apparence naturelle.
Un autre exemple de discrimination envers les femmes au Turkménistan est qu’elles ne peuvent prendre le volant que si elles remplissent un certain nombre de conditions non officielles : être âgée d’au moins 40 ans, être mariée et posséder un permis de conduire. Les autorités contrôlent également la place des passagères à l’intérieur. Aussi bien dans les taxis que dans les voitures de particuliers, elles doivent être assises à l’arrière. Etre à l’avant est un privilège réservé aux hommes.
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« La cerise sur le gâteau », relève un rapport de la Fédération internationale pour le planning familial paru en mai de l’année passée, c’est que les femmes turkmènes sont privées de leur « autonomie corporelle » et soumises à un « harcèlement reproductif » : l’avortement est pratiquement interdit, et la plupart des femmes n’ont pas voix au chapitre sur les questions de contraception et de consentement.
En clair, les femmes au Turkménistan sont traitées comme des citoyennes de seconde zone. Les mariages forcés, les tests de virginité et les violences domestiques sont monnaie courante. Environ 60 % des femmes turkmènes pensent que les maris ont pleinement le droit de battre leur conjointe. Sur le plan législatif, elles ne bénéficient d’aucune protection, si ce n’est le droit de subir en silence.
Kirghizstan : la violence comme tradition
Le Kirghizstan occupe la fin du classement régional et mérite amplement sa place. La coutume moyenâgeuse de l’enlèvement forcé de la mariée y est encore largement répandue. En kirghiz, elle se nomme ala katchouu, soit littéralement « attrape et cours ». En effet, beaucoup considèrent encore comme normal que des inconnus fassent monter de force une fille dans une voiture en plein jour et l’emmènent vers une destination inconnue.
Parfois, de tels incidents virent au drame. Par exemple, le meurtre de Bouroulaï Tourdaliyeva, âgée de 19 ans, a choqué l’opinion publique en 2018. La police routière a arrêté la voiture de son fiancé-ravisseur, après quoi les jeunes gens ont été emmenés au poste. Là, le jeune homme est devenu violent et a poignardé sa victime à mort dans un accès de rage, avant de tenter de mettre fin à ses propres jours. Il a cependant été réanimé et purge aujourd’hui 20 ans de réclusion dans une colonie pénitentiaire.
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Il en va de même avec l’enlèvement en 2021 d’Aïzada Kanatbekova, âgée de 26 ans, dont le corps a été retrouvé deux jours après sa disparition. D’après l’enquête, elle avait tenté de résister à son fiancé, qui l’a violée et étranglée avant de se suicider. Il faut préciser que cinq personnes avaient prêté main forte au ravisseur dans l’enlèvement. Par la suite, ses complices ont été condamnés à des peines allant jusqu’à sept ans de prison.
Si ces deux affaires ont défrayé la chronique, l’immense majorité des cas sont en fait passés sous silence. Par exemple, à la fin 2023, les médias ont parlé d’un cas où la famille du « fiancé » n’a pas réussi à persuader une jeune fille d’épouser son ravisseur, qu’elle ne connaissait pas. Tant et si bien que la jeune fille a été ramenée chez ses parents avec les excuses du « fiancé ». Finalement, les deux parties se sont réconciliées et le jeune homme s’en est sorti avec une peine légère, trois ans de sursis.
Des autorités qui cautionnent ce type de comportement
Le plus grave, c’est que les autorités se montrent souvent réticentes à inscrire l’enlèvement de la mariée comme une infraction pénale. Le député Meïkinbek Abdaliev a tiré un parallèle douteux entre le vol de bétail et l’ala katchouu : à ses yeux, le premier serait un délit grave et le second une « tradition nationale ». Ainsi, il a expliqué que les vols d’animaux méritaient un durcissement des peines, mais pas les mariages forcés.
La violence et les mauvais traitements infligés aux femmes deviennent aussi des « traditions » au Kirghizstan. Les médias rapportent sans cesse de nouveaux incidents de différentes régions du pays. Un cas flagrant s’est produit en septembre 2023, où un homme a torturé et mutilé son ex-femme pendant plusieurs heures, la soupçonnant d’infidélité.
Auparavant, la femme s’était adressée à la police à deux reprises pour viol. Les forces de l’ordre avaient d’abord favorisé un règlement à l’amiable. La deuxième fois, l’affaire avait été portée devant un tribunal, mais le juge s’était contenté de survoler la question en condamnant l’accusé à trois ans de sursis pour une infraction normalement passible de prison ferme.
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La réponse inappropriée des autorités ne s’arrête pas là. Au printemps 2023, le chef de la police de Bichkek, Azamat Nogoïbaïev, s’est distingué en commentant un fait divers : une jeune fille de 13 ans s’était suicidée après avoir été violée, et l’officier a expliqué que de tels incidents sur mineures étaient causés par leur engagement volontaire dans des relations sexuelles avec les violeurs. Le scandale déclenché sur les réseaux sociaux s’est soldé par le licenciement d’Azamat Nogoïbaïev, qui a toutefois retrouvé un poste à responsabilité au ministère de l’Intérieur par la suite.
