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Le Premier ministre kirghiz demande aux journalistes de ne pas effrayer les touristes

Au Kirghizstan, bien que le tourisme se porte bien, certains visiteurs ne reviendront pas : ils se plaignent d’extorsions de la part des fonctionnaires. Plutôt que de traiter le problème à la racine, le Premier ministre du pays aimerait cacher les mauvaises nouvelles pour ne pas effrayer les touristes.

Issyk Koul Toursime Kirghizstan
Cacher les mauvaises nouvelles aux touristes au Kirghizstan n'est pas une bonne idée (illustration).

Au Kirghizstan, bien que le tourisme se porte bien, certains visiteurs ne reviendront pas : ils se plaignent d’extorsions de la part des fonctionnaires. Plutôt que de traiter le problème à la racine, le Premier ministre du pays aimerait cacher les mauvaises nouvelles pour ne pas effrayer les touristes.

Novastan reprend et traduit ici un article publié le 9 août 2022 par le média kirghiz Kloop.

Cet article exprime les opinions personnelles de l’auteur et non celles de la rédaction de Kloop.

Au Kirghizstan, des agents de la circulation n’hésitent pas à extorquer de l’argent aux touristes. La société est minée par la violence, dont les femmes et les enfants sont les premières victimes. Et le pays est confronté à de nombreux problèmes. Mais le chef du gouvernement, Akylbek Japarov, exhorte les journalistes à ne pas en parler pour ne pas effrayer les touristes et les investisseurs. Cela aura pour seul effet de faire du Kirghizstan un lieu de corruption décomplexée où les touristes ne se rendent qu’une seule fois.

D’après le service de billetterie en ligne tutu.ru, le Kirghizstan est devenu en été 2022 la destination étrangère par avion la plus prisée des Russes, devant la Turquie. Le gouvernement kirghiz affirme que le nombre de touristes étrangers a doublé. Nombre d’entre eux vont à la banque échanger des roubles en dollars, profitent de la nature et des services offerts. Les services du ministère de la Culture ont constaté que le revenu du tourisme a pratiquement été multiplié par deux par rapport à l’année précédente. Mais il y a un problème : les voyageurs n’apprécient pas de se faire extorquer de l’argent sur la route.

Des fonctionnaires qui extorquent de l’argent aux touristes

De nombreuses plaintes sur les forums concernent les tarifs pratiqués par des agents de la circulation, en particulier en dehors de Bichkek. Ce sont des arrêts sans fin, sous divers prétextes, des contrôles de feux, de pneus, de coffre. Ceux qui roulent calmement sont accusés de conduire comme des fous, et ceux qui sont sobres d’être ivres. En général, d’après les touristes, le problème est résolu avec 200 ou 400 soms (2,16 ou 4,32 euros). Mais les policiers relâchent surtout ceux qui exigent des analyses médicales, insistent sur la légalité de leurs équipements et sont prêts à se plaindre.

Selon Sergueï Gloukhoverov, directeur d’une agence de voyage associative kirghize, les touristes affirment qu’ils ne conseilleront plus à personne d’aller au Kirghizstan. Il interpelle le ministère de l’Intérieur et le département national de la sécurité routière : « Dites à vos employés, s’il-vous-plaît, qu’ils déshonorent tout le pays. Qu’on juge l’hospitalité de toute la population d’après leur comportement, et que pendant que beaucoup de gens se démènent pour chaque visiteur, d’autres les font fuir. »

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Le problème ne concerne pas que les agents de la circulation : durant une session du Conseil suprême en juin, le député Alicher Kozouïev a affirmé qu’au poste frontière Dostouk, à Och dans le sud du pays, par lequel transitent 10 000 personnes par jour, les gardes-frontières créent des files d’attente artificielles et extorquent de l’argent aux citoyens ouzbeks. Les chauffeurs de taxi ont organisé leur monopole et font payer 2 000 soms (21,59 euros) un trajet qui en vaut 200.

Les journalistes de langue russe dérangent

Mais le Premier ministre kirghiz Akylbek Japarov estime que si les médias n’en parlent pas, les touristes ne se rendront compte de rien. Mi-juillet dernier, il a réuni des journalistes de langue kirghize dans un restaurant chic de Bichkek et les a exhortés à adopter un point de vue favorable à la politique de son gouvernement. Cette politique consiste, apparemment, à attirer les investisseurs et à augmenter la collecte d’impôts, y compris aux dépens des touristes. Le problème, c’est que les chroniques criminelles sur les sites en langue russe dérangent.

« Vous souvenez-vous, l’an dernier, du reportage sur le viol d’une vieille dame de 72 ans qui est resté en ligne sur tous les sites pendant trois semaines ? » a demandé le chef du gouvernement aux journalistes. « Les Russes et les Kazakhs [qui souhaitaient venir] ont lu la nouvelle sur les différents sites en russe et ont choisi une autre destination. Ou encore, [les actualités concernant] le viol d’une petite fille. Tout le monde a écrit dessus et à présent, on dit que les gens ne viendront plus avec leurs enfants. »

Akylbek Japarov Bichkek Kirghizstan Restaurant Dasmiya
Akylbek Japarov s’adresse aux journalistes en juillet 2022.

