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Serial, le nouvel album rétro du duo kirghiz Vtoroï Ka

Serial est un album de musique au concept très intéressant, qui invite l'auditeur à la fois dans un monde coloré pour adolescents et dans les immeubles ternes du sud de Bichkek. Critique du dernier album du duo Vtoroï Ka.

Couverture Serial
Couverture de l'album Serial.

Serial est un album de musique au concept très intéressant, qui invite l’auditeur à la fois dans un monde coloré pour adolescents et dans les immeubles ternes du sud de Bichkek. Critique du dernier album du duo Vtoroï Ka.

Novastan reprend et traduit ici un article publié par notre version allemande le 7 novembre 2021.

Ceux qui ont grandi dans les années 1990 ont certainement intériorisé quelque part dans leur inconscient les séries colorées pour adolescents avec leur bande-son à la Blur, tels que Blink-182 ou GreenDay.

Le rythme de la batterie, l’introduction de la chanson avec un effet de porte-voix suivi d’un son de guitare distordu à quatre accords : c’est ainsi que débute l’album Serial, un retour à l’adolescence par le duo de hip-hop kirghiz Vtoroï Ka.

Narration et contexte des paroles

Un duo hip-hop ? En vérité, Serial est plutôt un album autour des musiciens Ilia Semionov et Soultan Botobaïev. Tous les deux sont originaires du district d’Asanbaï, dans le sud de la capitale kirghize, Bichkek. Leur dernière œuvre, plutôt axée sur le rap, Dien’ Zavisimosti, date de juillet 2020. Cette fois, ils s’aventurent avec succès sur le terrain du rock alternatif et de la pop pour adolescents. L’introduction du même nom, Serial, est à cet égard pensée comme une chanson-titre pour la série.

Comme dans une série typique pour adolescents, l’album s’articule autour d’expériences amoureuses, d’épreuves de courage et de découverte du « je » narratif. Le « tu », quant à lui, s’adresse probablement à une amie du personnage principal qui doit faire face à ses excès, comme dans Kompromiss : « J’ai encore fait quelque chose de mal / C’est à peine si tu comprendras cette fois-ci / Je suis aussi con que mon groupe ».

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À la fois fragment d’une époque et témoignage historique, l’album témoigne de la vie dans ces quartiers soviétiques d’immeubles préfabriqués. Le mikroraïon est conçu comme une zone d’habitation autarcique avec ses propres institutions sociales et culturelles. Il était emblématique de la vie urbaine de l’époque soviétique post-stalinienne. Un parallèle avec la perspective future des nouveaux bâtiments de luxe qui s’élèvent vers le ciel.

Récits de la jeunesse de Bichkek

Juste après la chanson-titre, le morceau de rap 39 Chkola raconte comment les protagonistes sont confrontés à une agression physique de la part d’élèves de l’école n°39, située juste à côté. Jusque dans les années 2000, cette école avait en effet la réputation d’être fréquentée par des combattants de rue particulièrement brutaux.

Dans les paroles, la violence est également présente. Le proviseur-adjoint appelle la mère du narrateur et traite son fils de « sale myrk ». Il utilise une insulte locale pour les personnes originaires des régions rurales.

Le clip qui l’accompagne est certes tourné dans une autre école, mais il mélange avec succès une esthétique pour adolescent avec des références aux particularités de la vie scolaire de Bichkek avant la diffusion d’Internet. C’est le cas par exemple des combats organisés à l’école : « Je suis nommé pour me battre d’homme à homme / Ils m’ont fait chier, ils ont dit que c’était comme ça que ça devait se passer. » La chanson évoque également le racket des plus jeunes par des élèves plus âgés.

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Le reste de l’album est également parsemé de petites citations et de références à ce contexte particulier. Certaines expressions ne seront sans doute pas familières aux auditeurs russophones en dehors du Kirghizstan. Par exemple, dans Tchort (Le diable, en russe) : « Mon cœur est plus froid que le métal / Je ris là où personne ne devrait, là où chacun dit « koïtchou Bratan »» (« laisse, frère », en mélangeant kirghiz et russe).

Il en va de même pour les références géographiques spécifiques qui invitent à s’intéresser de plus près à l’environnement des deux musiciens. Le narrateur du même morceau a embrassé sa bien-aimée pour la dernière fois « ce soir-là, quelque part près du monument du huitième mikroraïon ».

De la couleur pour le paysage musical

Comme dans son premier album, Vtoroï Ka cherche avant tout à façonner un son et une esthétique propres à sa ville natale, Bichkek. À la différence que cette fois, ils veulent surtout apporter des couleurs bigarrées dans le paysage musical. Le monde passionnant des jeunes, leurs préoccupations émotionnelles intenses et leur sensibilité offrent de la matière pour ces motifs. Ce faisant, l’album fait référence au vécu des années 2000, comme les bagarres à l’école, avec les expériences de la jeunesse plus contemporaine.

