Présenté en septembre dernier, le projet de développement pour l’agriculture ouzbèke d’ici 2030 vise à mettre en place des mécanismes de marché. L’économiste ouzbek Youliy Youssoupov décrypte la réforme.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 19 septembre 2019 par le média spécialisé sur l’Asie centrale, Fergana News.
En septembre dernier, le ministère de l’Agriculture de l’Ouzbékistan a présenté publiquement un projet de stratégie de développement de l’agriculture pour la période 2020-2030. Le document annonce une réduction du rôle de l’État dans le secteur agricole et l’introduction de mécanismes de marché.
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Il est prévu, en particulier, de mettre fin à la planification étatique pour la production de coton et de blé, de privatiser les entreprises agricoles publiques et de protéger les droits des agriculteurs sur les terres qu’ils cultivent. Le média russe spécialisé sur l’Asie centrale Fergana News s’est entretenu avec Youliy Youssoupov, directeur du Centre d’études pour le développement économique, des effets attendus de cette réforme de l’agriculture sur l’économie ouzbèke.
Fergana News : Dans votre récent article, vous avez écrit que le secteur agricole est l’un des plus réglementés de l’économie ouzbèke et qu’il nécessite d’être radicalement réformé. Que pensez-vous du projet de nouvelle stratégie qui vient d’être proposé pour le développement de l’agriculture ?
Youliy Youssoupov : Selon moi, il s’agit d’un acte très important, voire historique pour l’Ouzbékistan, à condition qu’il soit mis en œuvre. Dans le secteur agricole, de nombreux problèmes se sont accumulés, et cette stratégie propose de les résoudre. Il ne s’agit pas ici d’aplanir les angles ou de tergiverser sur les conséquences, mais bien de résoudre les problèmes de manière radicale, systématique et d’éliminer leurs racines.
Quels sont les problèmes ?
Tout d’abord, il y a l’utilisation irrationnelle des terres. La terre n’est pas la même partout : composition biochimique, accès à l’eau, accès aux infrastructures, climat. Et différentes cultures poussent différemment sur ces terres. À tel endroit il est plus rentable de cultiver du coton, et à tel autre des tomates. Et comme le système de planification étatique a été maintenu depuis l’époque soviétique, plus de 70 % de la superficie est consacrée aux cultures dites « obligatoires » : coton et blé. C’est un préjudice énorme à la fois pour les agriculteurs, qui sont obligés de produire des cultures qui ne leur rapportent pratiquement rien, et pour la société, parce que la structure de production n’est pas optimisée. Nous n’obtenons donc pas les produits dont nous avons besoin et pour lesquels il y a une demande.
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Le deuxième problème est la dégradation des sols. La cause principale est que la terre n’a pas de propriétaire. La grande majorité des terres est contrôlée par des agriculteurs qui ne sont pas propriétaires, mais locataires. La terre peut leur être enlevée à tout moment, et ils se sentent comme des exploitants temporaires. Par conséquent, ils ne traitent pas la terre comme une ressource dont la qualité doit être améliorée et dont il faut prendre soin. Ils considèrent cette terre comme une ressource qui doit être exploitée autant que possible pour réaliser l’objectif fixé par l’État et pour obtenir le plus de revenus possibles, sans penser à demain. Cette surexploitation et l’incurie engendrent la dégradation des sols et la réduction de leur fertilité.
Le troisième problème est l’utilisation irrationnelle de l’eau. L’irrigation des champs en Ouzbékistan est très coûteuse : la dépense en électricité pour actionner les pompes à eau constitue la principale ligne du budget de l’agriculture. Et, dans le même temps, il y a de grandes pertes. Ainsi, pendant le transport de l’eau, au moins 30 à 40 % sont perdus. L’eau ne passe pas par des tuyaux modernes, mais par d’anciens canaux d’irrigation. Une partie de l’eau s’évapore, une autre s’infiltre dans la terre. Les agriculteurs eux-mêmes ne s’intéressent pas à ce problème de perte. Ils ont, en effet, un accès presque gratuit à l’eau, de sorte qu’ils n’utilisent pas les techniques modernes d’économie d’eau, comme l’irrigation au goutte-à-goutte. Et, du fait de leurs revenus trop faibles avec la vente du coton et du blé, ils ne peuvent pas payer l’eau à un prix normal. Vous comprenez, tout ici est interconnecté dans un tel enchevêtrement que les problèmes ne peuvent pas être résolus indépendamment les uns des autres.
