Alors que la mémoire de la Grande Guerre patriotique est aujourd’hui dominée par la vision de Moscou, l’Ouzbékistan a pour la première fois diffusé un documentaire dévoilant la participation de ses citoyens au conflit. Le metteur en scène Ali Khamraïev, chargé de réaliser le projet, a travaillé durant la quarantaine et est revenu dans son pays natal, près de 30 ans après l’avoir quitté.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 22 mai 2020 par le média russe spécialisé sur l’Asie centrale, Fergana News.
Ces dernières années, les autorités russes soulignent de plus en plus le rôle primordial du peuple russe dans la victoire de la Seconde Guerre mondiale, appelée Grande Guerre patriotique, minimisant aussi bien la contribution des autres peuples qui formaient l’armée soviétique que celle des Alliés. Les opposants parlent d’une « privatisation de la victoire », ou de « l’obscurantisme du 9 mai », expression qui reflète bien l’hystérie qui renaît chaque année en mai autour de la « grande fête des Russes ».
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Dans le même temps, l’Ouzbékistan est en train de modifier son rapport à la Seconde Guerre mondiale. Du temps du président Islam Karimov (1989-2016), la ligne officielle était que le pays avait été enrôlé de force, comme une colonie, et donc que sa participation à la guerre avait été contrainte et forcée. À présent, peut-être à la suite de la propagande de Moscou, une autre relation à la guerre et à la victoire apparaît. Des archives ont été ouvertes, et le président Chavkat Mirzioïev, au pouvoir depuis 2016, a communiqué de nouveaux chiffres sur les Ouzbeks qui ont participé à la guerre ou y sont morts, sur ceux qui ont été décorés ou évacués, sur la contribution des habitants du pays à la victoire. Un Ouzbek sur trois est ainsi parti à la guerre, tandis que le pays a compté plus de 538 000 morts sur une population de 6,3 millions d’habitants entre 1941 et 1945.
Pour fêter le 75ème anniversaire de la victoire, les chaînes de télévision ont passé plusieurs films sur le rôle du peuple ouzbek dans la Grande Guerre patriotique et sur son héroïsme dans le combat contre le fascisme. Les 8 et 9 mai, sur toutes les chaînes sans exception, publiques comme privées, est sorti le film Xalq jasorati (L’exploit du peuple), le premier film entièrement ouzbek depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, réalisé presque exclusivement à partir de bandes d’actualités cinématographiques.
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Cet évènement est également notable parce que l’auteur du film est Ali Khamraïev, un nom connu du cinéma soviétique, oublié pendant un quart de siècle en Ouzbékistan. Alors que le réalisateur de 83 ans n’avait pas travaillé depuis près de 30 ans dans son pays, il revient sur son travail pour la réalisation de L’exploit du peuple dans une interview au média russe spécialisé sur l’Asie centrale Fergana News.
Fergana News : Ali Khamraïev, voilà presque trente ans que vous n’avez plus travaillé en Ouzbékistan, et voici que ce même État vous propose de tourner pour l’anniversaire de la victoire un film documentaire, qui pourra ensuite donner matière à une série télévisée. Comme disait le cardinal de Richelieu, « c’est beaucoup de confiance et beaucoup d’argent »…
Oui, il y avait beaucoup de confiance, et ils ont été généreux aussi pour le financement – la chaîne privée Sevimli TV y a participé. Je raconterai plus tard dans quelles conditions nous avons travaillé. Les comptables du studio « Ouzkinokhronika » ont râclé leurs fonds de tiroirs pour pouvoir me donner ce qu’ils estimaient des honoraires convenables. Mais j’ai compris que cet argent, en ces jours extrêmement difficiles pour l’Ouzbékistan, me brûlerait les doigts et le cœur. Je garde une lettre de mon père écrite quand il était au front où l’on peut lire ces mots : « Ici, l’argent ne nous intéresse pas. Nous avons oublié la valeur du rouble… Nous vaincrons, alors nous aurons de l’argent, de l’or, et de la gloire… ». J’ai tout de suite décidé de donner mon salaire pour le film au fonds de lutte contre la pandémie du coronavirus.
Comment l’affaire a-t-elle commencé pour vous ?
