À Tachkent, comme dans toutes les autres grandes villes ouzbèkes et centrasiatiques, il n’est pas rare de croiser des Tsiganes, ou Lyulis. Le plus souvent, ils arpentent les rues animées, où des familles entières font la manche. Inconsciemment, une même question revient toujours : mais où vivent-ils, où passent-ils la nuit ? Plongée dans un de leurs quartiers dans la capitale ouzbèke.
Novastan reprend et traduit ici un article paru le 8 mars 2020 par le média russe spécialisé sur l’Asie centrale, Fergana News.
Les Tsiganes, ou Lyulis, sont nombreux en Asie centrale. On les trouve au Tadjikistan, au Kazakhstan, au Kirghizstan et en Ouzbékistan, particulièrement dans la capitale Tachkent. Comme les communautés tsiganes en Europe, les Lyulis vivent en marge de la société.
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La signification du mot « Lyuli » reste un véritable mystère. Certains représentants de la communauté affirment que le mot vient du terme « zhuki ». Leurs ancêtres seraient venus d’Égypte, où le terme « zhuki » signifierait « l’homme en quête », mais ils s’appellent eux-mêmes les mugats, comme le décrit avec précision le média russe Gigafox. Leur langue est un dialecte du tadjik et ils sont donc souvent définis comme Tadjiks dans leur passeport. Les Lyulis sont musulmans sunnites, bien que la majorité d’entre eux ne fasse pas preuve d’une ferveur religieuse exceptionnelle. Les femmes ne se voilent pas, ne se détournent pas, ne s’en vont pas à la vue d’un inconnu et s’immiscent facilement dans les discussions masculines. Le revenu principal de la famille est aussi assuré par les femmes, bien que l’homme reste implicitement le chef de famille.
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Les mariages sont en général célébrés dans la famille de la fiancée, mais aux frais de celle du futur époux. Certaines coutumes des Lyulis ressemblent à celles des Tsiganes européens, comme les réunions pour résoudre les conflits ou la présence d’un représentant de la communauté pour les contacts avec le monde extérieur.
À la rencontre des Lyulis
Des journalistes du média russe Fergana News ont tenté de pénétrer dans leur quartier de vie à Tachkent, une grande mahalla (« quartier ») du nom de « Tchachma » (« source », en ouzbek). Leur guide a été le célèbre peintre et vidéaste de Tachkent, Alexandre Barkovski, qui se penche sur la question depuis près de dix ans. Il se rend régulièrement dans cette mahalla, va à la rencontre de ses habitants et les prend en photo pour en faire ensuite des collages artistiques.
Sur le chemin, le peintre explique ce qui le fascine autant chez les Lyulis. « La recherche d’une image positive du Tsigane, c’est en partie une demande de différents fonds et organisations humanitaires, exprimant le désir de rester dans une zone de confort », considère Alexandre Barkovski. « Les Lyulis m’ont attiré par leur marginalité, ou plutôt leur capacité à rester libres à l’intérieur du système. Je veux proposer une réinvention de l’image du « héros positif », défini sur le papier glacé des revues et dans les formations comme une « personne talentueuse », vouée à devenir manageur chez Gazprom ou courtier à Wall Street », décrit le peintre. « Mais peu nous importe où trier nos déchets que nous jetons nonchalamment dans des sacs en plastique ou qui s’occupe de les trier, ceux dont l’énergie nettoie les marchés et les rues de la ville, ceux qui récoltent les vieux papiers, les bidons vides et la ferraille… Les Lyulis assument la responsabilité de cette lourde tâche ingrate en utilisant les déchets de notre société et, en échange, ne reçoivent qu’une image de « mendiants sales », une attitude méprisante et des problèmes avec la loi », conclut Alexandre Barkovski.
Une communauté assez fermée
Une fois arrivé sur place, Alexandre Barkovski explique que le mahalla Tchachma se trouve sous la surveillance du ministère de l’Intérieur et du Service de sécurité publique ouzbeks, dont les agents viennent régulièrement faire des rondes, fouiller les maisons. Les habitants sont tous enregistrés dans leurs fichiers. Il prévient : il ne sait pas comment les habitants vont réagir à la présence de journalistes. Il n’est pas sûr que quelqu’un se mette à nous faire des confidences.
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Les journalistes de Fergana News repèrent Zafar, le représentant du comité du mahalla Tchachma. Il quitte l’interview en prétextant avoir des affaires urgentes à régler et confie la tâche à son adjointe, Zoulfia Irgacheva. Aux côtés de cette vieille femme, les journalistes de Fergana News s’enfoncent dans les profondeurs de la mahalla, où ils rencontrent des habitants qui sortent de leur maison, apparemment intrigués.
Alexandre Barkovski leur offre des photos qu’il avait prises cinq ans auparavant, espérant que cela puisse aider à briser la glace. Chou blanc. Les habitants n’ont pas l’intention de se confier. Pour autant, les journalistes réussissent à tirer quelques mots d’une vieille femme, Nigora Khamdamova. Trois familles de cinq personnes vivent dans sa maison. Sa famille est composée de son mari et de trois filles.