Un autre problème est l’absence ou la quasi absence d’investissements privés. Cela s’explique une nouvelle fois par le fait qu’il n’y a pas de propriétaires. Les agriculteurs ne sont pas incités à investir dans la terre puisque l’exploitation de celle-ci peut leur être retirée. Les entreprises privées ne viennent pas parce que les droits de propriété ne sont pas protégés et parce qu’il n’y a pas de système de tarification normal. L’État achète le coton à un prix bas, qu’il fixe arbitrairement. Enfin, comme la terre n’est pas en circulation sur le marché foncier, un agriculteur ne peut pas contracter de prêt pour l’acheter. Or, pas de prêts, pas d’investissements.
En raison du manque d’investissements, les techniques modernes ne sont pas introduites, ce qui affecte aussi bien les rendements finaux que l’utilisation de l’eau. La nouvelle stratégie proposée n’attire pas simplement l’attention sur les problèmes liés au secteur agricole, dont j’ai mentionné quelques-uns. Elle propose également des solutions.
Selon vous, les mécanismes proposés sont-ils efficaces ?
Habituellement, ce type de plan est rédigé dans le but de prendre encore plus d’argent à l’État afin de le verser dans de nouveaux projets d’investissement insensés. Dans ce document, il n’en est rien. Des solutions institutionnelles sont proposées : il faut procéder à des réformes, renforcer les droits des agriculteurs afin de donner des garanties sur la propriété terrienne. Il est envisagé d’abandonner progressivement le système de planification, afin que le coton et le blé soient cultivés dans le cadre de mécanismes d’économie de marché. Cela concerne autant la demande que l’offre : une réforme de l’approvisionnement en eau est envisagée. Les agriculteurs doivent payer un prix réel pour l’eau et entretenir une partie des infrastructures d’irrigation.
L’objectif principal est de changer radicalement le rôle de l’État. Le fait est que ce dernier gère le secteur comme à l’époque soviétique. Dans ce cadre, il convient de parler de violence. L’État oblige tout simplement les agriculteurs à cultiver une ressource qu’ils devront ensuite lui donner presque gratuitement. Au lieu de gouverner à la soviétique, l’État devrait réglementer les procédés et aider les agriculteurs sur le plan de la technique, du savoir-faire et des infrastructures, et l’agriculteur devrait travailler dans des conditions propres à une économie de marché.
Imaginons que le principe de planification étatique soit abandonné. Comment le secteur va-t-il se développer ? Les agriculteurs commenceront-ils à se tourner vers d’autres cultures ?
Le principal problème ici est que de nombreux agriculteurs ne savent pas comment travailler dans un système régulé par le marché. L’État devrait donc les aider. Pas en ordonnant, mais en conseillant. Tout d’abord, l’arrêt de la planification étatique sera progressif. Ensuite, si l’État souhaite soutenir les agriculteurs, rien ne l’empêche de créer des marchés publics.
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La différence avec la planification d’État, c’est que celle-ci présente un caractère obligatoire ; que vous le vouliez ou non, vous devez planter du coton sur cette terre et la vendre au prix fixé par l’État. Les marchés publics sont partout dans le monde. Par exemple, imaginons que l’État veuille stabiliser le prix du pain. Il achète le grain, le stocke, puis le remet sur le marché en cas de hausse des prix. Cet outil est utilisé depuis le temps des pharaons. L’État peut faire cela et ainsi aider les agriculteurs à acheter le même grain. De plus, il devrait suggérer sur quels marchés étrangers il est préférable de vendre tel ou tel bien. Il devrait aider pour les semences, les semis, financer la recherche scientifique et les services de conseil. Avec le temps, les agriculteurs financeront eux-mêmes tout cela, mais dans les premiers temps il ont besoin d’être aidés. L’État devrait de toute manière investir dans la recherche fondamentale et appliquée.
