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Comment les femmes ouzbèkes ont refusé de porter le parandja

Pour les femmes ouzbèkes des années 1920, le 8 mars est le symbole de la lutte pour l’égalité. Ce même jour durant l’année 1927, elles retiraient leur parandja en public. Un correspondant de Gazeta.uz, Jahongir Azimov, a enquêté sur la manière dont les autorités ont encouragé les femmes à "se libérer". Quelles étaient leurs motivations et quelle a été la réaction de la société ?

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La rédaction 

Edité par : agedin

Ouzbékistan manifestation de femmes
Une manifestation de femmes en 1920. Photo : Arcchives nationales du cinéma et de la photographie / Gazeta.uz.

Pour les femmes ouzbèkes des années 1920, le 8 mars est le symbole de la lutte pour l’égalité. Ce même jour durant l’année 1927, elles retiraient leur parandja en public. Un correspondant de Gazeta.uz, Jahongir Azimov, a enquêté sur la manière dont les autorités ont encouragé les femmes à « se libérer ». Quelles étaient leurs motivations et quelle a été la réaction de la société ?

« On ne peut pas parler d’une véritable émancipation des femmes, d’une véritable égalité, tout en maintenant le parandja. Tant qu’il y aura le parandja, il sera difficile de résoudre d’autres problèmes. »

C’est par ces mots prononcés le 8 mai 1927, jour du lancement officiel de la campagne du Khoudjoum, que le deuxième secrétaire général du Parti communiste d’Ouzbékistan, Akmal Ikramov, s’adressa aux lecteurs du journal d’Etat Pravda Vostoka. Ses mots résument la position des pouvoirs locaux sur l’habit féminin : il faut éradiquer le parandja, une robe traditionnelle d’Asie centrale qui couvre tout le corps et le visage, pour libérer les femmes.

La journée internationale de la Femme en Ouzbékistan est considérée comme une célébration de la féminité, de la sophistication et de la douceur. Toutefois, pour les Ouzbèkes de l’année 1927, le 8 mars était le symbole du début d’une longue bataille pour l’égalité. Elles sont allées dans les rues protester, puis ont jeté et brûlé leur parandja. « A l’attaque » était un slogan fréquent parmi les défenseurs de cette interdiction, les militants, les politiciens et les médias. D’où le nom de la campagne du Khoudjoum, « l’offensive ». Cependant, derrière la position persistante d’éradication du parandja se cachent les massacres de femmes et d’hommes.

Un correspondant du média ouzbek Gazeta.uz, Jahongir Azimov, a étudié comment le journal de l’époque Pravda Vostoka couvrait le Khoudjoum, ce que les chercheurs ont écrit sur ce mouvement et quelles leçons peuvent être tirées de l’histoire.

L’histoire de la propagande

Il a longtemps été considéré que les autorités soviétiques avaient libéré la femme d’Orient à travers le Khoudjoum. Les documents du journal Pravda Vostoka sont en accord avec cette rhétorique. “Le pouvoir soviétique a donné l’égalité aux femmes. Il a changé les femmes des peuples d’Asie centrale, esclaves impuissantes, en des personnes et des citoyennes de la grande Union des Républiques socialistes soviétiques », proclamait haut et fort la résolution du comité exécutif central des conseils de la République soviétique d’Ouzbékistan, qui fut imprimé sur la première page du journal du 8 mars 1927.

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L’image de la femme ouzbèke comme « esclave cachée du soleil » se retrouve dans tous les articles. Ce sont ces mots exacts qu’utilise l’autrice et militante Clara Zetkin pour célebrer les femmes d’Asie centrale : « Une lourde couverture couvrait bien plus que votre visage. Elle tombait lourdement sur vos âmes et vos cœurs tourmentés. Le vieil Orient, monde de l’esclavage et de l’oppression, d’épouses asservies. »

Le travailleur du Parti soviétique Isaak Zelenski, à la tête de l’Ouzbékistan soviétique en 1929, écrit dans son article « Sans aucun doute » que seules les femmes libérées ont l’opportunité de « suivre le chemin de la consommation culturelle ».

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« Il est drôle, absurde et réactionnaire de penser qu’on puisse d’abord enseigner à toutes les femmes à lire et écrire, puis ensuite mener la lutte pour leur émancipation », écrit-il.