Ses parents sont allés à l’école et travaillaient pour le comité de la mahalla. Son mari, Abdoukhamid Khamdamov, est en ce moment « en vacances à Samarcande » et elle travaille sur le marché aux puces « Yanghyabad » de Tachkent, où elle revend des vêtements.
Un homme d’âge moyen, du nom de Sodir, se montre encore moins loquace. Tout ce que les journalistes apprennent, c’est qu’il travaille sur le même marché aux puces, où il est chauffeur privé : il livre de la ferraille à bord de sa petite voiture, de maison en maison, aux habitants de Tachkent, en particulier des pièces de rechange pour voiture et de la plomberie. Tout comme Nigora Khamdamova, les femmes de sa famille revendent différents produits.
Sur ce, l’interview avec les Tsiganes prend immédiatement fin. En revanche, la conseillère (ou l’adjointe) du représentant de la mahalla pour les affaires touchant à la famille, aux femmes et aux filles, Zoulfia Irgacheva, accepte de nous parler un peu d’elle.
Vie quotidienne et éducation à Tchachma
Zoulfia Irgacheva occupe cette fonction depuis 2011. Aujourd’hui, la mahalla Tchachma compte 108 maisons, 651 familles et 1 405 habitants, dont 260 mineurs. Les jeunes femmes à marier passent l’essentiel de leur temps à la maison, à élever les enfants. Tous les enfants en âge d’aller à l’école vont à l’école secondaire n° 293, qui comprend les classes du CP à la terminale. Un véritable changement, puisqu’en 2011, seulement une vingtaine d’élèves fréquentaient l’école.
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Plusieurs filles ont été diplômées de l’école secondaire, certaines avec mention, mais aucune n’a ensuite pris le chemin de l’université, puisqu’elles se sont toutes mariées. Ces dernières années, seuls onze adolescents de la mahalla ont été diplômés de l’université. Beaucoup d’enfants vont au gymnase où ils prennent des cours de boxe, de karaté, de lutte et de football. Certains vont au comité de la mahalla où ils jouent aux dames et aux échecs, et lisent même des livres.
Zoulfia Irgacheva connaît l’existence du « quartier tsigane » depuis 1986, quand elle a commencé à travailler comme vendeuse dans un magasin non loin de là. À cette époque, ce n’était qu’un petit bourg, rien à voir avec une mahalla. Le comité de la mahalla, lui, n’a vu le jour qu’en 1996.
Le doyen de la mahalla, un homme vénéré de tous
Depuis 2008, le représentant de la mahalla (doyen) est Kountougmouch Akhkoulov, surnommé Zafar. Jadis, parmi les Tsiganes d’Ouzbékistan existaient des barons, que l’on appelle aujourd’hui « Raïs » (qui signifie en ouzbek « représentant »). Ce faisant, personne n’appelle Zafar « Baron »
Chef de famille exemplaire et père de quatre enfants, Kountougmouch Akhkoulov est vénéré par tous les habitants de la mahalla, qui boivent toutes ses paroles. Il est député à l’Oliy Majlis, le parlement ouzbek, et en est actuellement à son second mandat. À la fin de l’année dernière, il a reçu l’ordre de « Mahalla fakhri » (« Fierté de la mahalla » en ouzbek) des mains du maire de Tachkent, Djakhongir Artykkhodjaïev.
Une cohabitation parfois difficile avec les Ouzbeks
À la question de savoir si seuls des Tsiganes vivent à Tchashma, Zoulfia Irgacheva explique que les habitants de la mahalla ne s’appellent pas eux-mêmes Lyulis. « Ils se considèrent peut-être intérieurement comme des Lyulis, mais personne n’a le droit de les appeler ainsi, c’est un vilain nom », affirme-t-elle.
Depuis 2011, il n’y a plus de mendiants dans les rues de la mahalla Tchachma. Comme l’explique l’adjointe du représentant Zoulfia Irgacheva, après toute une série de campagnes publiques pour interdire la mendicité, dont des détentions de 15 jours, les actes de mendicité ont cessé. Une trentaine de femmes de la mahalla travaillent aujourd’hui officiellement comme concierges au service d’Urbanisation de l’administration du district de Bektemir à Tachkent.
Dans le voisinage immédiat de la mahalla, dans la rue Suvsoz, se trouve un petit quartier résidentiel constitué d’une dizaine de petits immeubles à un étage. Selon Faya, le représentant de la copropriété, il y a deux ans, les habitants du petit quartier résidentiel ont adressé au parquet du district une demande pour installer une clôture entre leurs maisons et la mahalla Tchachma. Entre autres raisons, ils ont parlé de petits vols fréquents et d’actes insolents de la part de leurs voisins. Dans la mahalla, les habitants étaient d’abord opposés à cette mesure, la considérant comme discriminatoire. Puis Zafar a fini par accepter et une épaisse clôture en fer s’est érigée entre Tchachma et les immeubles à un étage.
Quant à l’efficacité de cette clôture, c’est une autre question. Les stéréotypes, les préjugés et la méfiance mutuelle ont la peau dure. Et la cohabitation ne s’en est pas trouvée apaisée.
Sid Yanychev
Journaliste pour Fergana News
Photographies d’Andreï Koudriachov
Traduit du russe par Camille Calandre
Édité par Christine Wystup
Corrigé par Aline Simonneau
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