Bien sûr, les agriculteurs essuieront des échecs. Tout producteur doit faire face à l’imprévu, qu’il vende des carottes ou des chemises. Il prend des risques parce qu’il travaille dans un environnement de marché. Mais étant donné que l’Ouzbékistan s’est ouvert, et qu’il est maintenant possible d’exporter librement des marchandises, il ne devrait pas y avoir de problèmes de surproduction de biens agricoles car il existe d’énormes marchés à proximité -la Russie, le Kazakhstan et la Chine. L’essentiel, c’est que l’État n’intervienne pas. Notre problème, c’est qu’il a essayé de réglementer l’exportation des produits agricoles et de fixer des quotas ou des prix en dessous desquels il est interdit de vendre. Par exemple ils prennent le prix printanier des cerises, quand il est haut, et disent : « c’est un bon prix, inspirez-vous-en et ne vendez pas en-dessous ». Un mois plus tard, le prix des cerises sur le marché mondial a chuté, et vous ne pouvez pas les exporter, c’est interdit. Qu’allez-vous en faire ?
En Ouzbékistan, l’agriculture emploie 3,6 millions de personnes (27 % des actifs). La part de l’industrie dans le produit intérieur brut du pays est de 32 %. Les terres agricoles occupent 45 % du territoire de la République. Près de la moitié de la population vit en milieu rural. En 2018, le pays a exporté des produits agricoles vers 80 pays du monde pour 2,3 milliards de dollars. 6 % de la population souffre de pénuries alimentaires.
Le projet prévoit la privatisation des entreprises non-stratégiques du secteur agricole. Les critères de définition de ce caractère « non-stratégique » sont-ils clairs ? Ne s’agit-il pas d’une échappatoire pour maintenir la réglementation étatique ?
En effet, la différence entre ce qui est stratégique et ce qui ne l’est pas est entièrement libre d’interprétation. Et, ici comme ailleurs, il peut y avoir un million de brèches dans la loi pour qu’elle satisfasse officiellement tous les besoins de réforme, sans ne rien changer dans les faits. Qu’est-ce qui est réellement stratégique du point de vue de la transformation des produits agricoles ? Le coton est associé à la production de poudre à canon, il est donc peut-être stratégique ? Tout le reste, à mon avis, devrait appartenir à des intérêts privés. Qu’est-ce qui peut être stratégique dans la production d’huile de coton, dans la transformation des fruits et légumes ?
Partout dans le monde, il s’agit d’entreprises privées, opérant dans un environnement concurrentiel régulé par les lois du marché. Il n’y a rien de stratégique. Je suis d’accord pour dire qu’il pourrait y avoir une faille permettant aux fonctionnaires de créer des monopoles artificiels, des «vaches à lait» pour ainsi dire. Bien sûr, tout le secteur doit être privatisé, et cette clause, comme d’autres réserves et omissions, est embarrassante. Mais cette nouvelle stratégie est un compromis entre des forces qui soutiennent la réforme, et d’autres qui veulent que rien ne bouge.
Qui a intérêt à préserver le statu quo ?
Tout d’abord, les fonctionnaires qui supervisent les secteurs concernés. Ce ne sont peut-être même pas des représentants du gouvernement. Le fait est qu’il n’y a pas eu de réforme de l’administration en Ouzbékistan. Le système de gouvernement soviétique a changé de forme, mais l’essence est restée identique. À l’époque soviétique, il y avait, par exemple, des ministères qui s’occupaient de secteurs industriels. La plupart d’entre eux ont changé de nom, on les appelle aujourd’hui des consortiums, des associations, mais ils exercent en réalité les fonctions de ces anciens ministères. Or, et c’est encore plus regrettable, ils sont eux-mêmes investis dans des activités commerciales. Ils réglementent l’industrie et, en même temps, ils y font des affaires. Le conflit d’intérêts est total et permanent.
