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Crise du pouvoir et montée de l’autoritarisme en Asie centrale

Ces dernières années, les Etats d’Asie centrale ont connu une série de crises politiques et économiques qui ont alimenté les inégalités et la pauvreté. Face aux manifestations, les pouvoirs de la région jouent la carte de la répression et se cachent derrière des réformes de façade. Les spécialistes de la région sont certains que les soulèvements sociaux seront encore nombreux.

Présidents d'Asie centrale
Les cinq présidents d'Asie centrale, chacun participant au renforcement ou au maintient de l'autoritarisme dans leurs pays respectifs. Photo : Akorda.

Ces dernières années, les Etats d’Asie centrale ont connu une série de crises politiques et économiques qui ont alimenté les inégalités et la pauvreté. Face aux manifestations, les pouvoirs de la région jouent la carte de la répression et se cachent derrière des réformes de façade. Les spécialistes de la région sont certains que les soulèvements sociaux seront encore nombreux.

La pandémie et la guerre en Ukraine sont désignées comme les principales raisons des crises économiques qui touchent l’Asie centrale. Selon Franco Galdini, chercheur sur l’Asie centrale à l’Université de Manchester, le système économique des pays de la région – qui repose essentiellement sur l’exportation de matières premières – est facteur de précarité. Cette logique économique empêche les Etats de la région d’établir une filière industrielle répondant aux besoins des populations : des emplois et des salaires décents.

« La production industrielle est principalement soutenue par les rentes en ressources naturelles et sa rentabilité est soumise aux montées et chutes des prix des matières premières. Ces rentes sont exploitées par la bureaucratie étatique et, le plus souvent, se trouvent entre les mains d’une seule personne. Cela contribue à un haut niveau de corruption », explique Franco Galdini.

Elmira Satybaldieva, consultante au centre de recherches et d’analyse des conflits à l’Université de Kent, constate que, ces 30 dernières années, les Etats centrasiatiques n’ont pas réussi à se détacher de leur dépendance économique à l’exploitation des matières premières. C’est particulièrement le cas du Kirghizstan dont les réserves d’or commencent à s’épuiser – particulièrement à Koumtor, le gisement le plus important de la région.

« Les pays de la région n’arrivent pas à attirer les investisseurs étrangers dans le secteur de la production, à l’exception du Kazakhstan et de l’Ouzbékistan qui ont leurs propres ressources dans le domaine », souligne Elmira Satybaldieva. Le néolibéralisme occidental a pour effet d’empêcher la représentation des pays d’Asie centrale, les limitant à leur rôle d’exportateurs d’énergies fossiles.

La démocratie « pas encouragée »

« Il est important de rappeler que la communauté internationale n’a jamais eu l’idée d’encourager l’implantation de démocraties dans la région. Ce qui lui importait par-dessus tout était d’avoir un accès à des ressources naturelles à un faible coût. De ce point de vue-là, la politique néolibérale et la démocratie ne sont pas interdépendantes, elles sont même parfois contraires », ajoute Elmira Satybaldieva.

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Si la démocratie était établie dans les pays d’Asie centrale, les entreprises n’auraient pas été privatisées contre l’intérêt des populations, les marchés financiers régionaux n’auraient pas été déréglés et les dépenses sociales diminuées.

Selon la chercheuse Elmira Satybaldieva, les réformes néolibérales n’ont conduit qu’à un unique résultat : les élites ont pris le pouvoir et se sont accaparés le capital. En découle un écart social énorme qui compromet la légitimité de la classe dirigeante.

Protestations et répressions

Malgré un haut niveau de dépolitisation dans les sociétés centrasiatiques, la crise économique et la délégitimation des pouvoirs dirigeants entraînent une part grandissante des populations à participer aux manifestations. En 2022, toutes les sociétés de la région étaient concernées.

Les manifestations au Kazakhstan ont débuté en réaction à la hausse du prix du gaz, et en Ouzbékistan après la décision du gouvernement d’abolir l’autonomie de la République du Karakalpakstan en modifiant la Constitution. Les actions de protestation et les manifestations ont réuni les habitants et activistes du Kirghizstan contre la cession du barrage de Kempir-Abad à l’Ouzbékistan et contre les répressions politiques. Les habitants du Haut-Badakhchan au Tadjikistan se sont emparés de la rue contre le silence de l’Etat après l’assassinat et les arrestations en série d’innocents.

