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L’affaire Kouandyk Bichimbaïev fera-t-elle évoluer la loi contre les violences domestiques au Kazakhstan ?

Un ancien ministre kazakh a battu sa femme à mort. L'affaire a fait grand bruit dans le pays, alors qu'un projet de loi contre les violences domestiques y est examiné.

Kouandyk Bichimbaïev Saltanat Noukenova
Kouandyk Bichimbaïev et Saltanat Noukenova. Collage : Fergana News.

Un ancien ministre kazakh a battu sa femme à mort. L’affaire a fait grand bruit dans le pays, alors qu’un projet de loi contre les violences domestiques y est examiné.

Le 27 mars dernier, au tribunal pénal spécialisé d’Astana, a eu lieu l’audition de l’ancien ministre de l’Economie, Kouandyk Bichimbaïev, accusé d’avoir tué sa femme Saltanat Noukenova. En mai, il est condamné à 24 ans de prison. L’ampleur de l’affaire a donné une nouvelle impulsion aux discussions sur les violences domestiques au Kazakhstan. Fergana News explique comment les autorités comptent gérer ce problème d’importance.

Le premier procès dans l’affaire de l’ancien ministre a eu lieu le 11 mars. Le procureur a donné sa version de l’accusation : le jour de l’assassinat, le 8 novembre 2023, Kouandyk Bichimbaïev et Saltanat Noukenova étaient à un concert à Astana. Ils s’y sont disputés, après quoi ils se sont rendus au restaurant BAOu, appartenant à un membre de la famille de l’accusé, Bakhytjan Baïjanov. Le conflit s’y est poursuivi.

Comme le rapporte KazTAG, ce jour-là, Saltanat Noukenova avait dit à son mari qu’elle le quittait et avait essayé d’appeler un taxi. Cependant, son mari ne l’a pas laissée partir. Kouandyk Bichimbaïev a rétorqué qu’il lui avait acheté des affaires et des bijoux. La jeune femme, s’énervant, s’est déshabillée pour ne garder que ses sous-vêtements et ses bijoux. Ensuite, selon l’enquête, l’accusé s’est mis à battre sa femme.

Des tentatives de dissimulation du meurtre

A six heures du matin, Kouandyk Bichimbaïev, ivre, a sorti sa femme de la salle VIP où ils se trouvaient, lui ayant passé sa veste sur ses sous-vêtements. Ils ont essayé de rentrer chez eux, mais un vigile du parking les a remarqués et stoppés. Le couple est revenu au restaurant.

Là, l’ancien ministre a continué à battre sa femme. Celle-ci a pris peur et s’est enfermée dans les toilettes, mais Kouandyk Bichimbaïev s’est mis à frapper la porte avec un trépied de métal. Selon l’enquête, il a extrait la jeune femme des toilettes et s’est mis à la frapper de ses poings et de ses pieds sur la tête et le corps, après quoi il s’est mis à l’étrangler jusqu’à ce qu’elle perde connaissance.

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La jeune femme est morte au bout de quelques heures des suites de ses blessures. L’ancien ministre, comme le rapporte la version du procureur, a appelé son proche, le directeur du restaurant. Celui-ci a congédié le personnel et supprimé les vidéos de surveillance, qui ont pu être rétablies par la suite. Il a été demandé à Bakhytjan Baïjanov de transporter le téléphone de Saltanat Noukenova à travers la ville pour changer sa géolocalisation, plan qu’il a exécuté. Il est ainsi accusé de dissimulation et non-dénonciation de meurtre.

Des discussions sur les violences conjugales

Kouandyk Bichimbaïev tombe sous plusieurs articles du code pénal du Kazakhstan : l’article 110.2 (torture), l’article 99.2 (meurtre commis avec cruauté) et l’article 14.2 (crime avec récidive). Auparavant, il avait déjà été accusé de corruption, avait écopé de dix ans de prison et avait obtenu une libération anticipée.

La famille de la victime affirme que l’homme avait déjà auparavant levé la main sur sa femme mais qu’elle l’avait pardonné. L’accusé lui-même ne reconnait pas sa faute et considère que la mort de sa femme est « un événement malheureux ».

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L’affaire a rencontré une grande résonnance au Kazakhstan, en grande partie parce que l’accusé est une personne avec des connexions et que la famille de la victime avait des raisons de craindre que le meurtre ne soit étouffé. Le président Kassym-Jomart Tokaïev s’est penché sur l’enquête. Cela a à son tour soulevé dans les cercles de pouvoir des discussions sur la violence conjugale et un possible durcissement des punitions.

Populisme ou chance pour les victimes de violences

Le Kazakhstan se prépare à adopter un nouveau projet de loi consacré aux violences domestiques. Les députés ont commencé à l’élaborer sous l’impulsion du président, déjà au printemps 2023, mais le processus s’est ralenti. Le gouvernement, dans sa composition précédente, n’a pas pu préparer de document conclusif pendant plusieurs mois. Il a été question de lobbying contre cette loi de la part de « groupes intéressés », mais en février le projet de loi a tout de même été examiné au parlement. La députée Jouldyz Souleïmenova l’a présenté à ses collègues.