Le 5 mars 2020, je suis sorti de l’avion à Tachkent. Le voyage depuis l’Italie contaminée a été compliqué : en voiture d’abord jusqu’à l’aéroport de Nice, où j’ai miraculeusement échappé à une quarantaine de 14 jours, ensuite Moscou, encore indemne à cette époque, l’aéroport de Vnoukovo… Et me voilà dans ma patrie. Au cours des 18 derniers mois, j’ai eu des contacts fréquents avec le chanteur et compositeur Farroukh Zakirov : il rêvait depuis longtemps de faire un film sur la grande dynastie des Zakirov – depuis le père, Karim Zakirovitch, et la mère, Choïsta Saïdovaya, jusqu’à leurs enfants, tous pleins de talent, et aux petits-enfants et même arrière-petits-enfants.
À côté de ce travail, nous avons parlé avec Farroukh d’un autre projet : réaliser un mini-film à partir de sa nouvelle chanson Nous nous souvenons sur les centaines de milliers d’orphelins accueillis par l’Ouzbékistan pendant la Grande Guerre patriotique. Mais le tournage a été interrompu à cause des mesures strictes de quarantaine introduites dans le pays. Je me suis retrouvé en confinement. Et voilà que début avril, l’agence nationale Ouzbekkino me propose de tourner dans les plus brefs délais, pour le 75ème anniversaire de la victoire sur l’Allemagne fasciste, un film documentaire, L’exploit d’un peuple, montrant la part héroïque prise par l’Ouzbékistan et les Ouzbeks dans cette guerre.
Dans les plus brefs délais, cela veut dire en un mois ! Tous les projets cinématographiques en Ouzbékistan peuvent donc se réaliser avec une telle réactivité ?
Je n’en sais rien ! Je peux seulement supposer que quelqu’un dans les milieux du pouvoir ou à Ouzbekkino s’est souvenu que me suis déjà intéressé à ce thème auparavant. En 1975, pour le 30ème anniversaire de la victoire, j’avais réalisé le film L’exploit de Tachkent pour lequel j’avais reçu au Festival du Film soviétique le grand prix du meilleur documentaire. Et j’ai eu ainsi le droit, malgré le régime de confinement général, d’accéder aux trésors des archives cinématographiques et sonores de la République d’Ouzbékistan.
Il est intéressant, en fait, de comparer cette expérience-là avec celle d’aujourd’hui : combien de temps a demandé L’exploit de Tachkent ?
Il y a quarante-cinq ans, le cinéma vivait évidemment de façon différente. Le metteur en scène était la figure centrale autour de laquelle tout tournait, les fonctionnaires, la production, la distribution, la télévision, la presse, les spectateurs. Un projet comme L’exploit du peuple aurait demandé au minimum six mois. Écriture du scénario, passage par plusieurs commissions (avec d’ordinaire de nombreuses modifications), ensuite la période de préparation, le travail aux archives cinématographiques ou autres. Et puis le tournage, le montage, de nouveau l’approbation nécessaire de toutes les instances. Personnellement, cela me convenait : je savais naviguer entre les écueils de la bureaucratie, et pendant ce temps je préparais tranquillement mon projet de film de fiction.
En 1970, je suis allé pour la première fois aux Archives cinématographiques de l’URSS à Krasnogorsk et j’ai adoré ce travail sur les vieilles actualités filmées. Les images que j’ai pu trouver avec l’aide des employées des archives, des jeunes filles souriantes aux grands yeux que j’amadouais avec des melons et du raisin des bazars de Tachkent, se promènent chez nous de film en film depuis presque cinquante ans déjà. Elles sont inusables, n’ont pas une ride – c’est la caractéristique principale des films d’actualité véridiques.
Mais les archives cinématographiques de notre République sont elles aussi un coffre au trésor sans fond. On peut y trouver tant de films uniques qui touchent à l’histoire de l’Ouzbékistan ! En prenant le temps de chercher, on fait des découvertes sensationnelles !
Par exemple ?
Eh bien tenez, j’ai longtemps cherché un sujet avec le légendaire général ouzbek Sabir Rakhimov, j’ai passé en revue toutes les actualités de juin 1941 à mai 1945 et… j’ai fini par trouver, dans une émission de juin 1945. 10 secondes en tout, mais lesquelles ! Et il y a aussi dix minutes très précieuses avec l’adieu aux cendres de ce glorieux soldat.
Et voici un autre exemple, plus personnel. Quand je suis allé pour la première fois, il y a environ soixante ans, aux Archives cinématographiques de Tachkent (elles ont été fondées en 1943), j’ai tout de suite demandé à voir un film dans lequel, selon ma mère, on pouvait voir mon père Ergach Khamraïev filmé avant son départ pour le front. Je tremblais comme une feuille quand j’ai enfin vu sur l’écran mon père, qui avait 32 ans au début de la guerre. Je mets depuis longtemps ces images dans chaque film documentaire que je fais sur la guerre. Et je les ai aussi insérées dans mon film de fiction Je me souviens de toi (1985).