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Dans ces pays, les manifestations se sont muées en mouvements sociaux contre les inégalités et l’arbitraire du pouvoir. Au Kazakhstan, en Ouzbékistan et au Tadjikistan, les manifestations ont été réprimées par les forces armées et des citoyens y ont perdu la vie. Dans les Etats d’Asie centrale, chaque vague de manifestations est suivie d’une vague de répression.

Au Kazakhstan, les activistes et journalistes subissent de plus en plus de pressions de la part du gouvernement. Dans la région du Karakalpakstan en Ouzbékistan, la société civile a été quasiment réduite à néant. Le pouvoir tadjik a, quant à lui, interdit les cercles privés de prières dans la région du Haut-Badakhchan, avec l’objectif de saper l’auto-organisation des populations. Depuis, les prières ne sont autorisées que dans les centres ismaéliens officiels – et il n’y en a que deux dans tout le pays. Au Kirghizstan, la liberté d’expression est sérieusement mise en danger, les agressions de journalistes et d’activistes sont plus nombreuses.

Hausse des prix, guerre et pauvreté

L’épreuve la plus importante que rencontrent les pays d’Asie centrale depuis plusieurs années est une inflation croissante en raison des perturbations dans la chaîne d’approvisionnement, de la hausse des prix du carburant et des denrées alimentaires.

La hausse du rouble a permis aux travailleurs migrants tadjiks, kirghiz et ouzbeks d’augmenter leurs revenus mais a intensifié la dépendance des économies centrasiatiques aux transferts de fonds en provenance de Russie. Ce facteur, ainsi que les exportations vers la Russie et la fuite de citoyens russes voulant échapper à la mobilisation, n’ont pas joué en la faveur des économies d’Asie centrale. Seules les économies turkmène et kazakhe ont été positivement affectées par la hausse du prix des hydrocarbures, mais les problèmes structurels de la classe ouvrière demeurent irrésolus.

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Au Kazakhstan, plus de 2,1 millions de personnes sont des travailleurs indépendants : 81,4 % d’entre eux gagnent moins de 443 dollars (420 euros) par mois, le salaire médian du pays. S’ajoutent à cela 1,1 million de personnes travaillant de façon informelle.

Au Kirghizstan, plus d’un million de personnes travaillent en dehors des frontières du pays en raison du faible taux d’emploi : ils représentent près de la moitié de la part active de la population. Au Tadjikistan, c’est près de 700 000 travailleurs qui ont choisi d’émigrer, soit près de 30 % de la population active. En Ouzbékistan, plus de 2,3 millions de personnes ont quitté le pays pour trouver un emploi et près de la moitié de la population en âge de travailler œuvre dans l’économie informelle.

Un niveau de vie qui stagne

« Au-delà des ouvriers du secteur industriel et des travailleurs des domaines comme celui de la finance, le niveau de vie de la grande majorité de la population stagne, sinon baisse », explique Franco Galdini. Les dirigeants centrasiatiques adoptent des politiques différentes face aux crises économiques qui impactent leurs populations ; différentes, à l’exception de la politique du serrage de ceinture.

Dans certains pays de la région, le salaire des travailleurs du secteur public et les aides sociales ont été augmentés mais l’effet de ces mesures n’a que compensé l’augmentation des prix des biens et des services, en particulier celui de l’alimentation qui représente en moyenne 40 à 50 % du budget des ménages.

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En réponse à la crise énergétique, les autorités d’Asie centrale ont choisi d’augmenter le prix des services publics et de l’électricité : en Ouzbékistan plus particulièrement, il a été décidé de privatiser les entreprises à forte consommation énergétique. Les exportateurs de matières premières que sont le Kazakhstan et l’Ouzbékistan commencent à peine à substituer leurs importations et à accroître leur base de production, mais les mesures prises dans cette direction demeurent insuffisantes.

Les autorités toujours en crise de légitimité

Les tensions économiques ont exacerbé la crise de la légitimité de la classe dirigeante. Les pays d’Asie centrale ne sont cependant pas égaux face à ce problème.

