A la surprise générale, les habitants de plusieurs quartiers historiques de Samarcande ont appris en novembre dernier que leurs maisons allaient être détruites. Les raisons officielles de ces destructions restent floues.
Novastan reprend et traduit ici un article initialement publié par le média ouzbek Nuz.uz.
Depuis novembre 2017, les habitants de Samarcande sont inquiets. Dans la deuxième plus grande ville en Ouzbékistan, les problèmes liés au boom immobilier, notamment à propos de la démolition de bâtiments, d’infractions aux normes urbanistiques et de dégradation du patrimoine historique de la ville, sont sur toutes les lèvres. Des centaines de familles se sont retrouvées sans abri et les chantiers ont été interrompus avant l’adoption du plan général d’urbanisme.
Plus globalement, l’Ouzbékistan est traversée depuis plusieurs décennies par un débat profond à propos de l’entretien de son patrimoine, opposé de longue date par un besoin de modernisation.
Des centaines de bâtiments concernés
Dans ce climat confus, l’administration (hokimiyat) de la ville a pris en novembre 2018 un arrêté « autorisant la démolition d’immeubles de logement ou non et la construction d’infrastructures permettant de développer le potentiel touristique et l’urbanisme de la ville de Samarcande », rapporte Nuz.uz. Des centaines de bâtiments situés dans plusieurs mahallas, des unités de vie typiques en Ouzbékistan ressemblant à des quartiers, sont concernés. Parmi elles, on trouve Toupkhona, Saïdrizo Alizoda, Hiossiddin Jamchid, Moustakillik, Houja Youssouf, Namozgoh et Houja Ahrori Vali.
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Cette décision a sonné pour tous comme un coup de tonnerre dans un ciel azur, tant elle était inattendue. Des centaines de familles vivaient là, en paix avec leurs voisins, depuis des dizaines d’années. L’arrêté, pris par les autorités de la ville sans plan général d’urbanisme, a non seulement suscité le mécontentement des habitants concernés, mais a également provoqué de nombreuses interrogations, car plusieurs mahallhs sont situées dans le quartier historique de Samarcande.
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Qui veut la mort des bâtiments de plain-pied à Samarcande ? Pourquoi faut-il que ces travaux dits « d’aménagement » soient construits au détriment de quartiers existants ? Le cœur historique de la ville s’est formé durant des siècles. Chaque mahalla est unique et possède son propre patrimoine séculaire. C’est d’ailleurs ce qui rend l’antique cité si exceptionnelle aux yeux des touristes. À qui profite sa « modernisation », son « aménagement », son aseptisation et la démolition de son passé ? Des dizaines de mahallas ont été détruites au cours des 50 dernières années pour des prétextes divers. Le centre de Samarcande avait ainsi été muré au tournant des années 2010.
L’ombre de Chakhrisabz
Comme le suppose Nuz.uz, les leçons de Chakhrisabz n’ont pas été tirées. La démolition de bâtiments de plain-pied en 2014 près de Kok-Saraï a eu des répercussions très négatives sur l’image non seulement de la ville, mais du pays tout entier. Chakhrisabz, ville patrimoine majeure du sud de l’Ouzbékistan, a failli être rayée de la liste du patrimoine mondial de l’Unesco.
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Pour Jens Jordan, spécialiste allemand de la conservation du patrimoine architectural, « ce genre de décision des autorités remet en doute la volonté de préserver et protéger le patrimoine culturel de l’Ouzbékistan ». Il souligne non sans regret qu’à Samarcande, « la quantité de monuments à architecture résidentielle ne cesse de diminuer ».
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Comment justifier la destruction de centaines de bâtiments traditionnels de plain-pied et de dizaines de quartiers historiques ? « Comment croire que les erreurs commises à Chakhrisabz sont prises en compte alors que le patrimoine culturel du pays continue d’être traité à coups de bulldozers ? », s’interroge Jens Jordan.
Le célèbre critique d’art Boris Tchoukhovitch, évaluant l’état du Registan, souligne qu’ « au XIXème siècle, le visiteur était émerveillé par l’énorme silhouette de briques de la madrassa qui surplombait les ruelles et les mahallas environnantes ». L’un des symboles de Samarcande s’élève aujourd’hui au centre d’un immense espace vide.
« Personne n’aurait imaginé qu’une telle décision puisse tomber »
Comment ont réagi les habitants au moment de leur annoncer que leur maison allait être démolie ? Pour tenter de répondre à cette question, le correspondant de Nuz.uz s’est rendu dans l’une des plus anciennes mahallas de Samarcande, celle de Houja Ahrori Vali. Ce quartier est aussi l’un des plus peuplés.
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Selon Olima Amonov, 80 ans, les gens se réunissent presque chaque jour pour discuter de l’avenir de leur quartier. « Nos pères ont vécu ici, et leur père avant eux. Ils ont investi du temps et de l’énergie pour construire non seulement leur maison, mais aussi la mahalla toute entière. Rien que cette année, pas moins de 20 voisins ont effectué des travaux de modernisation dans leur maison. Il y a encore trois semaines, personne n’aurait imaginé qu’une telle décision puisse tomber », explique-t-il. Ici, plus de 70 maisons sont concernées par la vague de démolition, chacune d’elle abritant 2 ou 3 familles. D’après la liste établie, six à dix personnes vivent dans chaque immeuble.
