Accueil      Entre le possible civil et l’impossible religieux : les mariages musulmans au Kazakhstan

Entre le possible civil et l’impossible religieux : les mariages musulmans au Kazakhstan

Au Kazakhstan, le mariage religieux musulman, appelé neke, suscite de vives discussions. Si sa pratique est acceptée lorsqu’elle suit un mariage civil, elle devient source de tensions lorsqu’elle est utilisée pour légitimer la polygamie. Entre réglementation officielle et réalités sociales, le neke reflète les contradictions entre lois civiles et traditions religieuses.

mariage kazakhstan
Le neke ne peut en théorie être célébré qu'après le mariage civil (illustration). Photo : Cabar Asia.

Au Kazakhstan, le mariage religieux musulman, appelé neke, suscite de vives discussions. Si sa pratique est acceptée lorsqu’elle suit un mariage civil, elle devient source de tensions lorsqu’elle est utilisée pour légitimer la polygamie. Entre réglementation officielle et réalités sociales, le neke reflète les contradictions entre lois civiles et traditions religieuses.

Le thème du nikah, la cérémonie de mariage musulmane – neke en kazakh – ne fait pas l’unanimité. Si les autorités religieuses insistent sur la nécessité d’un mariage civil préalable, de nombreux cas démontrent que cette règle est souvent contournée. Pour certains, cette cérémonie est une formalité spirituelle supplémentaire après l’union civile, tandis que d’autres l’utilisent pour officialiser des mariages polygames.

Cette ambiguïté crée des tensions au sein de la société kazakhe, où les normes islamiques et les exigences légales entrent fréquemment en conflit.

Une réglementation officielle peu respectée

Selon la Direction spirituelle des musulmans du Kazakhstan (DSMK), un mariage civil enregistré est requis avant de célébrer un neke dans une mosquée. L’imam est censé refuser de procéder à la cérémonie en l’absence de certificat officiel. Cependant, cette règle est souvent contournée.

Lors du procès de l’ex-ministre de l’Économie du Kazakhstan, Kouandyk Bichimbaïev, reconnu coupable du meurtre de son épouse Saltanat Noukenova, il est apparu que l’imam de la mosquée centrale, Kanat Kydyrmine, les avait unis à deux reprises par un neke, sans certificat de mariage civil. Ce manquement aux règles a conduit l’imam à répondre devant la justice.

Lire aussi sur Novastan : L’affaire Kouandyk Bichimbaïev fera-t-elle évoluer la loi contre les violences domestiques au Kazakhstan ?

Le théologien Abdousamat Makhat explique que cette exigence d’un mariage civil avant un neke vise à lutter contre les abus. Il rappelle que, selon la charia, les époux doivent avoir atteint la maturité sexuelle (baligat) et donner leur consentement mutuel. Le mariage ne doit pas être prohibé, ce qui est le cas par exemple entre proches parents, et nécessite la présence d’un tuteur et de témoins. Le mahr, cadeau offert à la fiancée, est également une obligation. Enfin, le mariage doit être annoncé publiquement, au moins aux familles des époux.

Bien que l’enregistrement civil ne soit pas une exigence religieuse, la DSMK impose cette règle pour prévenir les dérives.

La persistance de la polygamie

La polygamie, bien qu’officiellement interdite, reste pratiquée sous couvert du neke. Erbolat (le nom a été changé) raconte ainsi l’histoire de son père, qui a secrètement épousé la fille d’une ancienne camarade de classe.

Son père, homme d’affaires prospère, était marié depuis ses études et avait offert à son fils un appartement. Lors d’une réunion d’anciens camarades, une femme lui présente sa fille de 35 ans, sans ressources. Il lui propose alors d’habiter temporairement l’appartement de son fils, parti à l’étranger.

Des années plus tard, Erbolat découvre que son père a épousé cette femme par un neke et qu’ils ont un enfant de sept ans. La seconde épouse réclame alors un logement et une aide financière, tandis que le père tente de justifier la situation par la tradition musulmane. Sa première épouse, refusant cette polygamie, met son mari et sa seconde famille à la porte. Aujourd’hui, le père vit dans un appartement loué par son fils et a coupé les liens avec sa seconde femme.