Au Kazakhstan, au Kirghizstan et en Ouzbékistan, les dirigeants politiques sont arrivés plus récemment au pouvoir et essaient encore d’affirmer leurs positions, tandis qu’au Tadjikistan et au Turkménistan, le problème réside plutôt dans la nécessité de renouveler la classe politique. Néanmoins, l’élection d’un nouveau gouvernement ne suffit pas à provoquer un réel changement dans la mesure où la classe dirigeante demeure hermétique et donc inamovible.

« Au Kazakhstan, Qandy Qantar (Janvier sanglant, soit les révoltes de janvier 2022, ndlr) a prouvé qu’un gouvernement qui ne porte pas attention aux nécessaires changements politiques et qui ignore les difficultés économiques que connaît sa population est dans une position de fragilité. Dans cette situation, la répression s’impose comme l’unique moyen d’assurer une stabilité du pouvoir sur le long terme », constate Luca Anceschi, chercheur spécialiste de l’Asie centrale à l’Université de Glasgow.

Une répression qui continue sur sa lancée

Après les évènements de janvier 2022, le président kazakh Kassym-Jomart Tokaïev a annoncé la construction d’un « Kazakhstan nouveau et juste », organisé un référendum sur les amendements à la Constitution et anticipé les élections présidentielle et législatives. Cependant, les représentants de la société civile ont été tenus éloignés de ces élections et l’information était manipulée à grande échelle. Malgré la déclaration du président sur les « inacceptables inégalités sociales », la richesse des plus grandes fortunes du Kazakhstan ne cesse de croître et le régime continue de réprimer les soulèvements.

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Après les manifestations du Haut-Badakhchan, la répression s’est poursuivie au Tadjikistan malgré la transition de pouvoir en cours entre le président Emomali Rahmon et son fils Roustam Emomali. Cette dernière année, les pouvoirs du pays ont arrêté au moins huit journalistes et ont fait fermer le centre indépendant pour la protection des droits. Parallèlement, les enlèvements d’activistes tadjiks ayant fui vers la Russie se poursuivent.

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Malgré l’annulation des amendements de la Constitution privant le Karakalpakstan de son autonomie, le président ouzbek Chavkat Mirzioïev poursuit dans la lignée autoritaire et violente de son prédécesseur Islam Karimov. Malgré l’annonce d’un « Nouvel Ouzbékistan » avec un point d’honneur à la libéralisation économique et à l’amnistie des prisonniers politiques, le président a mené un référendum sur la Constitution lui donnant la possibilité d’être réélu pour encore deux mandats. Au même moment, les activistes du Karakalpakstan sont emprisonnés et aucune opposition politique ne peut voir le jour. L’élection anticipée a eu lieu le 9 juillet dernier et plus de 87 % des suffrages ont donné à Chavkat Mirzioïev le pouvoir pour les sept prochaines années.

Révolution au Kirghizstan et passation de pouvoir au Turkménistan

Au Kirghizstan, le président Sadyr Japarov, arrivé au pouvoir à la suite de la révolution d’octobre 2020, ancre plus fermement son pouvoir par un nouvel amendement à la Constitution. Si la nomination de Sadyr Japarov répondait à la volonté du peuple de voir à la tête de son pays un leader charismatique capable de prendre le dessus sur les anciennes élites et d’apaiser les tensions économiques, le nouveau président kirghiz et son entourage instaurent un régime ultra-présidentiel et s’accaparent les segments les plus rentables de l’économie.

« Le Turkménistan est tel qu’il a toujours été, peut-être même pire encore », constate le chercheur et journaliste Bruce Pannier, évaluant les changements dans le pays après la passation de Gourbangouly Berdimouhamedov à son fils, Serdar Berdimouhamedov.

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Selon le chercheur, la rumeur court dans les médias que les deux hommes seraient en rupture : le nouveau président s’attaquerait aux privilèges de l’entourage de son père. « Cependant, il a cette année promulgué une réforme accordant à la plus haute chambre du parlement, le Conseil du peuple, un pouvoir décuplé. A la tête de cette chambre préside Berdimuhamedov-père et, de ce fait, aucune décision politique ne peut être prise sans son aval », analyse Bruce Pannier.