Et dans de nombreux secteurs industriels liés à l’agriculture, ces fonctionnaires et organisations sont légion. Ils forment un monopole qui leur octroie le droit de transformer les produits à leur guise et de fournir ce qu’ils veulent aux agriculteurs. Ce sont les principaux opposants à ces réformes, parce que si une véritable concurrence est créée dans ces industries, et que de véritables entreprises privées apparaissent, leur statut et leurs affaires se trouveront menacés.
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En outre, il existe certains systèmes de corruption très juteux, liés à la transformation du coton par exemple. Là encore, des normes soviétiques subsistent en ce qui concerne les pertes et le gaspillage qui surviennent au cours de la transformation. Personne ne sait à quel volume s’élèvent ces pertes, tout fonctionne selon ces normes obscures. Le fait est qu’il y a d’importants surplus. Dans quelles mains ceux-ci disparaissent-ils ? Je vous laisse deviner.
En outre, pour certains représentants des autorités locales, la réforme n’est pas avantageuse. Aujourd’hui, la responsabilité de la mise en œuvre des plans pour la production de coton et de blé incombe aux hakims (chefs de l’administration de la ville ou de la province, ndlr). D’une part, ce système est un énorme casse-tête, et lorsque les hakims sont congédiés, c’est généralement parce que le plan n’a pas été correctement mis en œuvre. D’autre part, l’exigence incombant à l’exécution du plan implique une grande concentration des pouvoirs entre leurs mains. Et si le système de planification disparaît, cette influence et ce pouvoir disparaissent également. D’où une opposition probable de la part de ces responsables.
Selon le projet de stratégie annoncé, l’État financera un fonds de roulement pour la production de coton, de blé et d’autres cultures non pas directement, mais par l’intermédiaire des banques. Que signifie cette nouveauté ?
La plupart des agriculteurs qui cultivent le coton et le blé ont des difficultés financières, car ce n’est pas rentable pour eux de les cultiver aux prix fixés par l’État. Les autorités sont obligées de leur accorder des prêts à des taux d’intérêt bas. Si les agriculteurs devenaient indépendants, ils pourraient cultiver ce qu’ils voudraient, et il n’y aurait plus besoin d’un tel financement direct. De plus, il faut bien comprendre que les prêts pour cette agriculture planifiée ne sont pas un cadeau de la part de l’État. Oui, il accorde des prêts, mais les agriculteurs ne peuvent pas en disposer librement. L’État décide pour l’agriculteur quand et quoi planter, à qui acheter les semences, les engrais, les tracteurs. Et les vendeurs (désignés par l’État) de ces biens ne se privent pas de profiter de leur situation monopolistique. Le décret proposé va permettre aux agriculteurs de contracter des emprunts et de choisir eux-mêmes comment les dépenser.
Le document reconnaît l’absence de garanties sur les droits terriens et de mécanismes de protection de ces droits. Mais elle ne prévoit pas de mesures concrètes pour introduire ces garanties. Comment expliquer cela ?
En fait, de tels mécanismes sont déjà écrits dans nos lois. Et tous les six mois, le Président rappelle aux autorités de ménager les agriculteurs et de protéger les droits de propriété. Il est nécessaire de comprendre pourquoi ces droits sont violés et, par conséquent, de s’attaquer aux causes. La principale cause de violation des droits des agriculteurs, c’est la planification étatique. La décision de prendre et de redistribuer les terres peut être prise à plusieurs niveaux. Par exemple, au niveau de Tachkent. Nous avons été plusieurs fois confrontés à une situation où, après la création d’exploitations agricoles, les autorités ont décidé que celles-ci devaient être plus grandes, puis les ont à nouveau divisées en parcelles plus petites. Un hakim peut également décider de saisir des terres. Il a toujours une raison valable. Par exemple, il peut affirmer que l’agriculteur ne respecte pas le plan pour le coton, que sa récolte est faible ou qu’il a planté des carottes au lieu du coton. Maintenant, le hakim aura beaucoup moins d’occasions de justifier pourquoi il a pris la terre. Et aussi moins d’incitations. S’il n’y a pas d’objectifs de plan à remplir, il n’y a pas de raison de confisquer la terre.
