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Le timide printemps des médias ouzbeks

Avec l’apparition de médias en ligne et blogueurs, le paysage médiatique ouzbek connaît un certain renouveau et expérimente une liberté de ton dont les principales limites restent l’autocensure et l’immobilisme des médias traditionnels.

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Le président ouzbek Chavkat Mirzioïev avec des journalistes et blogueurs (aout 2019)

Avec l’apparition de médias en ligne et blogueurs, le paysage médiatique ouzbek connaît un certain renouveau et expérimente une liberté de ton dont les principales limites restent l’autocensure et l’immobilisme des médias traditionnels.

Novastan reprend et traduit ici un article publié le 10 juin 2020 par le média centrasiatique Central Asian Analytical Network.

À son arrivée au pouvoir en décembre 2016, Chavkat Mirzioïev, président de la République d’Ouzbékistan, avait lui-même appelé les médias à montrer davantage d’indépendance et d’esprit critique dans leur traitement de l’information, rompant ainsi avec la censure officieuse mais sévère qui prévalait jusque-là. 

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Nikita Makarenko, correspondant de la chaîne télévisuelle Uzreport TV et auteur de la chaîne Telegram « L’effet Makarenko », revient sur les transformations du secteur ainsi que sur les enjeux actuels.

Central Asian Analytical Network : Comment décririez-vous l’état des médias en Ouzbékistan aujourd’hui ? Quelles sont les publications qui dominent le marché ? Que privilégie le grand public : médias d’État, médias privés ou blogueurs ?

Nikita Makarenko : Le marché des médias en Ouzbékistan aujourd’hui ressemble à un bazar assez animé dans lequel ont commencé à apparaître des budgets publicitaires importants. 

Sous le président précédent, Islam Karimov (1989-2016), les médias étaient un domaine aussi stérile que l’est l‘île de Barsa-Kelmes, toute plate au milieu du sel de la mer d’Aral asséchée. En réalité, on ne pouvait survivre qu’en passant inaperçu. Celui qui relevait la tête risquait de se la faire couper. La profession de journaliste n’était pas considérée comme prestigieuse et n’était pas bien payée. 

Or, ces trois dernières années, la situation s’est mise à changer, lentement, mais de manière radicale.  Les médias historiques redoublent d’activité. Les hommes d’affaires considèrent avec intérêt le marché, en particulier les chaînes télévisuelles et les médias en ligne. L’argent a commencé à stimuler le marché. En d’autres termes, ce n’est plus un désert de sel mais un bazar bruyant et en ébullition.

L’un des problèmes fondamentaux aujourd’hui reste la qualification des journalistes et leur encadrement. On imagine aisément que, ces dernières années, personne ne se donnait la peine de former les journalistes. Ces derniers n’avaient aucun endroit pour acquérir de l’expérience, aucun rôle modèle, et les plus talentueux sont partis. Aujourd’hui, cette absence de talents est un handicap sérieux pour le développement du marché. À partir de 2020, des départements de journalisme vont ouvrir à nouveau dans les universités. Cela permettra sans doute de contribuer à cet enjeu de qualification. 

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Je serais pour ma part heureux d’enseigner, mais, pour le moment, aucun des établissements d’enseignement supérieur de mon pays n’a souhaité me proposer une chaire.

À ma connaissance, aucune enquête sérieuse sur l’audience des médias n’a été effectuée en Ouzbékistan. Cependant, Internews a publié récemment les résultats d’un sondage intéressant. Il en ressort qu’une écrasante majorité des sondés, quel que soit l’âge, préfère la télévision. C’est deux ou trois fois plus que pour Internet. 

Néanmoins, l’essor de la presse ouzbèke sous le président Chavkat Mirzioïev est lié aux médias en ligne,  et uniquement à ces derniers. Ce sont ces médias qui ont lancé de premières enquêtes courageuses, faisant souffler pour la première fois le vent de la liberté, et entraînant jusqu’à aujourd’hui un bouillonnement et une effervescence intellectuelle. 

Au contraire, la télévision reste une ressource assez stérile soumise aussi bien à la censure d’État qu’à l’autocensure.  Seules une ou deux chaînes privées se permettent jusqu’à un certain point d’aborder des thèmes sensibles devenus déjà familiers pour les internautes.

Les blogueurs et leur popularité grandissante sont aussi un trait caractéristique de l’Ouzbékistan actuel. Ils jouissent d’un grand capital de confiance chez leurs lecteurs, parce qu’ils sont souvent les premiers à révéler les affaires sensibles de corruption, de criminalité, d’arbitraire. 

Les vrais sujets d’actualité sont souvent traités par les blogueurs avant de pouvoir l’être par les médias en ligne. De plus, ces derniers ayant conservé des formes d’autocensure, certains sujets sensibles seront écartés et feront uniquement l’objet de publications dans la blogosphère. A contrario, il faut également souligner le fait que les blogueurs ont tendance à donner des informations non vérifiées et contradictoires, manipulant ainsi leurs lecteurs. Les publications téléguidées, instrumentalisées politiquement ne sont pas rares.

