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La nécropole Chah-e-Zindeh de Samarcande abîmée par une succession de « restaurations »

La nécropole Chah-e-Zindeh, l'un des sites emblématiques de Samarcande, est en péril. Du fait de multiples restaurations, ses murs se fissurent et la plus grande partie des éléments de décoration de la nécropole a été troquée pour des répliques. Le site, immortalisé par le pionnier de la photographies couleur, Sergeï Prokoudone-Gorsky, n'a été épargné ni par les ravages du temps ni par la main des hommes, dont le devoir était de préserver l’héritage historique de la région. Dmitrij Kostiouchkine, historien spécialiste de Samarcande et de son patrimoine, raconte la décadence du site de Chah-e-Zindeh.

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La nécropole de Chah-e-Zindeh est l'un des joyaux de Samarcande.

La nécropole Chah-e-Zindeh, l’un des sites emblématiques de Samarcande, est en péril. Du fait de multiples restaurations, ses murs se fissurent et la plus grande partie des éléments de décoration de la nécropole a été troquée pour des répliques. Le site, immortalisé par le pionnier de la photographies couleur, Sergeï Prokoudone-Gorsky, n’a été épargné ni par les ravages du temps ni par la main des hommes, dont le devoir était de préserver l’héritage historique de la région. Dmitrij Kostiouchkine, historien spécialiste de Samarcande et de son patrimoine, raconte la décadence du site de Chah-e-Zindeh.

Novastan reprend et traduit ici un article publié le 10 avril 2020 par le média russe spécialisé sur l’Asie centrale, Fergana News.

La nécropole Chah-e-Zindeh, qui tient son nom du perse  » Roi vivant « , se présente comme l’un des lieux spirituels incontournables de Samarcande, la deuxième plus grande ville d’Ouzbékistan. Ce site constitue aussi l’un des joyaux de l’architecture de la ville depuis plus d’un millénaire. L’ensemble de Chah-e-Zindeh a vu le jour au début du XIème siècle, sous la première dynastie des Qarakhanides.

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Le site est un lieu saint pour les musulmans, avec la légendaire tombe du cousin du prophète Mahomet, Qutham Ibn Abbas, premier à porter la bannière de l’islam dans la région de la Transoxiane, l’ancien nom de l’Asie centrale. La légende raconte qu’il a été tué par des non-croyants à Samarcande alors qu’il priait. Selon l’une des versions de cette légende, étant mort en martyr, le cousin du prophète monta au ciel. Dans une autre version, il s’éclipsa dans un puit sacré. Qutham Ibn Abbas, le  » Roi vivant « , promit de revenir dès que l’islam serait en danger.

Ci-dessous, deux photos, à gauche avant la restauration, à droite après.

Au plus fort du rayonnement du soufisme et du culte des saints en Asie centrale, la colline fortifiée d’Afrassiab, située au sud de la Samarcande pré-mongole, est devenue un centre d’érudition religieux et culturel reconnu jusqu’au Moyen-Orient. C’est à travers Afrassiab que se sont développés le peuplement et la culture spirituelle d’une région entière. Traditionnellement, la nécropole des Qarakhanides fait partie de ce centre sacré. L’actuel ensemble architectural de cette nécropole, composé des mausolées des familles nobles de l’ère timouride, se dresse ici depuis les XIVème et XVème siècles.

Contrairement aux monuments colossaux de Samarcande qui dominent encore le paysage urbain de la vieille ville, comme la place du Régistan ou le mausolée Gour Emir, toute la beauté de Chah-e-Zindeh ne se dévoile que progressivement. C’est ici-même que l’on peut gravir les escaliers immortalisés par les photographies de Sergueï Prokoudine-Gorski et Hugo Krafta, ou les toiles de Pavel Benkov et Léonardovitch Bouret. Selon la tradition, il est coutume de compter les marches lors de la montée et de la descente. Si les deux nombres correspondent, alors votre vœu le plus cher se réalisera. Ce chemin mène les promeneurs vers une étroite galerie le long de laquelle se trouvent des mausolées somptueusement décorés datant de la seconde moitié du XIVème siècle. Enfin, au nord et nord-ouest de Chah-e-Zindeh se situe un cimetière du même nom.

La splendeur des monuments du site de Chah-e-Zindeh plonge le visiteur dans une atmosphère particulière. Auparavant commune à la majorité des monuments ouzbeks, cette atmosphère est maintenant endommagée par les cruelles rénovations qui ont eu lieu à l’époque contemporaine.

