De plus en plus de femmes kirghizes, tadjikes ou ouzbèkes émigrent seules vers la Russie. Elles y donnent souvent naissance à des enfants, et, abandonnées par le père, sans ressources, elles abandonnent à leur tour leur bébé. Le ministère de l’Éducation russe comme les ambassades des différents pays concernés gardent le silence sur les statistiques : le sujet demeure tabou. Dans les faits, la cause profonde de ces drames demeure le manque d’éducation à la sexualité et à la contraception des femmes d’Asie centrale.
Novastan reprend ici et traduit du russe un article publié le 25 février 2020 par le média russe spécialisé sur l’Asie centrale Fergana news.
C’est un drame silencieux. Chaque année, des dizaines de femmes centrasiatiques émigrées en Russie donnent naissance à des enfants non-désirés, qu’elles abandonnent. Derrière ce sujet entièrement tabou pour la société centrasiatique se trouvent des problèmes d’éducation sexuelle et de réponse des gouvernements d’Asie centrale.
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Chaque histoire reste particulière, mais témoigne de la profonde détresse de ces mères, et de l’inévitable enchaînement des faits qui aboutissent à l’abandon de l’enfant. Le 12 février dernier, une ressortissante d’Ouzbékistan a laissé un nouveau-né à côté de la station de métro de Moscou « Parc de la Victoire ». Son avocat, Alexander Timochenko, affirme que le père de Maftounakhon K., 29 ans, l’a mise dehors. Après quoi, elle est partie travailler en Russie avec une amie. Elle ne parle pas russe, ne possède aucune formation.
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En Russie, elle a rencontré un homme, est tombée enceinte, le père de l’enfant a demandé l’avortement, et par la suite a disparu. L’enfant est né en novembre 2019, et est resté à l’hôpital pendant deux semaines pour des raisons de santé. Sa mère l’a récupéré et a commencé à chercher un emploi – avec un bébé sur les bras.
Une mère ouzbèke ayant abandonné son enfant risque 15 ans de prison
« J’allais chercher un travail tous les jours avec un enfant dans les bras. J’ai été prise deux fois par semaine. Dans le bâtiment, dans une poissonnerie, dans des magasins. J’ai été payée douze euros par jour. De ce que je gagnais, je payais quarante-cinq euros pour le lit, le reste – la nourriture pour mon fils. Je n’avais pas de lait. Le 11 février je suis allée dans l’hôpital où j’ai accouché en disant le bébé a faim, que je n’ai rien à lui donner, sauvez-le, prenez-le ! On m’a mis dehors. Je suis allée toquer à l’orphelinat, on ne m’a pas ouvert », affirme la jeune femme dans son témoignage, partagé par son avocat sur sa page Facebook.
Désespérée, Maftounakhon a demandé à une connaissance de l’amener à Moscou. Là-bas elle est descendue vers le métro, où elle a laissé l’enfant à côté des portiques à l’entrée avant de s’enfuir. Après avoir été arrêtée, Maftounakhon risque 15 ans de prison.
D’abord jugée selon l’article 125 « Mise en danger de la vie d’autrui », elle a par la suite été accusée selon l’article 105 « Homicide » (alors que l’enfant est vivant et se trouve actuellement à l’hôpital) et l’article 30 « Acte criminel avec préméditation ». Elle a été incarcérée en Centre de détention provisoire jusqu’au 2 avril.
Cette histoire rappelle celle racontée dans le film de Sergeï Dvorsevoï « Ayka », mais sa fin est bien plus triste. Maftounakhon est loin d’être un cas isolé. Les enfants abandonnés sont un des problèmes les plus douloureux et récurrents concernant la migration d’Asie centrale en Russie.
Des statistiques parcellaires
Quand une femme accouche à l’hôpital, elle doit présenter une pièce d’identité. De cette façon, les médecins découvrent sa nationalité. Si elle signe un document selon lequel elle refuse l’enfant, les médecins contactent alors l’ambassade de son pays d’origine. En revanche, si une femme accouche à la maison et par la suite abandonne son enfant, cela devient très compliqué de savoir à quelle ambassade s’adresser. Dans ces cas, les enfants sont le plus souvent envoyés dans des orphelinats russes.
Le ministère de l’Éducation russe, qui s’occupe des autorités de tutelle, ne tient pas de statistiques sur les enfants abandonnés d’Asie centrale. Ferghana News a demandé les données auprès des ambassades des pays concernés à Moscou, mais le sujet demeure tabou. De nombreux experts ont renoncé à parler des enfants abandonnés.