Le président Chavkat Mirzioïev a appelé les médias à être plus critiques. Quelles sont les critiques que l’on entend le plus dans les pages des grands médias, à qui s’adressent-elles et sur quels sujets principaux portent-elles ?

Les médias sur Internet sont critiques sur un très large éventail de thèmes, à l’inverse de leurs collègues de la télévision, radio et presse écrite. Il est possible sans trop de risques pour les auteurs de critiquer les fonctionnaires jusqu’au rang de ministre, les responsables des régions et des villes, les députés, les sénateurs. 

Pour les échelons plus élevés du pouvoir, la critique est plus rare. À ces niveaux-là, on trouve toujours un certain degré d’autocensure. Mais sinon, il n’y a pas d’obstacles particuliers. Dans la mesure de leurs possibilités et de leur courage, les médias critiquent les hommes d’affaires, les entreprises publiques, la politique intérieure et extérieure. Les gouverneurs des provinces (hokims) sont plus souvent que d’autres en ligne de mire. 

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Avant la pandémie, la plupart des critiques portaient sur des démolitions illégales d’immeubles et des opérations immobilières, sur le sous-développement des infrastructures, sur la liberté de parole, sur le système d’enregistrement (propiska) et la liberté de déplacement, sur la politique de maintien de l’ordre…

Vous soulignez le fait que les blogueurs sont très populaires en Ouzbékistan et que Telegram est très répandu, comment expliquer cela ? 

La communauté d’utilisateurs de Telegram en Ouzbékistan est certainement l’une des plus développées au monde. Il s’agit d’un phénomène unique et qui mériterait clairement d’être l’objet d’une thèse de doctorat. 

Selon App Annie (spécialisée dans les statistiques autour des applications, ndlr), l’Ouzbékistan est au deuxième rang mondial pour la quantité des utilisateurs. L’atmosphère qui y prévaut ne ressemble à aucune autre. On voit cohabiter dans une même messagerie des blogueurs qui n’ont pas froid aux yeux, des trolls soutenus par des structures d’État, des patriotes, des extrémistes, des organes officiels de maintien de l’ordre, des trafiquants de drogue. 

Telegram ressemble à un saloon fiévreux où chacun peut trouver la distraction qui lui convient. Blogueurs et chaînes grand public, c’est cela, Telegram en Ouzbékistan. Ils en constituent l’essentiel et c’est pour trouver leurs contenus que les gens vont sur la messagerie. On y trouve absolument tout. On peut regarder des vidéos amusantes sur des sujets locaux ou aller sur une chaîne intello pour regarder une émission sur l’architecture urbaine. 

Nikita Makarenko médias ouzbeks

Les blogueurs et chaînes ouzbeks ne sont pas de grands adeptes de la vérification des faits (fact checking) et publient très souvent une quantité énorme d’informations non fondées et de rumeurs. Les faux documents ou les photos truquées délibérément fabriquées dans un but bien précis sont un genre très populaire. Je ne peux pas dire que le public soit très préparé à vérifier par lui-même ce genre d’informations, et les campagnes de désinformation atteignent donc souvent leurs objectifs.

Qu’en est-il des médias de langue ouzbèke ? En quoi se distinguent-ils des médias russophones sur le plan des sujets traités et de leur public ?

Les médias de langue ouzbèke sont incontestablement beaucoup plus populaires et ont une audience beaucoup plus large que les médias russophones. Néanmoins, ces deux types de médias ne font pas double emploi et vivent dans une étonnante symbiose. Chacun répond à un besoin aussi bien du public que des annonceurs. 

Il n’est pas juste de dire que les médias russophones, ayant une audience plus restreinte, sont moins rentables. Indépendamment des chiffres, les annonceurs ont le même intérêt pour les deux publics. La langue russe est plus répandue dans la région la plus active économiquement, à Tachkent, ce qui explique l’attention portée aux lecteurs russophones.

Une caractéristique des médias de langue ouzbèke est la grande quantité de nouvelles internationales traduites de la presse étrangère, au détriment des nouvelles locales. Dans les médias russophones, il n’y a pratiquement pas de place pour les informations internationales et les informations locales constituent environ la très grande majorité des publications. Cela s’explique par le fait que les lecteurs russophones ne manquent pas de sources d’information pour l’international.

En ce qui concerne les sujets locaux, il en va différemment : les médias russophones parlent peu de la vie dans les régions, car ils n’ont ni correspondants, ni public sur place. Ils se concentrent essentiellement sur Tachkent, avec souvent des échos critiques sur des thèmes comme la défense de l’environnement, la liberté d’expression, les droits des femmes et des handicapés, la défense des droits de l’Homme. Dans les médias de langue ouzbèke, on trouve davantage les thèmes religieux, les questions portant sur l’identité nationale, la langue, l’histoire. Ces sujets sont extrêmement rares dans les médias russophones.

