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Détruire ou sauver ? La question de la rénovation du patrimoine posée à Tachkent

Une conférence pour évoquer la protection du patrimoine de l'Ouzbékistan a été organisée dans la capitale ouzbèke par l'Institut Strelka. Chercheurs, architectes et urbanistes ont notamment plaidé pour la défense du patrimoine local.

Patrimoine Tashkent
En Ouzbékistan, face aux démolitions, les habitants s'indignent.

Une conférence pour évoquer la protection du patrimoine de l’Ouzbékistan a été organisée dans la capitale ouzbèke par l’Institut Strelka. Chercheurs, architectes et urbanistes ont notamment plaidé pour la défense du patrimoine local.

Novastan reprend et traduit ici un article initialement publié par le média en ligne ouzbek Voice of Tashkent (VOT)

Les discussions autour des démolitions en Ouzbékistan ne s’apaisent pas. Au contraire même, de plus en plus de gens s’indignent. Aux questions – tout à fait raisonnables – posées par les citoyens, les pouvoirs publics ne savent pas quoi répondre. Alors que dans des villes du monde entier l’heure est à la protection et à la valorisation du patrimoine, en Ouzbékistan les démolitions et des liquidations génèrent de la souffrance. Comment faire face à ce problème dont personne n’aime parler ?

Des conférenciers de l’Institut Strelka se sont penchés en septembre dernier sur ces questions de l’image historique de Tachkent, en consacrant une conférence entière au problème de la démolition et de la reconstruction qui façonnent l’image de la capitale ouzbèke. Anastasia Smirnova, l’un des intervenantes qui a travaillé sur le programme de réorganisation des bibliothèques moscovites, a principalement articulé son discours autour d’exemples d’espaces publics créés à partir de monuments architecturaux. Cette transformation leur donne une seconde vie et leur permet d’échapper à la fameuse démolition.

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Selon lamembre du bureau SVESMI et directrice du programme de formation de l’Institut Strelka (2011-2015), le projet le plus réussi est la bibliothèque Dostoïevski à Tchistye Proudi, à Moscou. Chaque jour, plus de 300 personnes viennent y lire, travailler ou écouter des conférences. Un programme similaire va être mis en place à Rotterdam, où se trouve un des offices du bureau. Pendant sa conférence, Anastasia Smirnova a relaté son expérience de réalisation de projets similaires en Russie et aux Pays-Bas. En s’appuyant sur des recherches, la directrice des programmes de master de l’Institut Strelka et de la Haute Ecole d’Urbanisme de l’Université Nationale a exposé les enjeux du design. Elle a aussi décrit les compétences que doit nécessairement avoir un urbaniste.

Patrimoine Tashkent conférence salle
Architectes, chercheurs et urbanistes ont débattu de la protection du patrimoine

Le « combat » des habitants

Vlad Zamanov, designer et fondateur du bureau Vlad Zamanov Espace, a ensuite pris la parole pour expliquer en quoi la défense du patrimoine est particulièrement difficile.

« Malheureusement, à la lumière des récents événements, les habitants de notre pays ont compris une chose simple : la propriété d’un logement ne vous prémunit pas contre sa démolition. Ainsi, ma maison du numéro 45 de l’avenue Amir Temour est devenue tristement célèbre à Tachkent et au-delà, pour le « combat » de ses habitants contre le promoteur qui s’est intéressé à ce terrain du centre de la capitale. L’ancien maire de la ville a donné son autorisation pour la démolition et la construction d’un nouveau complexe d’appartements.

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Au nom d’un « aménagement », n’importe quelle personne le souhaitant peut facilement supprimer un élément constitutif de l’identité de la ville. Seulement voilà, nous ne voulons absolument pas céder notre maison! Non seulement y vivent différentes générations d’une dizaine de familles mais, en plus, il s’agit d’une localisation spécifique. D’un côté de la maison se trouve une cour où des fouilles archéologiques ont mis au jour le plus ancien mur de Tachkent, et de l’autre côté, la ville de Mingourik. Ce monument a plus de 1000 ans : conserver son intégrité est une tâche essentielle qui revient à l’Etat.

La maison se situant à moins de trente mètres des murs de la vieille ville fortifiée se trouve ainsi dans la zone tampon autour de ce monument. L’historienne et archéologue Margarita Filanovitch s’est penchée sur le cas de notre maison et a déclaré qu’elle se trouvait au-dessus d’un lac souterrain dont la source donne sur le territoire du centre médical Fedorovitch. Construire un immeuble à plusieurs étages et faire des travaux de démolition n’est évidemment pas raisonnable du tout, ne serait-ce que parce que c’est dangereux pour les futurs habitants.

Transformer le patrimoine en un espace artistique

L’immeuble du 45 pourrait en lui-même pratiquement être qualifié de monument. Afin de mettre en valeur son caractère unique, j’ai commencé à rénover l’entrée en 2017 : j’ai remplacé le style d’apparat du siècle passé en un réel espace artistique. Des événements culturels – projections, expositions, excursions – ont déjà été organisés à plusieurs reprises. Cette entrée montre de manière évidente que le mode de vie et les idées peuvent être changés par l’enthousiasme et par l’amour pour son lieu natal. En particulier, la rénovation peut être une clef pour la conservation du patrimoine urbain et alimenter l’attractivité touristique pour des bâtiments historiques très précieux.

