Le 2 février dernier sortait Kara Toru, premier album solo du rappeur kirghiz Begish, qui a commencé sa carrière il y a dix ans.
Novastan reprend et traduit ici la critique publiée le 7 février 2020 dans notre version allemande.
« Rassemblez vous comme témoins / Ça va devenir intéressant ici », scande le rappeur kirghiz Begish dans son premier album solo, Kara Toru. En écho, une instrumentale lente, qui vient répondre à sa voix, harmonisée à l’Auto-tune. Puis ça s’accélère : « Je veux que la langue kirghize soit à la mode / Croyez-moi ! Nous avons vraiment besoin de notre langue maternelle ! »
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Le morceau Oyoundan ot tschygyptyr (« Un feu s’est déclaré dans le jeu »), qui ouvre l’album paru le 2 février, est comme une annonce. En kirghiz, « Kara-Toru » signifie « à peau foncée ». C’est une double allusion : à la couleur de peau de Begish mais aussi au rap qui prend ses origines dans la musique noire-américaine. Comme aucun autre, Begish sait apporter une touche kirghize unique au rap moderne.
Une référence de la musique kirghize
Begish s’engage d’abord à travers la langue kirghize, son atout principal. Le rappeur de 28 ans n’est certes pas le premier à écrire dans sa langue natale : depuis le milieu des années 2000, des hits de rap en kirghiz, comme le morceau Derzkii (« insolent » en russe), circulent parmi la jeunesse urbaine. Au cours de la dernière décennie, Begish a contribué à élargir la popularité du genre et compte aujourd’hui parmi les quelques célébrités nationales dans le monde du rap.
C’est à travers ses premiers clips vidéo, notamment Akyrky Kat (« La dernière lettre »), que Begish s’est d’abord fait remarquer. Il était déjà l’auteur principal des textes de Zamambap (« Moderne »), le premier album de rap entièrement en langue kirghize, créé avec ses acolytes Bayastan et Casper. « Un nouvel étalon » dans la musique kirghize, selon une critique parue dans le média kirghiz Kloop en 2016.
Langue mélodique et rimes triples
Dans Kara Toru, comme dans Zamambap, la mélodie de la langue est mise en valeur. L’harmonie vocale et les nombreux mots monosyllabiques se répondent à travers des rimes triples ou quadruples juxtaposées, assorties d’un dense réseau d’allitérations. Le morceau original Kara Toru At (« Cheval bai ») ressemble ainsi par endroits à une démonstration de force lyrique. Il mêle une abondance de rimes à des répliques « ego-trip » : « Mes mots sont de la culture / Qui peut se mesurer à de tels mots ? »
Dans le même registre : « Les akyns modernes sont à mes côtés / Ensemble, nous enflammons les cœurs » (Obondorum, « Mes mélodies »). Les akyns, ces poètes d’improvisation traditionnels au Kirghizstan et au Kazakhstan, figurent depuis 2008 au patrimoine immatériel mondial de l’UNESCO. Son aisance avec le texte vaut à Begish d’être souvent qualifié d’« akyn contemporain » par ses pairs ou ses fans. C’est d’autant plus remarquable dans un contexte où le russe est souvent considéré comme langue de culture, tandis que le kirghiz est réservé à la vie quotidienne.
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Dans son album, Begish s’attribue par moments une mission prophétique et sociale : « S’il le faut, tu peux me couper la langue / Je prononcerai quand même mes mots de vérité », répond-il à ses critiques dans Obondorum.
Une vision du Kirghizstan
Tout comme les akyns, les rappeurs du monde entier se font symboles et porte-voix de leur communauté, affichant fièrement leurs origines. Pour Begish, né à Gulcha, dans le sud du Kirghizstan, le district d’Alay est « dans mon sang et dans mon caractère », comme il l’évoque dans le morceau du même nom. Le jeune homme invoque ici des figures historiques de la période pré-soviétique : « Je suis un enfant d’Alymbek Datka / Kurmandjan Datka est notre mère », en référence à la légendaire reine d’Alay qui régna à la fin du XIXème siècle.