La lutte ciblée contre le parandja

La Pravda Vostoka regorge de stéréotypes sur l’image des femmes. La raison n’en est pas tant le parandja que la lutte idéologique. Le parandja est devenu un symbole de l’émancipation. Harold Lasswell, pionnier de l’étude de la communication de masse, explique qu’une propagande efficace nécessite des symboles car ils évoquent certaines émotions. « Le principal objectif de notre agitation devrait être dirigé vers le parandja. Bien entendu, il ne s’agit pas que d’une histoire de parandja. Il n’est que le début d’un long et persistant travail », écrit ainsi Akmal Ikramov.

La vérité est que la création d’images stéréotypées n’était pas la seule méthode de propagande contre le parandja. Par exemple, dans un article sur une réunion de médecins, il est dit que ce vêtement nuit à la santé des femmes et des enfants. Un certain professeur Osinovski note que le parandja pourrait transmettre des infections à l’enfant.

Journal Pravda Vostoka Parandja 1927
L’article d’Akmal Ikramov publié dans la Pravda Vostoka le 8 mars 1927. Photo : Bibliothèque nationale d’Ouzbékistan Alicher Navoï / Gazeta.uz.

Il affirme : « Ainsi, l’enfant se trouvant sous le parandja reçoit une quantité insuffisante d’air frais et, de plus, le parandja isole l’enfant du monde extérieur, […] ce qui ralentit son développement psychique. »

Dans cet article, les médecins expliquent que le parandja provoque de la fatigue oculaire, une surchauffe du corps et des maladies de peau. Une note explique comment une femme locale a dû emmener son enfant chez le docteur. Une photo de cette femme est accolée au texte, avec son voile soulevé pour montrer son visage.

Des témoignages de femmes contre le parandja

Mais le moteur de la propagande était les témoignages personnels des femmes ayant retiré leur parandja. Les jeunes filles expliquaient les raisons de leur refus de le porter. Beaucoup avaient entre 12 et 14 ans et étaient mariées à des hommes adultes, souvent âgés de 40 à 70 ans. Certains d’entre eux décédaient peu de temps après le mariage. Le refus de porter le parandja pour les héroïnes de ces récits était une lutte intérieure contre l’injustice ou les coups de la vie.

« Je n’avais que 15 ans lorsqu’on m’a donnée en mariage. A 20 ans, j’ai dû travailler seule à la suite du décès de mon mari, il fallait nourrir les enfants. J’étais femme de ménage, blanchisseuse et cousait des tioubeteïkas [chapeaux traditionnels, ndlr]« , raconte une femme de Ferghana

Une autre femme de Ferghana a été donnée en mariage à l’âge de 12 ans à un homme inconnu. Elle voulait étudier mais son mari ne le lui a pas permis. « Je n’ai retiré le parandja qu’en février 1927, j’avais encore peur des mollahs et des ishans. Ils pouvaient me faire du mal. D’autres femmes aussi avaient peur d’eux », raconte-t-elle.

ouzbékistan femmes travailleuses
La Pravda Vostoka montre régulièrement des femmes au travail dans ses colonnes. Photo : Bibliothèque nationale d’Ouzbékistan Alicher Navoï / Gazeta.uz.

Pravda Vostoka a cherché à montrer un monde alternatif au mode de vie traditionnel : le travail et les études. Les femmes n’avaient à travailler que dans les usines, selon les journaux. Sur l’une des photographies, une femme avec son visage découvert trie des boîtes de cigarettes dans une usine à tabac. Sur une autre, des femmes brodent dans une usine de textiles. La légende des photos indique : « Bonjour aux travailleuses et aux fermières d’Asie centrale ».

L’avis des historiens

Le 8 mars 1927 est le point de départ de la campagne du Khoudjoum, mais cela ne concorde pas avec le début du mouvement pour l’égalité des femmes en Ouzbékistan. L’historienne ouzbèke Dilorom Alimova a beaucoup écrit sur le sujet, comme son étudiante américaine Marianne Kamp, autrice du livre The New Woman in Uzbekistan : Islam, Modernity, and Unveilling Under Communism. Leurs études ont noté que le début de la campagne avait été précédé d’une longue lutte pour l’égalité homme-femme.

Lire aussi sur Novastan : Ouzbékistan : un vaste programme pour soutenir les femmes

« Le Parti n’a pas jeté les bases afin de préparer les femmes au retrait du parandja. Depuis une dizaine d’années, des progressistes, femmes comme hommes, ont tenté de rendre possible le retrait du parandja et de populariser cette pratique. Toutefois, ils se sont heurtés à une société dans laquelle les leaders religieux prêchaient que cela était un peché pour une femme de montrer son visage », écrit Marianne Kamp dans son ouvrage. Ce fait historique soulève une question : pourquoi les femmes ont finalement retiré leur parandja et quel était l’objectif du Khoudjoum ?