Le pays reste sourd aux cris d’alarme de l’Unesco

L’Unesco a inscrit Samarcande sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité en 2001, pour rendre hommage à des édifices archéologiques comme la ville fortifiée d’Afrassiab, vieille de 2 800 ans. Ses authentiques complexes architecturaux, comme la nécropole Chah-e-Zindeh, ont aussi été ajoutés sur la liste trois ans plus tard. Pourtant, l’organisation internationale a dû regretter sa décision.

 » En octobre 2004, des travaux complexes de restauration ont été entrepris à Chah-e-Zindeh sans avoir reçu l’autorisation en aval du Comité du patrimoine mondial », décrit le rapport d’un groupe d’observateurs composé d’Aioura Tentieva, du Centre du patrimoine mondial de l’Unesco, et de Nour Akine, du Conseil international des monuments et des sites (ICOMOS), qui ont visité la ville en décembre 2007. « Au 29ème congrès du Comité du patrimoine mondial, qui a eu lieu à Durban en 2005, l’assemblée s’est adressée au gouvernement ouzbek en lui demandant de présenter les documents relatifs à ces grands chantiers et à la réhabilitation de la ville, qui semblent avoir eu un impact sérieux sur l’intégrité et l’authenticité du site en question. Conformément aux instructions du Comité, en mars 2006, des experts de l’ICOMOS avec la participation du chef du Bureau de l’Unesco à Tachkent ont visité le monument. La délégation a estimé que la perte d’authenticité causée par la récente rénovation de Chah-e-Zindeh était alarmante et que toutes les décisions de développement et de conservation devraient, à l’avenir, être guidées par un plan d’organisation « , décrivent les experts.

De plus, le comité a noté que si l’État participant ne donnait pas suite aux recommandations mentionnées, le Comité du patrimoine mondial se réservait le droit d’inscrire le site sur la liste du patrimoine mondial en péril.

En outre, ce document comporte une description technique essentielle. « De considérables travaux de restauration et reconstruction à grande échelle (2004-2006) ont été entrepris dans cette nécropole. La majorité des éléments décoratifs ont été remplacés par des reproductions, même si quelques pièces originales sont toujours intactes. L’un des principaux objectifs du nettoyage extensif des sols autour des bâtiments était de réduire les problèmes d’humidité. Un système de suivi scientifique devrait être utilisé pour collecter et analyser les données sur l’impact des travaux de restauration sur le monument, notamment pour évaluer l’efficacité du système de drainage. Les surfaces telles que les murs en briques, les fresques et les ornementations se dégradent durant les pluies saisonnières. Il en va de même pour les sous-sols où le système de drainage n’est pas suffisamment efficace. Certaines constructions ont besoin de rénovation « , juge le rapport.

Les  » travaux de restauration low cost  » de 2004

D’après ce rapport, les spécialistes du centre de l’Unesco et de l’ICOMOS ont fait face à une scène fort désagréable. Mais ce qui se déroula dans les jours d’octobre 2004 reste, aux yeux de Dmitrij Kostioukine, un profond cauchemar. Il suffit de regarder les photos et vidéos prises sur le lieu du crime, dans sa ville natale, de surcroît, sur un monument qu’il vénère.

Ayant participé depuis ses 13 ans à des chantiers archéologiques, y compris dans la vieille ville d’Afrassiab, l’auteur de cet article travaillait cette année-là comme interprète pour une expédition archéologique italienne de l’Université de Bologne en Ouzbékistan. C’est grâce à ces expériences qu’il a pu constater l’étendue des altérations qui avaient lieu.

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Chah-e-Zindeh en 2004.

De grosses machines sont intervenues sur le site archéologique pour enlever plusieurs mètres de sol autour des mausolées médiévaux. L’autorisation pour les travaux archéologiques, uniquement accordée par l’Inspection nationale de la protection et de l’utilisation du patrimoine, n’est attribuée que si les pelles ne dépassent pas la taille maximale autorisée. Tous les chantiers doivent être décidés en commun avec l’Institut d’archéologie de l’Académie des sciences d’Ouzbékistan et, dans le cas présent, avec l’Unesco. En effet, le terrain vague derrière le bazar de Siab n’est autre que le premier emplacement historique de Samarcande, alors capitale du royaume de Sogdiane, avant son intégration à l’Empire perse achéménide et plus tard, au califat arabe. Cette ville de bientôt 3 000 ans a ensuite été conquise par Alexandre le Grand, puis mise à sac par Gengis Khan il y a 800 ans, au printemps 1220.