Ainsi, certains morceaux font référence aux pratiques sociales des réseaux sociaux dans les années 2010 : « Efface ton Instagram et ton VK », chantent-ils dans Kompromiss.C’est aussi le cas du poétique « J’ai pu, de mes doigts tremblants, arriver jusqu’aux portes de ton Instagram », dans Stories. Plus loin, « Je danse avec les doigts sur l’écran, / Il suffit de ne pas rester coincé, de ne pas laisser de trace. »

La guitare et parfois aussi la batterie pré-enregistrée contribuent à créer une atmosphère pop et joyeuse. Notamment dans la première moitié de l’album. Il en va de même pour les nombreuses onomatopées qui invitent littéralement à chanter avec eux.

Iliya Semyonov et Sultan Botobayev.
Dans la ville nocturne de Vtoroï Ka.

Au-delà de la musique, Vtoroï Ka a accordé une importance particulière à l’esthétique, y compris par l’expression d’une certaine métrosexualité, pour reprendre le néologisme des années 1990. Dans les séances photos qui accompagnent l’album, ils se montrent dans différents endroits.

En tant que durs à cuire dans une voiture, en costume sans chemise sur un terrain de golf et en tant que duo bien rodé dans un studio photo. La pochette de l’album les montre assis sur un canapé dans une pose sage d’ange et de diable, avec des écussons symboliques, représentant l’argent, l’amour et les montagnes qui commencent juste au sud du district d’Asanbaï.

Le sérieux de la vie

En fait, l’album est plutôt destiné à un public jeune, qui constitue la majorité des auditeurs de musique dans le pays. Ceux qui trouvent les morceaux sur l’amour et les réseaux sociaux trop adolescents trouveront dans la deuxième partie des thèmes plus sérieux et un peu plus de rap. Le romantisme fait place à l’audace et à la gestion des difficultés de la vie.

« Je suis à Bichkek, ce qui veut dire que je sais ce que signifie être en bas de l’échelle », précisent les auteurs, qui mettent au défi le diable de leur expliquer comment vivre dans cette ville.Dans cette partie, Vtoroï Ka se montre également plus introspectif. Le mélancolique « Encore une semaine à attendre le dimanche » est une digression sur les doutes intérieurs de l’auteur : « Les chansons s’accumulent et elles tournent toutes autour… / Pas de ce que je voudrais ». Il est intéressant de noter qu’il n’y a pas de morceau commun à Ilia Semionov et Soultan Botobaïev dans l’album, et pourtant ils semblent se confondre comme un seul narrateur.

Le quotidien d’adolescents

Dans Papina Machina (La voiture de papa), un autre personnage de la série, le père, fait son apparition. Le personnage principal vole sa voiture pour se rendre chez sa copine et « mon père ne sera pas content, mais je me fiche de son avis ». Mais le narrateur perd très vite sa fougue juvénile lorsque, pendant les discussions nocturnes enfumées de cannabis, « trois flics frappent à la fenêtre ».

Ainsi, le narrateur se fait tout petit dans le chœur et implore, repentant, une « dernière chance ». Vtoroï Ka s’intéresse à la création de son propre microcosme narratif, capable de capturer la vie dans toutes ses facettes, ses hauts et ses bas. L’album oscille de manière particulièrement habile entre authenticité et fiction, références autobiographiques et distance ironique.

L’album atteint son apogée narrative tout à la fin, dans My igraïem do kontsa (Nous jouons jusqu’à la fin). Un storytelling habile sur le parcours de Vtoroï Ka, leurs premiers pas musicaux en passant par le financement d’une activité complémentaire dans le business des webcams. Là encore, le parallèle dramatique avec le père, recherché par les autorités pour dettes fiscales, refait surface : « À la fin, ils n’ont pas pu attraper mon père, / Je ne sais pas moi-même dans quel coin il traîne. / Une semaine plus tard, je l’ai retrouvé à la morgue. / Mon père aussi a joué jusqu’au bout. »

Ambitions musicales

« Notre but est qu’après la première écoute, chacun se dise : « C’était quoi ça ? Je n’ai pas compris ! » et de le réécouter aussitôt » a commenté Ilia Semionov dans un entretien avec Novastan. Ainsi, l’album est également conçu comme une nouvelle étape dans la carrière du groupe, qui se trouve encore dans une niche. La plupart des morceaux avaient déjà été écrits en 2019, mais ils ont été rassemblés en un seul album au cours du printemps 2021.

Reste à savoir si la percée se fera cette fois-ci ou avec le prochain album. C’est en tout cas un uppercut pour l’industrie musicale locale et d’autres industries russophones. « Je ne vois pas de musiciens, seulement de l’argent. / Autour, des gens qui sniffent, misent sur leur cible / Chez Ourgants Vania sur la première chaîne… », riment-ils dans Tchort en référence à une émission de fin de soirée populaire à la télévision russe.

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L’album remplit en tout cas son ambition d’inciter à des écoutes répétées. Dans presque chaque morceau se cache une mélodie accrocheuse et marquante, qui est aussitôt supplantée par le morceau suivant. Il ne reste plus qu’à appuyer sur le bouton replay pour en saisir toutes les subtilités.L’album Serial peut être écouté sur toutes les plateformes de streaming courantes.

Florian Coppenrath et David Leupold Rédacteurs pour Novastan

Traduit de l’allemand par Marc Gruber

Édité par Johanna Regnaud

Relu par Emma Jerome

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