Bien entendu, cela n’implique pas une garantie absolue pour les droits des agriculteurs, loin de là. Cette question n’est pas contenue dans le seul cadre de la stratégie agricole. La réforme de la justice est également primordiale. Je ne me souviens pas si c’est écrit dans la stratégie actuelle, mais la terre ne peut être enlevée à un agriculteur sans une décision de justice (cela n’est pas mentionné dans le document de stratégie -NDLR). Or si les tribunaux se contentent d’entériner automatiquement toutes les décisions prises par les hakims, c’est une formalité vide de sens. Comment, dans ce cas, s’en prémunir ? Mais si les tribunaux se mettent à fonctionner réellement, de façon indépendante, alors il ne sera plus si simple de retirer la terre aux agriculteurs. En d’autres termes, la protection des droits fonciers n’appartient pas tout à fait au domaine de la stratégie agricole. Et, concernant cette dernière, la chose la plus importante qui peut être faite est de supprimer le système de planification.
Les agriculteurs ouzbèkes sont souvent confrontés à la pression des autorités qui essaient d’améliorer l’efficacité des mesures administratives. Les agriculteurs sont obligés de prêter un serment les engageant à obtenir une récolte abondante et à assister à des conférences où des hakims locaux, accompagnés de procureurs et d’officiers de police, expliquent comment améliorer la fertilité des terres. Les agriculteurs peuvent même être battus ou publiquement humiliés pour ne pas avoir respecté le plan.
Est-ce réaliste, selon vous, d’introduire un régime de propriété privée pour les terres agricoles en Ouzbékistan ?
La propriété privée est déjà introduite dans le pays en ce qui concerne les terres non agricoles. Ces terres peuvent déjà être rachetées. En ce qui concerne les terres agricoles, pour autant que je sache, l’élite dirigeante du pays n’y est pas encore préparée. Mais en principe, la propriété n’est jamais absolue, même dans les pays où il y a un régime de propriété privée de la terre. Il existe toujours des restrictions sur l’utilisation et la gestion du terrain. En règle générale, certaines exigences sont fixées pour s’assurer qu’il est correctement entretenu, qu’il n’est pas transformé en désert. Le bail à long terme avec droit d’extension et droit de cession, tel qu’il est écrit dans nos lois, ne diffère pas beaucoup de ce que l’on retrouve dans un régime de propriété privée. Si on ajoutait le droit de gage et le droit au bail, on serait presque dans le même système. Par conséquent, ce qui est important, ce n’est pas de savoir comment on nomme le régime en place, mais plutôt que, à minima, les mécanismes prévus dans nos lois soient appliqués et fonctionnels.
Notre législation prévoit en particulier la création d’un bail à long terme d’une durée maximale de 50 ans avec droit de cession. Il n’y a pas de droit de gage ni de droit de location, mais la stratégie prévoit que ces droits seront pourvus, et cela signifie que le terrain aura un propriétaire réel. Celui-ci saura que le terrain lui appartient pour 50 ans, et qu’il sera en mesure de prolonger le contrat à des conditions claires et transparentes. Cela ne change rien que vous appeliez ça un régime de propriété privée. Si la propriété privée est proclamée mais que le système judiciaire ne fonctionne pas, si les lois sont des passoires, alors vous pouvez qualifier cent fois votre terrain de propriété privée, au final on vous le retire quand même.
Dans le projet de nouvelle stratégie, il est dit que la taille des fermes «dehkan», limitée par la loi, ne permet ni l’uniformisation de la production, ni l’obtention de volumes suffisants pour réduire les coûts de commercialisation. Mais aucune augmentation de la taille maximale des terrains n’est mentionnée. Pourquoi ?