Un enjeu sociétal et religieux

L’exemple d’Erbolat illustre les tensions qui entourent le neke au Kazakhstan. Entre la volonté de l’Etat de contrôler les mariages religieux et la persistance de pratiques traditionnelles, la question des mariages musulmans demeure un sujet d’actualité, divisant la société entre respect des lois civiles et revendications religieuses.

En mai 2024, la DSMK a publié une fatwa déclarant le mariage civil contraire à la charia. Cette décision relance le débat sur la légitimité du neke et met en lumière les contradictions qu’il soulève dans la société kazakhe.

Le théologien Abdousamat Makhat critique ce qu’il considère comme un double standard. Il estime que condamner le neke avec une seconde épouse tout en tolérant les infidélités au sein des mariages civils relève d’une incohérence. Selon lui, le neke apporte une reconnaissance religieuse aux relations conjugales, ce qui n’est pas le cas des liaisons extraconjugales.

Lire aussi sur Novastan : Polygamie au Tadjikistan : témoignages de deuxièmes épouses 

« Le neke avec une deuxième épouse légitime au moins l’union devant Allah, contrairement aux relations adultères ou aux unions informelles. Pourtant, certains invoquent la laïcité pour justifier ces dernières. Pourquoi ce principe ne s’applique-t-il pas aussi au neke ? », interroge-t-il.  

Une hypocrisie sociale ?

Il va plus loin en dénonçant l’hypocrisie sociale entourant les relations extraconjugales. Selon lui, si la société accepte que certains hommes entretiennent des maîtresses en leur offrant des biens matériels, elle devrait aussi accepter que ces relations soient officialisées par un neke.

Envie de participer à Novastan ? Nous sommes toujours à la recherche de personnes motivées pour nous aider à la rédaction, l’organisation d’événements ou pour notre association. Et si c’était toi ?

« Il existe des hommes qui financent des femmes, leur achètent des appartements, des voitures. Si l’on condamne la polygamie, alors il faudrait aussi condamner ces pratiques, car elles relèvent d’une même réalité qui, pourtant, n’est pas illégale », affirme-t-il.

Que dit la loi et qui la viole ?

Le ministère de la Justice rappelle régulièrement que le Kazakhstan est un État laïc où la religion et le droit sont distincts. Ainsi, un mariage célébré uniquement selon des rites religieux n’a aucune reconnaissance légale. Officiellement, seul le mariage civil enregistré a une valeur juridique.

Toutefois, cela n’empêche pas certaines figures influentes de contourner la loi. L’ancien président Noursoultan Nazarbaïev lui-même a reconnu, dans son autobiographie Ma vie, de la dépendance à la liberté, avoir contracté un mariage religieux avec une jeune femme nommée Asel durant son mandat présidentiel. De cette union sont nés deux enfants, illustrant ainsi la persistance du double neke même au plus haut sommet de l’État.

Les experts face à la polygamie cachée

Les débats autour de la légalisation de la polygamie au Kazakhstan, comme dans d’autres républiques musulmanes de l’ex-URSS, ont émergé dès la chute de l’Union soviétique.

Lire aussi sur Novastan : Baïbiche et tokal : première et seconde épouse au Kazakhstan 

Jusqu’en 1998, la polygamie était passible de sanctions pénales. En 2001, le député du Majilis Amangueldy Aïtaly fut le premier à proposer sa légalisation. D’autres parlementaires ont tenté par la suite d’introduire de telles réformes, mais sans succès. Malgré le rejet institutionnel, le phénomène continue de se développer, suscitant des inquiétudes croissantes. Les experts interrogés proposent différentes approches pour y remédier.

La journaliste Janiya Ourankaïeva observe que le « mariage simultané » avec plusieurs femmes ne concerne plus seulement les citoyens ordinaires, mais aussi l’élite politique. Selon elle, une réforme législative est nécessaire pour interdire explicitement la polygamie et combler les lacunes actuelles du droit familial.