Marianne Kamp a interrogé des femmes qui ont participé au Khoudjoum. Celles qui ont retiré le parandja avant 1927 étaient principalement des fonctionnaires, des étudiantes, ainsi que des membres des familles des travailleurs du Parti ou des représentants du mouvement du jadidisme, un courant de l’islam moderniste.

Les récits des femmes sont cohérents avec les publications du journal Pravda Vostoka. Elles voulaient une vie en dehors de leurs foyers, un minimum d’éducation, mais le parandja, qui était porté par les filles dès l’âge de 12 ou 14 ans, équivalait à une peine d’emprisonnement ou à un mariage forcé. Le parandja était devenu un symbole d’obstacle de l’accès à cette liberté.

L’objectif du Khoudjoum

Marianne Kamp explique que « pour les réformateurs dans les sociétés islamiques au début du XXème siècle, le parandja était devenu l’anti-thèse du modernisme ». La propagande soviétique a fait du retrait du parandja un symbole et un garant du modernisme. C’est ainsi que beaucoup d’hommes et de femmes se sont rangés du côté du Khoudjoum, contrairement aux normes établies.

Tandis que la population locale défendait ses droits, ce n’est pas avant 1927 que les autorités soviétiques se sont décidées à entreprendre quoi que ce soit. En témoignent également les propos d’Akmal Ikramov, publiés le jour du lancement de la campagne dans la Pravda Vostoka : « Si nous nous posons la question de l’égalité maintenant, cela ne signifie pas que jusqu’à présent nous n’avions pas traité la question. Nous étions engagés dans d’autres travaux, mais tout le parti n’avait pas participé. »

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Pour le parti, l’objectif évident du Khoudjoum n’était pas seulement de conduire les femmes à refuser de porter le parandja, mais surtout de les attirer vers un mode de vie laïc et au sein des lieux de travail. « La croissance économique du pays, la croissance agricole, l’expansion des superficies cultivées, le développement des kolkhozes, la sériculture et l’élevage laitier, l’industrie urbaine – tout cela demande de la main d’œuvre supplémentaire. La femme devient une force de travail essentielle », écrit Akmal Ikramov.

Cela explique pourquoi le journal Pravda Vostoka ne montrait que des femmes derrière des machines d’ouvrier ou sur des tracteurs. En 1926, Pravda Vostoka s’était plaint de la faible implication des femmes dans le travail de production : « Trop peu de femmes sont présentes au sein des secteurs de production. Ici, à Tachkent, elles se comptent sur les doigts de la main. »

Les conséquences violentes du Khoudjoum

Prada Vostoka a publié le 20 mars 1927 un communiqué sur les conséquences du Khoudjoum. A Tachkent, 1 755 Ouzbèkes ont retiré le parandja, à Samarcande près de 750, à Kokand 1 678. Des campagnes, des réunions et des rassemblements ont eu lieu. Entre les lignes se glissent des messages sur les menaces, la condamnation publique et le meurtre. Selon les données limitées disponibles, en trois ans, plus de 2 000 femmes et hommes ont été tués. Beaucoup connaissent l’histoire de Nourkhon qui a été poignardée à mort par son propre frère.

Dilorom Alimova fait remarquer que le Parti a aggravé la situation en forçant les femmes à retirer le parandja. Marianne Kamp en parle également. Les autorités ont exigé des hommes qu’ils forcent leurs femmes à retirer le parandja et a menacé d’exclusion du parti ceux qui s’y opposaient. Prada Vostoka a gardé tout cela sous silence.

Parandja brûlé Ouzbékistan
Un parandja est brûlé en public, 1929. Photo : Archives nationales du cinéma et de la photographie d’Ouzbékistan / Gazeta.uz.