Concrètement, en quoi le projet L’exploit d’un peuple est-il important pour vous ?
C’est d’abord l’heureuse possibilité de reprendre pied dans le cinéma d’Ouzbékistan, le pays où je suis né, où j’ai fait ma scolarité, où j’ai tourné mes meilleurs films. Ensuite, l’un des thèmes principaux de mon œuvre est la mémoire, le souvenir de ceux qui ne sont pas revenus des sanglants champs de bataille : mon père et ses compagnons de combat, l’orphelin qui n’a personne pour le défendre, personne chez qui trouver un sage conseil ou une bénédiction paternelle. J’ai toujours sur moi les photos de mon père – tenez, regardez celle-ci, dans mon portefeuille…
Merci. Selon vous, à quoi peut servir ce film dans l’Ouzbékistan d’aujourd’hui ?
Le souhait que m’a exprimé le nouveau directeur d’Ouzbekkino, Firdavs Abdoukhalikov, était celui-ci : apporter le plus possible de vérité sur ces jours et ces années difficiles. C’est ce que j’ai fait, et on m’en a rendu justice.
Pourquoi précisément aujourd’hui ? Je pense que pour tous les responsables de tous niveaux dans le domaine de la culture, de l’idéologie, le projet L’exploit d’un peuple est indispensable pour un dialogue ouvert avec la population de tous âges, un dialogue qui soit en prise avec la réalité actuelle, surtout en ce moment, pendant la lutte contre la pandémie de coronavirus. Pour que les citoyens de notre pays, assis dans leurs maisons bien chauffées avec leurs téléviseurs et leurs réfrigérateurs pleins, prennent exemple sur leurs ancêtres dont la vie était mille fois plus difficile. Aujourd’hui, c’est nous-mêmes que nous voulons sauver, mais il y a soixante-quinze ans, les Ouzbeks au front sauvaient leurs mères, leurs sœurs, leurs enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. Ils nous ont sauvés, et vous aussi. Et je pense aussi que le gouvernement veut être honnête devant les générations futures qui doivent connaître la vérité sur l’histoire de leur peuple.
Le thème des répressions staliniennes est-il présent dans votre film ?
Bien entendu. Dans notre film, le stalinisme est évoqué sous la rubrique “Combat pour le pouvoir dans un État totalitaire”. On y voit des images du troisième procès de Moscou contre les compagnons de lutte de Lénine – Nikolaï Boukharine, Alexeï Rykov – et aussi contre les dirigeants du parti communiste d’Ouzbékistan Akmal Ikramov et Faïzoulla Khodjaïev, une partie du réquisitoire du procureur Vychinski et la proclamation de la sentence de mort.
Comment s’est déroulé votre travail sous un régime de quarantaine totale ?
C’est le plus intéressant ! Dans un hôtel particulier du centre de Tachkent entouré d’une haute palissade, une table de montage avec des ordinateurs avait été installée. Nous avions notre cuisinier, une employée de maison rien que pour nous. À toute heure, sur la table, des plateaux de fraises et d’abricots. Trois monteurs travaillaient 18 heures par jour, des voitures avec des laissez-passer spéciaux nous apportaient du matériel venant des archives cinématographiques classifiées que le gouvernement avait ouvertes spécialement pour notre projet. Les chauffeurs dormaient dans les voitures. Les rédacteurs, interprètes, assistants, administrateurs, consultants travaillaient avec moi « online » par vidéoconférence et par téléphone. La chaîne Sevimli TV s’occupait de l’aspect technique et organisationnel, c’est elle qui pour une large part a permis de réaliser le projet dans des délais “réactifs”, comme vous dites… “Il nous faut la victoire, une pour tous, peut nous importe le prix”. Vous vous souvenez de cette fameuse chanson de Boulat Okoudjava ?
https://www.youtube.com/watch?v=R4ShUS25Cec
La situation avec cette pandémie a montré qu’en se concentrant au maximum, en ne se laissant pas distraire le matin en allant au bureau ou en rentrant chez soi, en ne perdant pas de temps à préparer des repas, en n’avalant pas des centaines d’heures de séries télévisées débiles, on peut faire rapidement un travail de qualité. Et la pandémie a montré encore que quelqu’un peut très bien ne pas se montrer au bureau, mais faire très bien son travail à domicile, que tel autre n’est pas forcément indispensable dans un système où l’occupation principale est de transporter des papiers d’un étage à l’autre et d’un bureau au bureau d’à côté… En fait, je pense qu’après la victoire sur la pandémie, le monde va beaucoup changer, que l’humanité vivra selon d’autres règles de comportement et de morale. Et que les spectateurs voudront voir un cinéma complètement différent.
