Au cours des trois dernières années, des douzaines de blogueurs connus pour leurs contenus critiques ont été arrêtés et condamnés à de longues peines de prison en Ouzbékistan. Leurs arrestations témoignent de la situation détériorée de la liberté d’expression dans le pays.
Les experts suggèrent que les autorités se servent du manque de connaissances des blogueurs en termes de normes éthiques de comportement sur Internet pour arriver à leurs fins. Leur ignorance du droit et des litiges fiscaux viennent s’ajouter à la liste des moyens de pression utilisés contre eux.
Au cours des dernières années, les forces de l’ordre ouzbèkes ont poursuivi, arrêté et emprisonné de nombreux blogueurs actifs. Ces derniers avaient en particulier conduit des investigations contre des personnes en vue faisant partie des élites locales. Les blogueurs poursuivis avaient également critiqué les autorités locales, et rapporté de nombreuses violations du droit. Pratiquement tous ont été accusés de fraude et d’extorsion.
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Renversement dans la garantie des libertés
Depuis les réformes de Chavkat Mirzioïev, le peuple d’Ouzbékistan a pu expérimenter des libertés considérablement élargies. Prenant la suite du rigide et autoritaire Islam Karimov, décédé en 2016, le nouveau président a proclamé l’avènement d’un « Nouvel Ouzbékistan » et effectué des avancées significatives pour l’amélioration des droits de l’Homme. L’activité médiatique a, en particulier, connu une certaine croissance.
Cette liberté n’a pas duré. Après quelques temps, les autorités du pays ont commencé à « resserrer la vis ». Dès 2019, l’Ouzbékistan a vu son classement parmi les pays du monde décliner en termes de respect des droits et des libertés. Cette tendance, mentionnée par les institutions juridiques internationales dans leurs rapports, est constatée en général, et en particulier dans le champ de la liberté de discours et d’expression.
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Dans le Rapport mondial 2022, l’organisation non gouvernementale Human Rights Watch a rapporté le développement d’un « renversement » sur plusieurs sujets avant l’élection présidentielle de 2021. Après cette année, une érosion du droit à la liberté d’expression est apparue distinctement.
La relative liberté d’expression qui a été célébrée depuis que Chavkat Mirzioïev est arrivé au pouvoir en 2016 a commencé à se restreindre, indique le même rapport.
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Depuis 2020, les forces de l’ordre ont poursuivi, arrêté et emprisonné des douzaines de blogueurs bien connus, parmi lesquels Otabek Sattoriy, Olimjon Khaïdarov, Abdougadir Mominov, Khourchid Daliev et d’autres. Ils ont écopé de sentences allant jusqu’à sept ans et demi de prison, pour des accusations d’extorsion et de fraude fiscale.
En août 2020, le blogueur Dadakhon Khaïdarov, qui avait critiqué le gouverneur de la région de Ferghana, a été emprisonné par la police pendant dix jours pour avoir participé à des émeutes, mais a été relâché sans accusations officielles.
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En mai 2021, le blogueur Otabek Sattoriy, qui avait critiqué les autorités locales sur sa chaîne YouTube Xalq Fikri (« l’opinion du peuple », ndlr), a été condamné à six ans et demi de prison pour des faits d’extorsion et de diffamation.
En janvier 2022, les tribunaux ont condamné le blogueur Miraziz Bazarov à trois ans d’emprisonnement pour des faits de « calomnies pour des motifs égoïstes ou autres ».
Parmi d’autres exemples, un rapport du Forum ouzbek pour les droits de l’Homme. Auparavant connue comme germano-ouzbèke, cette organisation non gouvernementale basée a Berlin a analysé les affaires de dix blogueurs et de militants sur les réseaux sociaux ayant été harcelés pour leurs déclarations et critiques des actions gouvernementales.
Les organisations internationales ont régulièrement appelé les autorités ouzbèkes à respecter les engagements juridiques pris par le pays afin de protéger les droits de l’Homme. Malgré ces exhortations, la situation continue de se détériorer.
La mode des blogueurs à succès
Avec le développement des réseaux sociaux en Ouzbékistan, les blogs se sont également multipliés activement. Les blogueurs ont attiré l’attention sur de très nombreux problèmes, éclairant et critiquant les problématiques les plus aiguës. Ils ont gagné une audience de milliers de personnes et leurs paroles ont été entendues et écoutées par les autorités locales. Le plus populaire d’entre eux a atteint une audience de plusieurs millions de personnes.