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Les mausolées des XIVème et XVème siècles, pour la restauration desquels devraient être utilisés pinceaux et spatules, ont été victimes de coups de pioches et de pelles administrés par de soi-disant  » spécialistes de la construction et restaurateurs ”. Ceux-ci se sont pourtant avérés être de simples travailleurs journaliers. Comme indiqué dans le rapport de l’Unesco, la décoration intérieure et extérieure de Chah-e-Zindeh a été remplacée par, au mieux, des reproductions. Un carrelage de mauvaise qualité et des peintures chimiques ont aussi été utilisés, méthodes proscrites en restauration.

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Tout ce soi-disant bel ouvrage a cependant vite commencé à s’écailler et à tomber en morceaux au bout de quelques années seulement. Face à ces altérations, des spécialistes étrangers ont préféré quitter la ville, qui constitue pourtant un lieu de formation rêvé pour tout chercheur, historien, architecte, archéologue ou critique d’art. Parmi eux, des spécialistes de l’Université de Paris étudiant les secrets des majoliques timourides de l’École de Samarcande, ainsi que leurs confrères de l’Université des sciences appliquées de Postdam, eux-mêmes dirigés par la professeure Martina Abri.

Sauver Chah-e-Zindeh

Un long moment s’est écoulé, la colère et la déception des connaisseurs se sont petit à petit estompées. Cependant, ces dernières années, l’état de nombreux mausolées de Chah-e-Zindeh se dégrade au fur et à mesure des visites. Encore une fois, ce sont les travaux de restauration qui sont mis en cause. Même aujourd’hui, ils se poursuivent sans aucune expertise ni suivi, comme par exemple à l’été 2017, dans la galerie du complexe Qassim-ibn-Abbas. Cette dernière présente maintenant des fissures qui continuent de grandir sur les murs sud et nord. Celles-ci témoignent de l’affaissement progressif des fondations du bâtiment, résultat de la douteuse décision d’y percer une fenêtre et de relier l’entrée à la mosquée annexe.

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L’intérieur du mausolée construit par Tourkane Oka en 2020.

En 2020, Dmitrij Kostioukine a remarqué, début mars, la naissance d’une fissure à l’intérieur de la coupole d’un mausolée construit par Tourkane Oka, sœur de Timour Koutloug, pour sa fille. Cette fissure, située à l’intérieur de l’admirable coupole du monument, datant de 1372, mais au décor d’origine pourtant plutôt bien conservé, est une preuve criante du point critique de la dégradation de la nécropole.

Attirer l’attention de la communauté scientifique mondiale

Les premières conclusions sont loin d’être positives, car si la fissure commence à endommager le dôme, c’est la structure générale de la bâtisse qui souffre, en particulier ses fondations. En outre, les quatre nouveaux bâtiments construits en briques cuites en 2004, à proximité immédiate du mausolée et sur les fondations d’anciens édifices, ont eu un impact très négatif sur ce dernier.

Malheureusement, il existe de nombreux autres exemples d’activités similaires, négligentes, irréfléchies et nuisibles envers les monuments architecturaux de Samarcande. Cela vaut ainsi pour la villa de 1916 conçue par l’architecte Nelle, qui abrite aujourd’hui le musée d’histoire locale de la ville. L’ajout de toilettes sur deux niveaux à la gauche du bâtiment principal du musée a irrévocablement défiguré le bâtiment historique.

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Pour résoudre ce problème extrêmement grave, il est non seulement indispensable d’attirer l’attention de la communauté scientifique mondiale ainsi que celle des restaurateurs qualifiés, mais aussi de faire tout ce qui est nécessaire pour permettre à ces derniers de venir à Samarcande et de commencer à établir un diagnostic, en laboratoire comme sur le terrain. Ces études sont incontournables pour corriger les récentes déformations du complexe de Chah-e-Zindeh, un site inscrit au Patrimoine mondial. Ce chef-d’œuvre doit être préservé pour les générations futures, afin que nos descendants connaissent Chah-e-Zindeh autrement que par des vieilles photos, des articles Wikipédia ou des essais historiques.

Dmitrij Kostioukine
Historien spécialiste de l’histoire de Samarcande

Traduit du russe par Daniel Le Botlan

Édité par Anne-Charlotte Marcombe

Relu par Anne Marvau

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