Dans le morceau Kyrgyzstanim (« Mon Kirghizstan »), Begish propose un voyage musical à travers les différentes régions du pays, si « beau et avec une histoire si riche », comme le chante Aybek Zamirov dans le refrain. Ce dernier est l’un des nombreux featurings de l’album, avec Noursoultan Azykbaïev, Raliya et le rappeur G-Voo (alias Casper), qui avait déjà travaillé avec Begish sur Zamambap. Kyrgyzstanim vient cloturer la première partie de Kara Toru, qui traite essentiellement des questions d’origine, d’histoire et de valeurs traditionnelles. Begish s’adresse à plusieurs reprises à ses auditeurs kirghiz en appelant à l’unité, à la paix et au développement commun du pays. « Éloigne ton poing de la route / Laisse le flingue, laisse le couteau / On doit vivre en harmonie », annonçait-t-il déjà dans l’intro.
Transition lyrique
Avec la huitième piste commence la seconde moitié, plus lyrique, de l’album : « Tu es aussi brillante que la lune dans le ciel / Comme une âme créée pour moi seul / Je te choisis pour toujours / Je te dédie mon cœur ». Atasynyn Kyzy (« La fille de son père »), Kyz Kuumay (« Attraper la fille », du nom d’un jeu équestre répandu en Asie centrale) et Zher-Ay (« Terre-Lune ») sont toutes deux d’émouvantes chansons d’amour où se manifestent parfois des éléments misogynes et moralisateurs. Par exemple, on trouve dans Zher-Ay les paroles « Elle ne couche pas avec les garçons / elle préserve sa virginité ». Ces paroles ont d’ailleurs valu temporairement au morceau d’être interdit d’antenne.
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Le contraste est bien marqué avec le tube suivant Beybydschan, l’un des tubes de soirées kirghizes de l’été 2019. Avec ses métaphores érotiques et ses références explicites à la cocaïne, ce morceau a certainement indigné la tranche d’auditeurs conservateurs de Begish : « Tu es ma cocaïne / Je tremble si je reste sans toi / Tu es ma miss sexy / Je me réjouis quand je t’ai en main ».
Beats locaux
Par rapport au reste de l’album, Beybidschan se prête particulièrement bien aux dancefloors. Et pour cause, il a été écrit par Djaïa (anciennement DJ XTZ), connu pour ses vibes entraînantes, à qui on devait déjà Tarbiya (« Éducation ») sur l’album Zamambap. Beybdischan est d’ailleurs le seul titre doté d’un clip vidéo, tourné dans des tons jaunes estivaux à l’aéroport de Bichkek.
Shino6i, plus connu sous son ancien pseudo Reenboy, a quant à lui contribué à l’unité musicale de l’album : « Reen construit le beat / J’ajoute les mots » (Karatoru At). Avec ses lents beats de trap et une utilisation poussée de l’Auto-Tune, il s’inscrit dans la tendance générale du rap des années 2010. Shino6i compte parmi les auteurs de hip-hop les plus prolifiques et les plus célèbres de la scène de Bichkek. On lui doit l’écriture de dix des douze morceaux de Kara Toru.
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Seconde exception après Beybidschan, la piste bonus Oylosoungbou (« Penses-tu? »). Elle a été produite par Erny Beats, qui s’est également chargé de l’enregistrement et du mastering de l’album. Ici encore Begish expérimente : il nous prouve que la langue kirghize s’adapte aussi au reggae. Le rappeur conclut l’album tel qu’il l’a ouvert, avec un morceau au texte engagé et un appel à construire une société meilleure : « Nous n’avons pas besoin de millions, nous avons besoin d’humanité. »
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Distribuée par le label Infinity Musik, basé à Bichkek, Kara Toru est désormais aussi disponible sur différentes plateformes de streaming comme Spotify, Deezer ou Youtube. Et l’écoute en vaut la peine. Même sans pouvoir savourer la richesse de la langue de Begish, vous vous laisserez convaincre par sa musique. L’album est, dans l’ensemble, plus intime et personnel que son prédécesseur Zamanbap. L’auteur nous livre sa vision du Kirghizstan, de sa société et de l’amour, avec une exigence de qualité dans l’écriture, l’enregistrement et la production. En somme, trois quarts d’heure d’excellente musique.
Florian Coppenrath
Rédacteur en chef de Novastan
Traduit de l’allemand par Flora Perez
Édité par Valentine Baldassari
Corrigé par Aline Simonneau
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