Être un blogueur en Ouzbékistan est ainsi devenu prestigieux : ils étaient écoutés. Des hommes d’affaires et des citoyens ordinaires ont commencé à se tourner vers eux pour leur offrir de l’argent et les promouvoir, ou leur parler de problèmes qu’ils ne pouvaient résoudre eux-mêmes.
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« C’est devenu un genre de mode en Ouzbékistan d’être blogueur. Leurs messages vidéo étaient populaires, donc les entrepreneurs, les hommes d’affaires se sont mis à lier des contrats avec eux pour de la publicité. Chacun d’entre eux avait ses propres taux. Plus un blogueur était influent, plus ce taux était haut. Les blogueurs ont commencé à gagner beaucoup d’argent grâce à ce commerce », explique le journaliste ouzbek Abror Kourbammouratov.
Méconnaissance par les blogueurs des normes éthiques du journalisme
Cela a entraîné une compétition entre les blogueurs et les médias classiques les plus connus. Cependant, en gagnant en popularité, la critique des actions des autorités par certains blogueurs s’est fortement durcie. Dans le même temps, il était fréquent qu’ils ne respectent pas les normes éthiques, qu’ils se mêlent d’affaires privées, usent d’expressions incorrectes. Sur les réseaux sociaux, de nombreuses voix les ont critiqués pour cela, de façon répétée.
Les observateurs ont noté qu’au cours des trois dernières années, se sont précisément les blogueurs qui sont particulièrement touchés par des arrestations suivies de procès et de longues peines de prison. Une exception à cette tendance : les journalistes accusés d’organiser des manifestations au Karakalpakstan en juillet 2022.
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Le principal problème des blogueurs est leur manque de familiarité avec les normes éthiques du journalisme : ils ne peuvent être directement tenus responsables de leurs propos en ce sens. Ils ne dépendent pas de comités de rédaction ou d’organisation, et il est donc difficile de les influencer, d’après les experts.
Certaines personnes en Ouzbékistan, interviewées par Cabar, croient que les blogueurs ne sont pas assez bridés, les conduisant à se comporter d’une façon très défiante. C’est pourquoi ils seraient devenus les premières victimes des pressions grandissantes sur la liberté d’expression.
Une journaliste connue en Ouzbékistan souhaitant garder l’anonymat a déclaré à Cabar dans une interview avoir observé comment les blogueurs, en violation de toutes les conventions éthiques, ont pu proférer des insultes sur Internet et faire usage de langage ordurier.
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« Les influenceurs ont fait des erreurs inacceptables aux yeux de journalistes professionnels. Aucun comité de rédaction ne pourrait se permettre de publier des propos écrits sur un ton pareil. C’est inacceptable ! Chaque journaliste sait qu’il y a une responsabilité à assumer s’il ne respecte pas les normes éthiques. Par ailleurs, il existe des lois qui régulent les médias. On enseigne cela aux journalistes, pas aux blogueurs », déclare cette journaliste.
Pas assez de restrictions pour les blogueurs?
Cependant, ajoute-t-elle, cette répression des blogueurs est devenue un signal d’alerte des autorités à toute forme de critique. De façon assez démonstrative, explique-t-elle encore, du fait du gain de liberté qui a pu être ressenti au cours des quelques années précédentes, l’auto-censure à présent pratiquée par les journalistes est particulièrement ressentie.
Dilobar Asliddinova, une journaliste sur la chaîne de télévision My5, acquiesce à ces propos, précisant que l’Ouzbékistan n’a pas d’organisation pour former les blogueurs et surveiller leurs activités.
« Un journaliste est le subordonné d’un éditeur. Il respecte les règles et les principes du comité éditorial. Les blogueurs, eux, sont libres de faire ce qu’ils veulent. Ils couvrent les sujets qu’ils souhaitent, ce qui les rend incomparables à qui que ce soit. Je pense donc que la pression sur les journalistes va s’alléger, et celle sur les blogueurs s’alourdir », a déclaré Dilobar Asliddinova à Cabar.
Les blogueurs ont franchi une « ligne rouge »
Un blogueur, Timour Malikov, dont les deux chaînes totalisent plus de 50 000 abonnés, prétend que le journalisme a toujours été une profession dangereuse, et que les blogueurs écrivant sur des sujets politiques peuvent aussi être considérés comme des journalistes.