En fait, si ces terres, qui aujourd’hui appartiennent aux agriculteurs, peuvent demain être louées grâce à la nouvelle stratégie, le problème sera résolu. Les fermes «dehkan» sont des fermes privées, familiales, comme à l’époque soviétique. Au début des années 1990, elles ont été un peu agrandies et on a permis aux personnes qui les cultivaient de les utiliser pour de l’agriculture vivrière. Mais pourquoi, au juste, les agrandir ? Désormais, cela impliquerait d’enlever la terre à d’autres. Alors que si l’on donne la possibilité à tout agriculteur de mettre ses terres en location, un fermier «dehkan» pourra louer la terre d’un autre agriculteur et cultiver ce dont il a besoin.
La petite taille des fermes «dehkan» ne leur permet pas de dégager d’importants rendements ; elles sont principalement utilisées pour l’agriculture vivrière, les débouchés sur le marché sont rares, et les marges sur les ventes sont faibles. Quel profit peut-on faire avec à peine quelques hectares ? Mais il y a une solution, elle passe par le développement de la coopération entre les fermes «dehkan» et avec les autres exploitations agricoles. Aujourd’hui, cette coopération est pratiquement inexistante car les agriculteurs sont obsédés par la planification étatique et ne sont pas des entrepreneurs indépendants, et parce que les fermiers «dehkan» sont trop fragmentés.
Si on les aide, sans les obliger, sans instaurer un système de collectivisation, mais en créant un système normal de coopératives, en intervenant le moins possible, alors ces coopératives se chargeront des ventes et d’autres activités commerciales. Les agriculteurs ne peuvent pas tous s’engager dans l’export, et ils n’en ont pas tous besoin. L’export devrait être géré par des coopératives et des sociétés d’import-export. Celles-ci s’occuperont d’acheter les semis et les semences, de les fournir aux agriculteurs, puis d’acheter la récolte et de la revendre en Corée du Sud ou en Russie.
La nouvelle stratégie prévoit une nouvelle réorganisation des dépenses budgétaires dans le secteur agricole. Désormais, l’argent ira à l’irrigation et aux subventions pour le coton et le blé. Il est prévu, pour les terres non irriguées, de développer les services publics et la recherche en agronomie. Selon vous, cette répartition est-elle judicieuse ?
Oui, je pense qu’elle l’est, parce que pour le moment l’argent public est principalement dépensé dans le financement de la production de coton et de céréales. Pour ces cultures, l’État prête presque gratuitement et accorde certaines subventions pour les engrais, l’électricité, etc. Deuxièmement, le principal poste de dépenses pour l’agriculture est l’approvisionnement en eau, et plus précisément le coût des pompes électriques qui assurent le transport de l’eau. C’est un énorme système dont les frais représentent environ 2 % du PIB.
Ce système est très fortement lié à la planification, puisque celle-ci détermine l’emplacement et le type des cultures, et donc par conséquent le volume d’eau qu’il faudra pomper jusqu’à l’endroit désigné. Or si vous calculez le montant de cette opération d’irrigation, le coton revient parfois aussi cher que l’or. Ce n’est peut-être pas du coton qui devrait y être planté, mais des cultures qui demandent moins d’eau. Si des réformes sont effectivement menées, les dépenses budgétaires liées au financement de la production de coton et de blé diminueront. Il est nécessaire de consacrer les économies ainsi réalisées à ce qui pourrait permettre d’augmenter le potentiel de l’agriculture, à la recherche agronomique, aux activités de conseil et aux infrastructures.
L’un des objectifs concrets du projet de stratégie est de réduire la part de l’agriculture dans le produit intérieur brut de 32 % à 20 % d’ici 2030. En même temps, ce document souligne la nécessité de créer de nouveaux emplois dans les zones rurales. N’est-ce-pas contradictoire ?