La seule institution diplomatique qui a fourni des informations est l’ambassade du Kirghizstan, qui travaille sur la question du rapatriement d’enfants kirghiz abandonnés en Russie. Selon leurs statistiques, en 2019, 19 enfants ont été rapatriés, contre 13 en 2017. Le ministère du Développement social recherche la famille de ces enfants au Kirghizstan. S’ils ne la retrouvent pas, les enfants sont placés dans des orphelinats.
Un long processus pour les enfants récupérés
Interrogé par Ferghana News, le service de presse de l’ambassade du Tadjikistan a affirmé qu’ils ne possédaient pas de données concernant les enfants abandonnés, mais qu’ils étaient au courant du nombre d’enfants restés sans parents pour plusieurs raisons, comme le décès des parents, ou des parents déportés. En 2019, 56 mineurs ont été rapatriés. En 2020, on compte 12 mineurs en un mois et demi. Leur avenir est le même que celui des enfants kirghiz : d’abord, l’État cherche leurs familles, puis s’il ne les trouve pas, ils sont dirigés vers l’orphelinat. Les organisations qui aident des migrants ont annoncé à Ferghana News qu’ils connaissaient au minimum dix enfants abandonnés par leurs mères tadjikes et rapatriés dans leur pays natal.
L’ambassade ouzbèke n’a pas répondu à Ferghana News. Cependant, neuf jours après le cas de Maftounakhon, le service juridique consulaire du ministère de l’Intérieur d’Ouzbékistan a confirmé l’arrestation de la citoyenne ouzbèke Maftounakhon K., « qui a laissé son enfant à côté de l’entrée de métro ». Le ministère ouzbek a annoncé que « la mission diplomatique avait pris le contrôle de la situation et avait établi des liens avec la police. […] L’enfant est hospitalisé et sa vie est hors de danger ».
L’histoire de Maftounakhon a provoqué une active discussion dans la communauté des Ouzbeks sur Facebook. Les uns s’indignent, d’autres compatissent, mais tous sont mécontents de l’inaction du gouvernement. En outre, les internautes ont commencé à parler de la nécessité de fournir une éducation sexuelle, car l’absence de celle-ci est à l’origine de ces drames.
L’éducation sexuelle : le tabou
Le sujet de l’éducation sexuelle est l’un des sujets les plus sensibles en Asie centrale. Le fait de le mentionner est directement affronté par des références à une « mentalité » spécifique et à l’absence de relations hors mariage. Cependant, au quotidien, cela se traduit par d’importants problèmes : les femmes ne savent pas refuser une relation intime à leur partenaire, et ne savent pas non plus utiliser de moyens de contraception.
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Nodira Abdoulloïeva, experte de la migration des travailleurs du Tadjikistan, a confirmé à Ferghana News qu’il existe un tabou au sujet des questions sexuelles, raison pour laquelle il est compliqué pour les jeunes d’en parler avec les personnes plus âgées et d’avoir un accès à l’information ainsi qu’aux services nécessaires.
« Selon les données de nos ONG, ce ne sont pas seulement les stéréotypes de genre et les tabous sociaux qui empêchent d’avoir des informations, mais aussi une indépendance limitée des jeunes filles et femmes », explique Nodira Abdoulloïeva. « La majorité de nos femmes n’ont pas de possibilité ou ne sont pas capables de parler avec leurs partenaires de l’utilisation du préservatif. En préparant les filles à leur vie d’adulte, on ne leur enseigne pas que toute action concernant leur corps est avant tout leur décision à elles », décrit-elle.
Nodira Abdoulloïeva souligne que la situation de Maftounakhon est typique. D’abord elle provoque un choc et un dégoût envers la mère de l’enfant qui a abandonné son bébé, mais si on regarde sur ce problème de plus près, Maftounakhon est une victime, au même titre que son enfant.
« L’éducation sexuelle doit être accessible, systématique, complète »
Selon Nodira Abdoulloïeva, le système de préparation des migrants, surtout des femmes, est imparfait, car il ne prend pas en compte les besoins spécifiques des femmes. « Les femmes qui partent gagner de l’argent sans se préparer ont de fortes chances de se retrouver dans la même situation que Maftounakhon. Leurs partenaires peuvent les quitter, leur mentir. Dans un pays étranger, sans emploi ni statut légal, sans argent, sans savoir où s’adresser en cas d’urgence, les femmes peuvent être victimes de violences. Même dans une telle situation, « rentrer chez soi » est un chemin impensable car c’est une honte, la famille ne les acceptera pas. Désorientées, elles ne voient pas d’issue différente que celle prise par Maftounakhon », indique l’experte.