Toutefois, le journal n’a pas caché les cas d’insultes publiques, de meurtres et de viols, bien qu’il n’ait pas révélé l’ampleur des tragédies. « Les cas de meurtres ne sont pas isolés », écrit le journal le 7 avril 1927. « Ainsi, dans le village de Charikhan, une femme et un homme l’ayant autorisée a retirer son parandja ont été tués. Les meurtriers ont été arrêtés. »

Ainsi, les cas d’insultes publiques et de viols n’étaient pas rares. A Samarcande, des rumeurs couraient selon lesquelles les maris dont les femmes retiraient le parandja étaient fusillés. «  »L’honneur d’une femme qui a retiré le parandja est bon à mélanger au fumier », ont crié les violeurs. Couvrant la femme afollée d’un manteau, ils l’ont traînée dans un jardin, l’ont baillonnée avec une manche, l’ont battue et violée un à un », dit une note du 18 mars 1927.

Une répression qui effraie la population

Pratiquement tous les numéros du journal féminin Yangi Yul évoquaient ces vies perdues. Marianne Kamp précise que les cas de meurtres étaient considérés, à juste titre, comme une anomalie dans la société plutôt qu’une norme.

Ouzbékistan Femmes sans parandja
Certaines des premières femmes à avoir enlevé le parandja, 1925. Photo : Archives nationales du cinéma et de la photographie d’Ouzbékistan / Gazeta.uz.

Ni les intellectuels ni les autorités ne s’attendaient à une telle réaction de la part de la société. Prada Vostoka, qui relayait la position du Parti, n’a pas assumé la responsabilité de ces mesures dans la mort de centaines de femmes et d’hommes.

Les beys, les ishans et la population ont toujours été considérés comme responsables. Marianne Kamp a également noté qu’il y avait des femmes qui refusaient de retirer le parandja car elles considéraient cela comme une attaque contre leurs valeurs.

Ensuite, dans le contexte des meurtres de masse, beaucoup de femmes ont remis le parandja. C’est ce que montrent les photographies d’archives de 1929. En 1928, le code pénal de la République socialiste soviétique d’Ouzbékistan a été modifié, stipulant que le meurtre ou la mutilation d’une femme en lien avec son émmancipation devait être puni de huit ans d’isolement strict. En 1929, le meutre d’une femme pour refus de porter le parandja était considéré comme du terrorisme.

Comment comprendre le Khoudjoum aujourd’hui ?

Le Khoudjoum est l’un des chapitres les plus difficiles de l’histoire de l’Ouzbékistan. Il ne s’agit pas seulement du retrait du parandja, que les femmes d’Ouzbékistan ont payé cher. Tenter d’interpréter le Khoudjoum de manière unilatérale, c’est le politiser.

« La décision du lancement du Khoudjoum vient d’en haut » souligne Dilorom Alimova dans un entretien. Cependant, ce serait une erreur de blâmer exclusivement les autorités, pensent les historiens. « Les autorités ont atteint leur objectif grâce au fait que les femmes instruites voulaient elles-mêmes retirer leur parandja. Les autorités voulaient donner aux femmes la liberté. C’était le genre de dynamique où le pouvoir non seulement permet, mais soutient également le désir de liberté », ajoute-t-elle.

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Le mouvement du Khoudjoum ne s’est pas affaibli alors que plus de 2 000 femmes ont été tuées, rapporte l’historienne : « la majorité des femmes ont commencé à demander le divorce. Cela indique que les femmes ont d’elles-mêmes voulu la liberté. »

Dilorom Alimova ne justifie pas les méfaits du régime soviétique. Elle considère que le Khoudjoum a besoin d’être étudié sous différents angles. L’historienne révèle son opinion en faisant référence à l’avis de l’orientaliste Ivanov, auteur de la brochure soviétique Ouzbetchka : « Cet homme a étudié la situation des femmes dans les années 1920. Il est arrivé à la conclusion que la vie entre “quatre murs”, aussi paradoxal que celui puisse paraître, a toujours encouragé les femmes à dépasser les limites de ces murs », dit la chercheuse.

Jahongir Azimov
Journaliste pour Gazeta.uz

Traduit du russe par Auxanne Bellemère

Edité par Adrien Gedin

Relu par Léna Marin

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Commentaires (2)

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Vincent Gélinas, 2024-10-26

C’est l’analyse la plus intéressante que j’ai lue en deux ans de lecture hebdomadaire. J’étais tout à fait ignorant des événements de 1927 et du koudjoum. Cet article est si pertinent alors qu’on assiste à un retour graduel du port de vêtements confessionnels en Ouzbékistan. Bravo pour votre finesse dans la rédaction et la traduction malgré les quelques erreurs de français restantes.

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Pascal, 2024-10-31

Merci pour cet exposé : un sociologue pourrait peut-être le compléter en analysant le statut actuel de la femme ouzbeke?

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