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Les résidents ont l’intention de défendre leur droit de conserver leur immeuble et de le reconstruire entièrement en préservant son aspect originel, de style constructiviste. Et pour que l’immeuble devienne un véritable espace public, nous avons déjà retravaillé le plan d’une cour intérieure avec des attractions pour les invités et les touristes, parmi lesquelles il y aura un ciné-théâtre à ciel ouvert avec des projections de vieux films ouzbeks, un petit café avec des préparations faites maison, une piste pour danser la salsa.

Patrimoine Tashkent conférence micro
« Il est possible de rénover ces bâtiments et de leur donne une seconde vie »

C’est comme accueillir chez soi des amis trois fois par semaine! Avec les voisins, nous organisons des grandes fêtes de cultures différentes, qui réunissent les résidents et consolident leurs relations. Et nous sommes prêts à agrandir les fêtes, à en faire des festivals, dont on se repartirait l’organisation.

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Si l’on me demandait comment préserver « l’identité » de Tachkent, avec des constructions de différentes époques, je proposerais les choses suivantes : un registre des immeubles et des bâtiments « avec une histoire », leur protection par l’Etat et par un service de surveillance de l’architecture, la rénovation de ces constructions et une monétisation de la « vie » de ces espaces, qui garantirait leur existence grâce aux dépenses des visiteurs. On peut démolir ce que l’on veut et quand on le veut. Sauvegarder le patrimoine existant et le transmettre à ses descendants est bien plus complexe, mais bien plus noble. »

Que Tachkent retrouve son charme d’antan

Architecte, designer, bijoutier mais aussi fondateur de l’agence de design Holmuradov DesignOulougbej Holmuradov, a ensuite pris le micro pour développer son point de vue. Pour ce touche-à-tout, les rénovations abîment très souvent le patrimoine local.

« L’identité architecturale de Tachkent me semble terne, malgré la diversité des époques et des styles. L’époque du constructivisme et du modernisme est l’une de celle qui a le plus marqué la ville. Il y a par ailleurs à Tachkent une part importante de la population qui est employée par le secteur privé, ce qui donne à la ville un côté « pseudo-européen ».

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Je trouve cela très dommage qu’on ait abîmé le bâtiment de la banque centrale, en démontant la pandjara (une fine grille brodée devant les fenêtres typique d’Asie centrale et orientale, ndlr) et en faisant une façade contemporaine sans charme. J’aimerais qu’elle retrouve son état précédent. Et avant tout, je proposerais d’« ouvrir » dans tout le pays les façades des bâtiments avec des panneaux en aluminium.

Un sabotage intentionnel qui met en danger l’héritage historique

La conservation des bâtiments est une science à part. Elle s’appelle restauration (et reconstruction). Mais pendant ces trente dernières années, notre architecture a été touchée par une série de cataclysmes : la fuite des cerveaux, le déclin du niveau de formation, l’absence d’appels d’offre et de bourses, la pression des fonctionnaires, l’ignorance de l’avis des spécialistes… Cela a conduit à une stagnation. Et dans tout domaine, une stagnation de trente ans est un effondrement. Les agences d’architecture elles-mêmes finissent par inviter les fonctionnaires à faire autre chose que des « transformations barbares ».

Par exemple, dans les cas du bâtiment de la Trastbank, rue Navoi ou du bâtiment du ministère de la Justice, rue Sailokh, il s’agit d’un sabotage intentionnel qui cause une perte irréparable à l’héritage historique de l’Ouzbékistan. Les monuments ainsi endommagés, voire démolis, se comptent au moins par dizaine. C’est pourquoi à Tachkent, on devrait arrêter de refuser l’intervention des spécialistes occidentaux qui frappent à toutes les portes depuis dix ans, commencer à lancer des appels d’offre et à mettre en place un dialogue.

Il est temps d’engager une des commissions internationales indépendantes pour définir des échelons de reconstruction des immeubles et limiter la marge de décision des fonctionnaires en matière d’architecture. Il faut que cela leur soit expliqué par des critiques d’architecture. En Ouzbékistan, il n’y en a plus qu’un. Parmi les nouveaux, aucun n’est malheureusement compétent.

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Il reste à espérer qu’avec la création d’un groupe de personnes sensibles à l’image de Tachkent (un « surveillant de l’architecture » local), les gens parviendront à sauvegarder les immeubles avec une histoire. On peut transformer et rendre utile – dans tous sens du terme – n’importe quel espace, d’un dock à un immeuble d’habitation. Cependant, pour que les changements soient de meilleure qualité possible, il faut faire attention à quelques facteurs clefs : la disposition des objets, l’actualité des plans de rénovation (que ce soit un futur restaurant, une boutique ou des bureaux), le plus important étant d’échanger sur les changements avec les « habitants » de cet espace. C’est précisément par de tels échanges que le projet peut être bénéfique à la société et que le lieu perdure dans la mémoire des citoyens. »

Traduit du russe par Guénola Inizan

Edité par Nicolas Ropert

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