Non, il n’y a pas de contradiction, car c’est une tendance naturelle. La part de l’agriculture dans l’économie devrait diminuer, car la part de l’industrie et des services est en croissance. C’est un indicateur de progrès économique. Prenons les pays développés, où la part de l’agriculture dans le PIB est inférieure à 2 %. Ils ne s’en plaignent pas. Cela ne signifie pas que leur agriculture est en déclin, mais qu’ils ont développé d’autres secteurs plus avancés de l’économie. Dans le monde d’aujourd’hui, le secteur agricole n’est plus celui qui rapporte les plus importants revenus.
Maintenant, ce sont les services qui rapportent le plus, dans les secteurs de l’information, de la médecine, du tourisme et de la finance. Ce qui se dessine à l’horizon, c’est une croissance de ces secteurs avant tous les autres. L’agriculture, quant à elle, remplira ses fonctions spécifiques dans les domaines de l’approvisionnement alimentaire et de matières premières à l’industrie.
Mais alors de quoi s’agit-il lorsque, dans le projet, il est question de la nécessité d’augmenter le nombre d’emplois dans les zones rurales ? Les objectifs indiquent que d’ici 2030, le nombre d’emplois n’augmentera que dans les industries agroalimentaires et textiles, que celui dans l’agriculture sera directement réduit.
C’est vrai. En incorporant des technologies modernes dans l’économie, on fait augmenter l’intensité capitalistique de la production, et diminuer l’intensité en main d’oeuvre. Le besoin de main d’oeuvre baisse, et c’est un processus normal.
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Et qu’en est-il des emplois, si la moitié de la population vit en milieu rural ?
La clé, c’est l’urbanisation. Il n’y a pas si longtemps, selon les relevés historiques, 95 % de la population vivait à la campagne ; aujourd’hui cette part est de 50 %, et dans 20 ans, elle sera environ à 30 %. Il s’agit d’un processus naturel. Ainsi, la part de l’emploi dans l’agriculture va diminuer et, de manière générale, le nombre d’emplois dans notre économie va baisser.
En d’autres termes, les gens iront dans les villes et chercheront du travail dans le secteur tertiaire ?
Oui, c’est une tendance mondiale. Et puis, dans les zones rurales, il n’y a pas que le métier d’agriculteur. On peut également travailler dans les services, dans la transformation de produits agricoles ou la fabrication d’autres biens industriels.
Ce n’est pas la première stratégie de ce type en Ouzbékistan. Si l’on considère l’expérience que le pays a déjà acquise dans cette voie, pensez-vous que les objectifs fixés et les mesures prises pour y parvenir sont réalistes ?
C’est la question la plus complexe, et entreprendre d’y répondre, est un véritable exercice de divination. C’est un peu comme lire l’avenir dans le marc de café. Par le passé, certaines réformes ont été réalisées assez rapidement et avec beaucoup de succès. Par exemple, la libéralisation du marché des changes. On doutait énormément de sa faisabilité, au vu des nombreux intérêts personnels en jeu. Mais en 2017, la décision du Président a suffi. Et il en a décidé ainsi contre l’avis de ses propres ministres.
Il y a des réformes qui sont conduites avec moins de rapidité et d’efficacité, mais des avancées en demi-teinte sont tout de même réalisées, et cela donne un résultat positif. Il y a enfin des réformes adoptées sur le papier, sans qu’aucun changement ne soit opéré en pratique. On peut prendre par exemple la réforme administrative, pour laquelle il existe même un plan approuvé. Dans quelle catégorie la réforme agraire se placera-t-elle, c’est la question principale. Cela pourrait être n’importe laquelle des trois. Tout dépend de ce qu’elle inspirera au Président, de la conviction que celui-ci aura dans la nécessité de la réforme, et de comment, et qui, il va écouter.
Propos recueillis par Yegor Petrov
Auteur pour Fergana News
Traduit du russe par Baptiste Longère
Edité par Aline Simonneau et Geoffrey Schollaert
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