Ouzbékistan : des progrès législatifs loués
Ceux qui peuvent légitimement s’enorgueillir de protéger les droits des femmes sont l’Ouzbékistan et le Kazakhstan, qui ont effectué une série de changements fondamentaux dans leur législation dans ce sens.
En Ouzbékistan, les défenseurs des droits de l’Homme se sont battus plus d’une année contre l’administration pour introduire la notion de violence domestique dans le code pénal. Finalement, le président Chavkat Mirzioïev a signé une loi visant à protéger les femmes et les enfants en avril 2023. Du reste, le harcèlement sexuel a été ajouté à la liste des infractions administratives et désormais, les attouchements, les gestes et les commentaires offensants sont également passibles d’une sanction. Dans ces cas, la loi prévoit un arrêt pouvant aller jusqu’à 15 jours.
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Bien que les activistes locaux n’y voient que des demi-mesures auxquelles il faut tout de même se résoudre, ces changements constituent à ce stade un progrès, comme l’ont souligné des représentants d’organisations internationales. Par exemple, Amnesty International a salué la criminalisation des violences domestiques, qualifiant les actions du gouvernement d’avancée essentielle de l’Ouzbékistan dans le respect de ses engagements en matière de droits de l’Homme.
Ce qui compte, c’est que le mécanisme fonctionne. Les condamnations pour harcèlement impliquent des peines à la mesure de la gravité des méfaits, particulièrement lorsque les victimes sont mineures. Les coups portés aux femmes battues, qui pouvaient naguère passer pour des accidents, donnent lieu maintenant à des enquêtes plus approfondies. Le ministère de la Justice a sérieusement entrepris de créer un registre des pédophiles.
Kazakhstan : un cas similaire à son voisin ouzbek
Au Kazakhstan aussi, les violences domestiques sont un sujet de débat depuis des années. A l’automne dernier, le chef de l’Etat, Kassym-Jomart Tokaïev, a donné l’instruction de durcir les peines pour de tels crimes. Les législateurs ont préparé une série d’amendements aux codes administratif et pénal. Parmi les réformes qui apparaissent les plus révolutionnaires, il y a une nouvelle réglementation permettant à la police de poursuivre les maris violents, même en l’absence de plainte des victimes.
Cette innovation devient particulièrement pertinente à la lumière des statistiques du ministère de l’Intérieur, qui révèlent que, depuis le début de l’année, environ 5 000 examens de cas de violence intrafamiliale ont été abandonnés en raison de la réconciliation des parties.
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Le Kazakhstan prend également au sérieux la lutte contre les mariages forcés. Le Commissaire des droits de l’Homme kazakh a attiré l’attention sur le fait qu’il n’existe pas d’article pénal sur le « vol de la mariée » et a proposé de combler cette lacune. En même temps, il suggère d’abolir l’exonération pénale des kidnappeurs qui laissent partir volontairement leurs victimes.
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Cette tradition est également très répandue au Kazakhstan, en particulier dans les régions méridionales. Les filles enlevées pour être mariées sont souvent battues ou violées. Il faudrait donc amender la loi de protection des femmes sans plus tarder.
Tadjikistan : un cas « moyen »
Enfin, le Tadjiksitan se situe dans le ventre mou au niveau des droits des femmes : les médias ne regorgent pas d’informations sur la violence domestique et les violations des droits ne donnent pas lieu à des affaires retentissantes, alors qu’elles sont en réalité nombreuses. Néanmoins, certains développements positifs méritent d’être notés, par exemple la punition des belles-mères qui humilient leurs belles-filles.
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Désormais, la justice ouvre des enquêtes et engage des poursuites pénales débouchant sur de véritables peines en cas de meurtre ou de suicide de victimes d’abus. Par exemple, deux verdicts ont fait parler d’eux en 2022 : deux femmes âgées ont été condamnées respectivement à sept et cinq ans de prison. Peut-être qu’après cela, les belles-mères tadjikes cesseront de tyranniser les épouses de leurs fils.
Des marges de progrès et des inquiétudes confirmées
Les pays d’Asie centrale diffèrent quant à la situation de la défense des droits des femmes, et le Turkménistan n’apparaît pas vraiment comme un précurseur en la matière. Visiblement, sa réputation doit son salut au fait que la plupart des interdictions ont été introduites officieusement, tandis que les chercheurs de l’IWPS ne se sont appuyés que sur des données officielles.
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Reste à espérer que la situation en Asie centrale ne dégringole pas au niveau de l’Afghanistan voisin où, à en juger par les rapports des médias et des activistes, le beau sexe est pratiquement privé de tout droit. Dès lors, rien d’étonnant à ce que l’Etat dirigé par les talibans occupe la dernière place de l’IWPS.
La rédaction de Fergana News
Traduit du russe par Adrien Mariéthoz
Edité par Victor Gomariz
Relu par Charlotte Bonin
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Vincent Gélinas, 2024-03-29
C’est bien que l’article remette en perspective le classement du Turkménistan. Toutes les statistiques sont douteuses en Asie centrale et aucunes ne le sont davantage que celles du Turkménistan!
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