Quel est le secteur qui se développe le plus actuellement et pourquoi ? S’agit-il des médias qui portent principalement sur l’économie et le commerce ? Dans quelle mesure ces médias sont-ils dépendants des annonceurs ou d’autres sources de financement ?

Au cours des trois dernières années, j’ai observé une croissance fulgurante des médias en ligne, et la tendance se poursuit. Mais en réalité, le marché est très peu segmenté. Les médias en ligne écrivent sur des sujets très variés et il n’y a pas de réelle spécialisation par secteur. 

Il y a des projets intéressants portés par certains médias économiques, mais ils sont encore loin d’avoir une réelle popularité. L’arrivée sur le marché du magazine Forbes Uzbekistan n’a pas encore réellement retenu l’attention, et la publication la plus ancienne, Kommersant.uz, a cessé de paraître pendant la pandémie.

Les publications sont complètement dépendantes des annonceurs. Tous les médias en ligne privés qui ont une équipe fixe et publient entre 5 et 10 articles par jour dépendent des annonceurs. Ils n’ont pas d’autres ressources, sauf ceux qui appartiennent à une holding ou à une société et qui peuvent bénéficier de ce financement. Les subventions publiques sont très peu développées, et l’État reste très méfiant à l’égard des aides venant de l’étranger. La publicité reste donc aujourd’hui en Ouzbékistan la seule possibilité sérieuse de survie.

De quoi ont besoin, selon vous, les médias ouzbeks (presse écrite, en ligne, à l’exclusion de la télévision) ? Dans quelle mesure le public continue-t-il à s’informer via les médias étrangers ? 

Il me semble que les médias ouzbeks n’ont pas encore réussi à se libérer complètement des chaînes de l’autocensure. Je comprends bien que cela n’est pas simple, et cela peut même être dangereux. Toujours est-il que les barrières sont toujours là, on ne peut pas parler de tout. 

Un excellent exemple en est le fait que j’ai dû quitter la rédaction dans laquelle j’avais travaillé trois ans parce que mon article n’a pas été publié. J’ai été forcé de le publier dans un autre média. 

Et puis les médias ouzbeks ont un besoin urgent de formation afin de pouvoir grandir, se développer, et gagner en professionnalisme. Il me semble que le public de langue ouzbèke s’en remet entièrement aux publications locales pour avoir des informations locales. Le public de langue russe continue de consommer des informations venant de publications étrangères, et, sur ce plan, la concurrence est tout simplement impossible.

La situation actuelle permet-elle l’apparition de nouveaux médias indépendants ? Ou bien les médias continueront-ils d’être contrôlés par l’État ?

De nouveaux médias plus ou moins indépendants se créent sans cesse, il n’y a pas d’obstacle pour cela. Quelques jours suffisent pour l’enregistrement et on peut créer sa SARL en 15 minutes, sans obstacle particulier.

La vraie question est de savoir comment survivre dans un marché des médias déjà très encombré. J’attends l’apparition d’un média qui serait orienté non pas sur l’actualité quotidienne, mais sur les reportages, les enquêtes, les articles de fond et de qualité. 

Pour le moment, je ne vois pas dans le paysage actuel d’hommes d’affaires ayant suffisamment le goût du risque pour investir dans ce genre de projet difficile et économiquement risqué. Il ne suffit pas de publier une petite vidéo qui fasse le buzz, YouTube se développe très lentement. J’attends là aussi des projets du niveau de ce que font aujourd’hui Alexey Pivovarov ou Leonid Parfionov.

Existe-t-il des groupes de médias financés par l’État ou par des groupes privés ?

Le conglomérat le plus important du pays est la Compagnie nationale de Téléradio qui possède la plupart des chaînes de télévision et de radio et est contrôlée par l’État. Parmi les groupes privés, on peut mentionner UzReport qui possède notamment les chaînes UzReport TV, UzReport World, Futbol TV ou encore le site très fréquenté UzReport News. 

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Certains entrepreneurs ou politiciens tentent parfois de créer leur propre groupe, mais pas toujours avec succès. Par exemple, en septembre 2019, un projet ambitieux, nommé Ogri.uz et doté d’un généreux budget s’est interrompu après moins d’un mois d’activité. Selon certains observateurs, ce projet était lié au maire de Tachkent (hokim) et à son groupe d’affaires Akfa-Artel. Avant cela, en 2018, le projet tout aussi ambitieux Turon 24 avait connu le même sort. 

Pour l’essentiel, les médias de langue russe et ouzbèke les plus connus en Ouzbékistan appartiennent à des propriétaires différents qui ne sont pas liés entre eux. C’est une situation intéressante qui rend structurellement possible l’expression de critiques et points de vue différents. 

Mais il est certain qu’à l’avenir, et même si cela n’est pas encore le cas aujourd’hui,  les hommes d’affaires et politiciens auront un intérêt stratégique à regrouper sous leur contrôle plusieurs médias et à favoriser les fusions au sein du marché. 


Central Asian Analytical Network

Traduit du russe par Jacques Duvernet

Édité par Grégoire Odou

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