« Tout le monde sait qu’il y a une ligne rouge dans les médias ouzbeks. Je crois que ceux qui travaillent dans cette sphère savent très bien où cette ligne commence et finit (la famille du président par exemple, incluant ses gendres et belles-filles, ndlr). Ceux qui ne connaissent pas cette limite et ne la ressentent pas font face à différents problèmes. Et ceux qui suivent ces règles tacites peuvent travailler en paix. », explique-t-il. Il ajoute qu’une société civile forte doit se former en Ouzbékistan et que, d’ici là, « il va falloir s’habituer à vivre dans les conditions habituelles. »
Timour Malikov souscrit à l’idée selon laquelle l’affaire portée contre les journalistes de la chaîne Telegram Kompromatuzb a été un avertissement de la part des autorités contre toute critique. Il la présente comme un moment pivot après lequel les craintes des journalistes et blogueurs se sont intensifiées.
A la fin du mois de septembre 2023, deux journalistes associés avec cette chaîne Telegram et exerçant des fonctions de direction et de porte-parole ont été condamnés à sept ans de prison. Dans le même temps, l’ancienne porte-parole du ministère du Travail, Maïjouda Mirzaïeva, a été condamnée à cinq ans de prison. Ils ont été accusés d’extorsion par la diffusion d’informations sur les activités de nombreuses personnalités appartenant à l’administration, au milieu politique, à des directions d’institutions financières sur la chaîne Kompromatuzb.
Temour Oumarov, chercheur au Carnegie Centre à Berlin, estime pour sa part que les activités des blogueurs sont différentes de celle des journalistes, et qu’il n’est pas surprenant qu’ils se comportent différemment. La blogosphère, à la différence du journalisme qui en est néanmoins proche, s’est en effet formée récemment. Elle n’a pas encore eu le temps de développer des normes éthiques et des règles selon lesquelles elle puisse travailler.
« Cette sphère n’est pas institutionnalisée, elle ne se compose que d’acteurs individuels, ce qui leur donne l’air de n’avoir aucune retenue. Cependant, dans les faits, c’est normal. Il est clair qu’à un certain point, tout cela va se stabiliser et ressemblera davantage aux autres sphères, mais pas tout de suite. Pour cette raison, les autorités ont décidé de les faire plier », a expliqué Temour Oumarov à Cabar.
Les blogueurs victimes d’un vide juridique
Selon lui, il est probable qu’un certain nombre de règles et de lois d’ordre général s’appliquent aux blogueurs, dont la violation les expose au danger.
« Ne pas franchir la « ligne rouge » par exemple, ne pas se confronter à certaines personnalités, certaines personnes influentes à l’échelle nationale ou locale. Ne pas parler d’argent, de sources de revenus, spécialement si elles sont illégales. Si personne ne parle de sujets pareils, il n’y aura probablement aucun problème », a ajouté Temour Oumarov. Selon lui, les blogueurs font l’objet d’une attention spéciale des autorités officielles.
« Les médias ont des bureaux éditoriaux, ils ont des partenaires ou des propriétaires, des publicitaires : ce genre d’organisation peut être influencé d’une manière ou d’une autre, ou peut être fermé de force. Pour les blogueurs, la situation est complètement différente : ils gagnent de l’argent par des plates-formes mondialisées et ne cèdent pas facilement aux pressions étatiques. Sans organisations, ils sont indépendants, et difficiles à contrôler », conclut Temour Oumarov.
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Les autorités utiliseront tous les outils à leur disposition pour contrôler la blogosphère ouzbèke. C’est pourquoi, selon les experts, ils ne votent aucune loi qui obligerait les blogueurs à des contributions fiscales sur leurs revenus. Ainsi, la fraude fiscale et l’extorsion demeurent les deux principaux chefs d’accusation à leur endroit.
L’absence de proposition de loi encadrant un régime fiscal pour les blogueurs pourrait être une volonté délibérée des autorités, selon Temour Oumarov : « Lorsque l’État vote une loi, il doit l’appliquer mais aussi faire respecter les droits correspondants. Sans loi, tout se passe dans une zone grise dénuée de règles, et dans laquelle l’État dispose de nombreux outils. En général, tout outil peut être utilisable en ce sens car aucune loi ne régule les activités de l’État. »
Selon Khaïroulla Kilitchev, citée par Radio Attazyq, l’Ouzbékistan tiendrait une liste noire de blogueurs avec un grand nombres d’abonnés. « D’après l’opinion des autorités, plus un blogueur est actif, plus il représente un danger pour la société », a-t-elle précisé à la branche kazakhe du média américain Radio Free Europe. Pour Temour Oumarov, la pression sur les blogueurs va continuer.
Lola Olimova
Editrice pour l’Institute for War and Peace Reporting
Abror Kourbonmouratov
Journaliste pour Cabar
Traduit du russe par Alan Abdullaev
Edité par Jean Monéger-Leclerc
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