Des relations avec la Russie entre deux eaux

La guerre en Ukraine a un fort impact sur les processus politiques en Asie centrale, renforçant les différends entre les grands acteurs géopolitiques. Les représentants des pays centrasiatiques tiennent une double posture dans ce contexte car le conflit leur apporte des avantages mais représente des menaces.

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La marginalisation de la Fédération de Russie vis-à-vis de l’Occident leur permet une plus large marge de manœuvre dans les négociations avec le pays qui demeure tout de même l’économie la plus puissante de l’espace postsoviétique. D’un autre côté, la stabilité de bon nombre des gouvernements centrasiatiques dépend des forces armées russes : par exemple, le pouvoir kazakh a fait appel aux forces russes pour éteindre les manifestations de janvier 2020.

Pourtant, l’affranchissement des pouvoirs d’Asie centrale vis-à-vis de la Russie leur permettrait de gagner en légitimité dans cette période où les tensions économiques et géopolitiques sont croissantes.

Des régimes qui devront s’adapter aux changements

« En Asie centrale, les régimes imposent l’idée de progrès dans l’illusion de la nouveauté tels que le « Nouveau Kazakhstan » et le « Nouvel Ouzbékistan » promis par les présidents. Si je perçois bien une différence entre la modernisation de l’Ouzbékistan par Chavkat Mirzioïev par rapport à la politique de son prédécesseur, Islam Karimov, je ne vois rien de nouveau dans la politique actuelle du Kazakhstan post-Noursoultan Nazarbaïev », déclare Luca Anceschi.

Mizioïev et sa famille
Le président Chavkat Mirzioïev et sa famille. Photo : prezident.uz.

Temour Oumarov, chercheur sur la Russie et l’Eurasie au centre Carnegie, pense que les présidents kazakh, ouzbek et kirghiz – nouvellement arrivés au pouvoir – ne mènent aucune réforme structurelle et qu’il ne faut pas s’attendre à ce qu’ils le fassent à l’avenir. Quant aux autorités tadjikes et turkmènes, elles restent concentrées sur le maintien de la stabilité dans leurs pays.

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Selon le chercheur, « les régimes sont cependant contraints de s’assouplir : ils doivent écouter et reconnaître certains problèmes car ils vivent dans un monde différent où il y a plus de technologie, avec une population plus jeune et active. Les changements s’imposeront. »

Selon Elmira Satybaldieva, l’ancienne classe politique perçoit tout de même les exigences du peuple et brode avec. L’espoir des changements, selon elle, meurt dans la création d’institutions politiques décoratives et dans les politiques hypocrites de lutte contre la corruption : certains membres de l’élite sont pris pour cible et sont contraints à « restituer volontairement » leurs capitaux au pays. « Cependant, personne n’essaie de savoir entre quelles mains se retrouvent les ressources confisquées », déplore Elmira Satybaldieva.

De nouveaux mouvements sociaux en perspective

« Comme les autorités de la région ne proposent pas d’alternatives, toutes les conditions sont réunies pour voir naître de nouveaux mouvements sociaux. Les soulèvements seront alimentés par les tensions économiques dues aux systèmes de la région : tôt ou tard, les ressources seront épuisées et cela conduira à une grave crise économique », résume Elmira Satybaldieva.

Selon Franco Galdini, la priorité donnée aux exportations de matières premières plutôt qu’à l’industrialisation a contribué à la crise de l’emploi que connaissent aujourd’hui les sociétés d’Asie centrale. Il ne reste que la répression pour dissuader les populations de manifester en masse.

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Outre les inégalités et la dégradation de la situation économique, Temour Oumarov souligne qu’une scission des élites demeure un risque important pour les pouvoirs centrasiatiques. Cette scission pourrait se concrétiser lors des prochains changements de gouvernements.

« Nous savons que Kassym-Jomart Tokaïev, Chavkat Mirzioïev et Emomali Rahmon ne sont plus très jeunes et que tôt ou tard, ils devront renoncer au pouvoir : c’est un processus délicat dans lequel beaucoup de choses peuvent mal tourner », conclut Temour Oumarov.

Almas Kaïsar et Dmitri Mazorenko
Journalistes pour Vlast

Traduit du russe par Thibaut Bacquaert

Édité par Judith Robert

Relu par Charlotte Bonin

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