Parlons de ce “cinéma différent”… Vous considérez que le miracle qui vous est arrivé est la conséquence des changements positifs survenus en Ouzbékistan. Quels sont, selon vous, les changements urgents à effectuer dans le système d’Ouzbekkino ?
La situation dans le système du cinéma ouzbek n’est pas simple depuis presque trente ans déjà, et il y a des raisons objectives à cela. Certains maîtres tournent déjà leurs films dans les jardins d’Éden, d’autres travaillent là où l’herbe est plus verte (comme nos ancêtres nomades qui allaient avec famille et troupeaux chercher les meilleurs pâturages), d’autres encore galèrent tout seuls dans l’industrie cinématographique de notre pays et finissent par passer pour des têtus capricieux. Le tableau est disparate, complexe, conflictuel, embrouillé. Pour ma part, je ne peux évidemment pas rester à l’écart du destin de notre cinéma, mais il arrive que je me fasse remettre à ma place…
Il y a dix ans, en discutant d’un des films de Kamara Kamalova pendant le festival international “Kinochoc”, j’avais osé dire aux critiques que s’il n’y avait pas de second plan chez cette réalisatrice, c’est parce que son budget était trop serré : derrière les héros au premier plan, elle ne pouvait pas se permettre une petite scène de foule, une voiture qui passe, des enfants qui courent, une charrette tirée par un âne, un cycliste, des cheminées qui fument, la poussière d’un chemin soulevée par une machine à vent. Il n’y avait tout simplement pas d’argent pour cela, ce qui est bien naturel dans la situation complexe où se trouvait alors notre République. J’ai quitté la discussion avant la fin, et on m’a dit ensuite que l’un des membres de la délégation ouzbèke, metteur en scène et ancien directeur d’Ouzbekfilm, avait dit littéralement ceci : “Khamraïev ne connaît pas la vie de notre peuple, en Ouzbékistan les gens habitent dans des villas et roulent en Mercedes”. Sans commentaire…
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Je n’ai pas de recette miracle, je sais simplement que l’État ne doit pas perdre le contrôle sur une forme d’art aussi importante que le cinéma. Il est indispensable, à mon avis, de changer très vite le système de préparation des films, car pour réaliser chaque année trente longs métrages, il est absolument nécessaire aujourd’hui que la production ait dans ses dossiers une centaine de scénarios parmi lesquels elle puisse choisir, et au moins une cinquantaine de réalisateurs professionnels, talentueux ou au moins compétents. Je me souviens qu’il n’y a pas très longtemps, les médias ont jubilé quand un groupe assez important de jeunes réalisateurs de notre pays sont partis se former en Chine. Où sont ces réalisateurs ? Sur quoi travaillent-ils ? Quelle expérience ont-ils acquise ?
Qu’est ce qui doit changer, selon vous, dans le langage cinématographique ouzbek pour qu’il commence à être coté dans le monde ? Il est entendu que pour tourner un blockbuster, il faut beaucoup d’argent. Mais on peut aujourd’hui faire aussi du bon cinéma avec quelques sous, comme le prouve sans arrêt le cinéma iranien ?
Pour que quelque chose change dans le langage du cinéma ouzbek, il faut s’intéresser aux classiques du cinéma mondial et se mettre à l’école de ses représentants. La plupart de nos réalisateurs ont été formés par des pédagogues qui, pour différentes raisons, n’étaient en fait que des demi-savants. S’il n’y a pas de talent donné par les dieux, alors la paresse, l’arrogance, une prétention injustifiée sont les causes principales qui expliquent pourquoi on ne trouve pas chez nos jeunes réalisateurs une écriture vraiment personnelle. Je sais que beaucoup ne seront pas d’accord avec moi, mais les faits sont têtus.
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Le grand Sergueï Eisenstein disait que le langage cinématographique est semblable au chinois : il existe des milliers d’idéogrammes, mais on n’en utilise que cinq ou six… Un espace infini est ouvert pour les jeunes, mais il faut d’abord apprendre ces cinq ou six “hiéroglyphes”.
Sandjar Ianichev
Journaliste pour Fergana News
Traduit du russe par Jacques Duvernet
Edité par Sayyora Pardaïeva
Relu par Anne Marvau
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