« En réalité, la polygamie est déjà officieusement tolérée, et c’est problématique. Nous vivons dans un pays laïc, qui ne suit pas la charia. La loi sur le mariage et la famille doit être mise à jour pour mieux protéger les femmes et les enfants. Aujourd’hui, ce qui n’est pas interdit par la loi est considéré comme autorisé. Certains hommes se justifient en invoquant l’islam, mais en réalité, ils appliquent uniquement ce qui les arrange. Il faut une interdiction claire et des sanctions spécifiques contre la polygamie », affirme-t-elle.

Quelle réponse législative ?

Le député du Majilis Aïdarbek Khodjanazarov, du parti Respublika, estime qu’un large dialogue avec la société est nécessaire avant toute réforme. Il ne perçoit pas de contradiction entre les lois laïques et musulmanes, rappelant que le non-respect des lois nationales constitue également une faute au regard de la charia.

« Par exemple, griller un feu rouge ou frapper quelqu’un sont des infractions à la loi du pays, et par extension, à la charia, car celle-ci exige de respecter l’ordre établi », explique-t-il.

L’inefficacité des sanctions financières

Concernant les mesures à adopter, il juge inefficace l’idée d’imposer des amendes, comme cela se pratique en Ouzbékistan.

Lire aussi sur Novastan : L’Ouzbékistan lutte contre la polygamie 

« Si l’on inflige des amendes aux femmes, on leur envoie un message contradictoire : nous protégeons vos droits, mais nous vous sanctionnons. Si elles sont imposées aux hommes, cela revient à dire : paye et continue. C’est comme une contravention pour excès de vitesse : les plus riches peuvent payer et contourner la loi », critique le député.

En tant que musulman pratiquant, Aïdarbek Khodjanazarov propose une solution alternative : la publication d’une fatwa par la DSMK interdisant la célébration d’un neke sans documents officiels délivrés par l’État. Actuellement, la DSMK ne dispose que d’une fatwa interdisant la célébration d’un neke en ligne lorsque les fiancés et leur famille ne sont pas réunis physiquement.

« Une fatwa de ce type invaliderait automatiquement tous les mariages religieux conclus sans enregistrement civil. Ce serait une fiction pure et simple », estime-t-il.

Des femmes vulnérables face à la loi

Le neke n’ayant aucune valeur juridique, les femmes qui acceptent d’être secondes ou troisièmes épouses le font en toute connaissance de cause. Si cette pratique est admise dans certaines sociétés musulmanes, elle soulève de nombreuses questions, notamment sur le plan légal.

Envie d'Asie centrale dans votre boîte mail ? Inscrivez-vous gratuitement à notre newsletter hebdomadaire en cliquant ici.

L’avocate kazakhe Janna Ourazbakhova met en lumière les conséquences juridiques auxquelles ces femmes sont confrontées.

« En cas de séparation, la femme ne peut pas revendiquer de droits sur les biens acquis durant le mariage. J’ai eu le cas d’une femme dans cette situation qui s’est vu refuser l’accès à son mari en détention, car leur union n’était pas reconnue. Si un enfant naît de cette union et que le père refuse de le reconnaître, la mère doit engager une procédure judiciaire pour établir sa paternité et réclamer une pension alimentaire », explique-t-elle.

Malgré ces problématiques croissantes, les autorités kazakhes restent passives. Aucune initiative législative concrète n’a été prise pour interdire formellement la polygamie ou renforcer la protection des femmes concernées.

Aïnour Koskina
Journaliste pour Cabar Asia

Traduit du russe par Paulinon Vanackère

Édité par Nine Apperry

Merci d’avoir lu cet article jusqu’au bout ! Si vous avez un peu de temps, nous aimerions avoir votre avis pour nous améliorer. Pour ce faire, vous pouvez répondre anonymement à ce questionnaire ou nous envoyer un email à redaction@novastan.org. Merci beaucoup !

Commentaires

Votre commentaire pourra être soumis à modération.