Le correspondant de Nuz.uz a pu s’entretenir avec d’autres habitants de la mahalla. Flora Ibadoullaïeva, Goulsara Mouhamadjanova, Amrillo Mirzaïev : tous ont tenu à faire connaître leur avis. Ils racontent que le 3 novembre 2018, une quinzaine de personnes se sont rendues sur place et ont invité les habitants à se réunir. Il s’est avéré que ces gens étaient des représentants de la mairie, des urbanistes et des porte-parole d’autres organisations, avec à leur tête le premier adjoint du maire (hokim).
Les habitants sous le choc
Les habitants étaient sous le choc, surtout lorsqu’on leur a ordonné de quitter leur maison pour le 15 novembre au plus tard. L’inquiétude et la colère des citoyens étaient ostensibles : « On veut nous expulser alors que l’hiver vient. On nous a donné moins de deux semaines pour déménager. Ils nous ont dit qu’ils ne nous donneraient que de l’argent en compensation du préjudice, pas de maison ou de terrain », s’indigne un riverain.
Cette attitude de la part des fonctionnaires d’État a suscité la grogne des habitants de Samarcande, qui ont décidé de s’adresser directement aux autorités provinciales. Les représentants de la province et de la ville, Erkinjon Tourdimov et Fourkat Rahimov, sont venus à leur rencontre et leur ont certifié que personne ne serait expulsé avant le 1er avril. Ensuite, il faudra exécuter la décision et libérer les immeubles afin de procéder à leur destruction.
La population, mécontente de la tournure des événements, s’est alors tournée vers plusieurs instances, notamment le portail mis en place par le président ouzbek Chavkat Mirzioïev. Ce portail, mis en place durant la campagne présidentielle en 2016, permet aux citoyens ouzbeks de faire remonter directement leurs doléances au président grâce à Internet. Les plaintes soulignaient l’illégalité de la destruction de quartiers entiers. Du moins certains d’entre eux.
Des destructions vraisemblablement illégales
De fait, ce genre de décision est bien décrit dans la loi ouzbèke. L’arrêté n°97 du cabinet ministériel du 29 mai 2006 règlemente l’ « indemnisation des personnes physiques et morales en cas d’expropriation pour cause d’utilité publique ». D’après le document, les responsables administratifs (hokimiyats) sont tenus d’informer les habitants de la décision par écrit au plus tard six mois avant le début des travaux et de reprendre en annexe la notification de la décision correspondante d’expropriation et de destruction des immeubles, bâtiments de production et autres infrastructures situés sur le site concerné.
Par ailleurs, le décret présidentiel « sur les mesures à prendre pour améliorer substantiellement le climat d’investissements de la République d’Ouzbékistan » du 1er août 2018 prévoit que « la décision d’expropriation pour cause d’utilité publique n’est possible qu’après avoir rencontré de manière officielle les parties concernées et avoir évalué les pertes et profits qui en découleraient ».
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Le troisième point de ce décret définit les cas concrets d’expropriation pour cause d’utilité publique et qualifie ces cas d’ « exceptionnels ». Comme l’indiquent les auteurs du courrier au président, « le développement du secteur touristique n’en fait pas partie ».
Officiellement, il s’agit de détruire des bâtiments « vieux et laids »
Le hokimiyat de Samarcande semble n’avoir été mis au courant des destructions dans cette mahalla qu’au dernier moment. L’histoire de Amrillo Mirzaïev le prouve. Sa maison avait été détériorée par l’hiver précédent, aussi voulait-il détruire entièrement le bâtiment et le reconstruire à neuf. Mais, fort de son expérience, le retraité s’est montré prudent et s’est adressé au service du cadastre de la ville, à un urbaniste et au hokimiyat local afin de savoir si la mahalla dans laquelle sa maison est située serait sujette à démolition. La réponse le rassura : ce risque était nul, il pouvait entamer les travaux.
« Nous avons passé tout l’été et l’automne à reconstruire notre maison, avec ma famille et avec l’aide d’entrepreneurs. J’avais fourni tous les documents nécessaires et le maire (hokim) nous a octroyé le titre de propriété le 12 octobre, soit 18 jours avant que les autorités ne prennent la décision de détruire ma maison. Comment est-ce possible ? En qui peut-on encore avoir confiance ? Pourquoi ne m’a-t-on pas arrêté quand il en était encore temps ? C’est comme si l’on me demandait d’étrangler mon enfant nouveau-né de mes propres mains », explique-t-il.
Un dernier point a retenu l’attention des personnes interrogées. La décision du hokimiyat parle de « destruction de bâtiments vieux et laids ». Pour les habitants, cette description ne correspond à aucune maison de la mahalla. En effet, en parcourant les ruelles, le correspondant de Nuz.uz a vu bon nombre de belles maisons de bonne facture, dont la construction a coûté des centaines de millions de soums, soit plusieurs milliers d’euros.
Tochpoulat Rahmatoullaïev, rédacteur pour Nuz.uz
Traduit du russe par Pierre-François Hubert
Edité par Etienne Combier
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