La solution que préconise Nodira Abdoulloïeva pour résoudre ce problème, passe d’abord par la reconnaissance de celui-ci, et l’éducation. « L’éducation sexuelle doit être accessible, systématique, complète, toucher toute la population, qu’elle soit citadine ou rurale. L’éducation sexuelle ne doit pas uniquement se faire dans le cadre scolaire, mais également en dehors de l’école. Il faudra travailler avec les parents, eux aussi doivent se rendre compte de l’importance de ces sujets et apprendre à en parler à leurs enfants », souligne Nodira Abdoulloïeva.
Les organisations internationales sont prêtes à aider les pays de ce territoire, y compris en fournissant des moyens de contraception. La directrice de l’Alliance kirghize de santé reproductrice, Galina Charkina, a souligné à Ferghana News qu’on pouvait qualifier de « floue » la situation actuelle concernant l’éducation de la population. « L’accès à l’information sur la contraception et sur le planning familial a sérieusement empiré. Après 2015, de nombreux programmes des organisations internationales ont fermé, celles qui, entre autres, fournissaient des moyens de contraception sous forme d’aide humanitaire. Le fonds des Nations unies offrait à lui seul l’équivalent d’un million de dollars par an en préservatifs, stérilets, pilules, ou appareils hormonaux », décrit Galina Charkina.
« Après cela, l’État a essayé de contrôler la situation, mais n’a réussi à couvrir les besoins que de 20 % de femmes les plus démunies. Cette aide ne touche pas les adolescents, avec qui il faut travailler en premier lieu. Selon les statistiques du ministère de la Santé, si en 2016 le nombre de femmes de 18-19 ans qui ont reçu des moyens de contraception était de 37 957, en 2019 elles étaient 19 593, ce qui est deux fois moins », s’inquiète Galina Charkina. « Selon les données du Comité National de Statistiques, les jeunes représentent 25 % de la population du pays, soit près d’un million de personnes. Tant que le Kirghizstan n’établit pas de programme spécial d’accès aux moyens de contraception à destination des jeunes, nous allons continuer à avoir des grossesses indésirables, des avortements, des complications chez les nouveau-nés, des décès de femmes enceintes en âge précoce, et/ou des nouveau-nés abandonnés. Si aujourd’hui on n’enseigne pas comment ne pas avoir de rapport sexuel à risque, ni ne fournissons de planning familial à des jeunes de 17 ans, demain nous aurons des jeunes femmes de 18 ans avec des grossesses indésirables et autant de destins brisés », estime la directrice.
« Il faut donner de l’information aux filles qui partent à l’étranger »
Galina Charkina souligne que les problèmes surgissent à cause du manque d’éducation sexuelle à l’école, dont les spécialistes et les ONG parlent à longueur de temps. « En 2014, les ministères de l’Éducation et de la Santé ont publié un manuel à destination des professeurs, afin de leur permettre de savoir comment enseigner aux élèves de 5ème jusqu’à la terminale à avoir un « mode de vie sain. » Ce manuel traite entre autres des questions de rapport sexuel bienveillant et de planning familial. Mais la majorité des écoles ne l’ont pas utilisé, prétextant des protestations de la part des parents et de la communauté religieuse », explique Galina Charkina. « Tout cela a conduit à ce que, dès qu’on commence à parler de quoi que ce soit où apparait le mot « sexe » – la santé sexuelle, l’éducation sexuelle, ou la sexualité, cela provoque une résistance féroce de la part de la société, et des levers de boucliers comme quoi nous pervertirions la jeunesse. Le rôle important dans l’éducation sexuelle pourrait être fait par les médias, mais force est de constater que le sujet s’actualise seulement si les cas flagrants deviennent connus du grand public. Dans les grands médias, il n’y a ni publicité éducative, ni programme spécialisé », décrit la spécialiste.
« Il faut donner de l’information aux filles qui partent à l’étranger », assure Galina Charkina. « Si ici elles peuvent appeler un médecin qu’elles connaissent, en Russie elles auront beaucoup moins d’information et de possibilités. Il est d’autant plus important de les « armer » dans leur pays natal, pour qu’elles arrivent à prendre soin d’elles-mêmes. Mais cela ne concerne pas seulement les filles, les hommes aussi devraient avoir un maximum d’informations pour se protéger des Infections sexuellement transmissibles et du VIH, et aussi protéger leur partenaire des maladies ou d’une grossesse indésirable », souligne Galina Charkina.
Le problème des grossesses non planifiées, l’absence d’accès aux services médicaux, et les enfants abandonnés qui en sont la conséquence, ne vont cesser de s’accroître car la migration féminine ne fait qu’augmenter, et l’éducation sexuelle dans les pays de la région n’est toujours pas encouragée.
Ekaterina Ivashchenko
Journaliste pour Ferghana News
Traduit du russe par Jelena Dzekseneva
Edité par Christine Wystup
Corrigé par Aline Simonneau
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