Il est évident que ces nouvelles ne reflètent pas la vie kirghize, selon le Premier ministre. « Nos blogueurs écrivent qu’il est impossible de se rendre au Kirghizstan car il y a toujours trois heures d’embouteillage. Hier, mes collègues se sont rendus à Issyk-Koul et ont pris un café avec un [touriste] russe. Il se trouve qu’à Moscou, a-t-il dit, ils restent coincés dans les embouteillages pendant six heures par jour. Ils sont reconnaissants d’être dans un endroit si merveilleux et ont promis de revenir régulièrement », raconte Akylbek Japarov.

Les journalistes doivent écrire les mauvaises nouvelles « en petits caractères »

C’est pourquoi, selon lui, les journalistes doivent écrire les mauvaises nouvelles en petits caractères et en kirghiz, tout en faisant constamment l’éloge du Kirghizstan, en grosses lettres et en russe. Selon Akylbek Japarov, ce sont les Géorgiens qui lui ont donné l’idée. « Quand nous étions en Géorgie […], nous nous sommes rendus dans le centre d’urgence du ministère de l’Intérieur », raconte le chef du gouvernement.

« Je ne connais pas l’anglais, mais sur les sites en russe, il n’était jamais question d’accidents de voiture. Je leur ai demandé si cela signifiait qu’ils n’avaient pas d’accidents, on m’a répondu que c’était du fait de Micha (l’ancien président géorgien Mikheïl Saakachvili, ndlr). Il a ordonné l’élaboration d’un contrat social. Tous les opposants, les journalistes et les représentants d’organisations internationales ont été invités. [Tous ont accepté le fait que] il n’y a qu’une seule Géorgie, et que la Géorgie a un seul avantage concurrentiel : le tourisme. »

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Selon le Premier ministre kirghiz, voilà comment la Géorgie s’est accordée pour dissimuler toutes les mauvaises nouvelles qui se passent dans le pays. Elles passent au second plan, écrites en géorgien, tandis que les points positifs du pays sont mis en avant.

Des informations plus que douteuses

Il serait possible de citer longtemps le chef du gouvernement, d’autant plus qu’au restaurant où il avait invité les journalistes, il a raconté des choses étonnantes. Par exemple : « Sur les coupures de billets de 100 dollars, au-dessus du portrait de Benjamin Franklin, il est écrit : la mort et les impôts sont inévitables. » Ou encore : « A partir des livres numérisés de German Gref (le président de la Sberbank, ndlr), une intelligence artificielle a écrit 12 nouvelles histoires. » Ou que l’Ouzbékistan va bientôt rattraper la Chine en matière d’investissements directs.

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En réalité, rattraper l’écart entre l’Ouzbékistan et la Chine équivaut à aller à pied sur la lune. Cela fait longtemps qu’il n’y a plus six heures d’embouteillages pour aller à Moscou. Il n’y a jamais eu de « contrat social » pour dissimuler les mauvaises nouvelles en Géorgie : une journaliste géorgienne a raconté à Kloop que c’était une parfaite invention. Et la mention relative à la mort et aux impôts sur les dollars n’y figure pas. Le premier ministre est sans doute amateur du film Rencontre avec Joe Black avec Brad Pitt, où le héros prononce cette phrase. Et German Gref n’a, bien entendu, jamais écrit de livre.

Une épidémie de violence

Mais l’épidémie de violence qui a frappé le pays ces derniers temps est malheureusement réelle. Voici les nouvelles d’une seule journée, le 5 août 2022 : « Un homme bat systématiquement son ex-femme et la police ne prend aucune mesure », « A Djalalabad, un homme a violé une fille de six ans et essaie de minimiser sa peine en payant », « L’ancien chef adjoint et enquêteur du département des affaires intérieures de la région d’Issyk-Ata a été arrêté dans une affaire d’assassinat », « Le président a appelé la Cour suprême à contrôler plus sévèrement les affaires de violences contre les femmes et les enfants. »

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Il est impossible de dissimuler de telles choses à ceux qui viennent visiter le pays, et les tentatives seront clairement interprétées par les touristes comme une volonté de les tromper et de les piéger. Et c’est précisément pour cette raison qu’ils ne reviendront pas. Peut-être faudrait-il commencer par s’occuper de la violence, de la corruption et du pouvoir arbitraire exercé sur les routes ? Comme en Géorgie, que le Premier ministre a cité à propos. Car là-bas, les touristes ne sont pas harcelés. Et, dans l’ensemble, les lois sont plus respectées.

Viktor Moukhine
Journaliste pour Kloop

Traduit du russe par Juliette Amiranoff

Edité par Judith Robert

Relu par Emma Jerome

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