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Depuis 2017, la responsabilité administrative est mise en cause pour blessures légères et atteintes à l’intégrité physique. Le projet de loi exclut ces articles du Code d’infractions administratives et modifie les articles 108.1 et 109.1 du Code pénal.

Pour avoir causé des blessures légères est infligée une amende de 200 MRP (indicateur mensuel : un MRP équivaut à 3 692 tengués, soit 6,98 euros, ndlr), ou jusqu’à 200 heures de travaux d’intérêt général, ou bien jusqu’à 50 jours d’arrêt. Des actes violents causant des douleurs physiques mais ne causant pas de danger pour la santé seront condamnés par une amende de 80 MRP ou par jusqu’à 80 heures de travaux d’intérêt général, ou par jusqu’à 25 jours aux arrêts.

Réclusion à vie pour certains crimes

De plus, de nouvelles normes dans le domaine de la protection des droits des enfants entrent en vigueur : le projet envisage la réclusion à vie pour la pédophilie et le meurtre de mineurs. Et pour prévenir le suicide, le code pénal doit être complété par des articles sur la propagande du suicide. La responsabilité administrative pour le harcèlement et le cyber-harcèlement des mineurs sera aussi engagée avec une amende de 10 MRP.

Le projet prévoit également des mesures pour protéger les victimes des violences domestiques. Les personnes reconnues coupables de crime par décision du tribunal ou à la demande de l’autre partie auront interdiction de chercher, suivre et rendre visite à la victime, mais aussi de discuter oralement, au téléphone ou par tout autre moyen de communication pour une durée de trois mois à un an.

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Parmi les autres importantes nouveautés, les organes responsables auront le droit de réagir à des messages relayant des faits de violences transmis par des moyens d’information massive ou par les réseaux sociaux, sans attendre que le citoyen s’adresse à eux.

Orienter les punitions vers l’agresseur plutôt que pénaliser le foyer

Les auteurs du document sont persuadés que l’amende pour les tyrans domestiques doit être utilisée le plus rarement possible, car cela pèse sur le budget familial. Une meilleure alternative est de le condamner à des travaux d’intérêt général ou à la réclusion, pour que la punition soit « dirigée vers l’agresseur lui-même ».

« La deuxième norme pour les agresseurs concerne la correction de leur comportement. Avec ce projet de loi, nous donnons au tribunal, lors de l’examen d’une affaire de tyran domestique, la possibilité de l’obliger à suivre des procédures de redressement de comportement », explique Askhat Aïmagambetov, président du Comité pour le développement socio-culturel du parlement, l’un des auteurs des corrections.

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« La troisième norme d’importance, c’est l’expulsion de l’agresseur du logement. Comment cela se passe aujourd’hui ? La victime, souvent la femme, prend les enfants et va soit chez sa famille soit dans un centre de crise. Ils doivent chercher un abri. Et l’agresseur mène alors souvent une vie asociale. Je pense que ce n’est pas correct. C’est pourquoi nous avons proposé cette modification. Autant que je sache, elle est soutenue par le gouvernement. Mais le document implique aussi que nous devons respecter les droits de l’Homme, et nous proposons donc aux agresseurs des places en centre de crise », décrit-il.

« En d’autres termes, nous ne devons pas le mettre à la rue mais créer des conditions acceptables pour lui », conclut le député.

Eduquer pour éradiquer la violence

En tout, le projet de loi comprend 40 corrections. C’est seulement après sa publication que le public saura lesquelles ont été acceptées dans la version finale. La loi sur les violences domestiques a déjà évolué à plusieurs reprises au Kazakhstan depuis le début des années 2000, mais aucun résultat n’a été observé. Et quand l’article sur les coups a été décriminalisé en 2017, la situation a empiré.

Dinara Zakieva, rapporteuse pour les droits de l’enfant, a fait remarquer lors d’une réunion du parlement où le projet de loi était examiné que l’année passée, 69 femmes et sept enfants étaient morts à cause des violences domestiques. Chaque année, les organes du ministère de l’Intérieur enregistrent plus de 100 000 signalements pour de tels faits. En d’autres termes, l’affaire Kouandyk Bichimbaïev n’est que le déclencheur qui a fait ressurgir ce problème important dans la sphère publique.

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Les violences domestiques sont un problème systémique de la société. Pour l’arrêter, il faut engager un travail long et fastidieux avec la population. Eduquer, développer les qualités morales, créer une tolérance zéro face à l’usage de la violence. Tout ce travail ne se fait pas en un an.

Idéalement, il faut que grandisse une génération entière qui n’a pas vu de violence dans sa famille, pas à cause de la peur du châtiment, mais parce que ce n’est pas acceptable pour eux. Pour l’instant, la tentative de se débarrasser des tyrans domestiques avec une loi ressemble simplement à du populisme. Cette idée est illustrée par le récent scandale ayant eu lieu à le télé kazakhe.

De la relation à la violence dans la société

Mi-mars, un canal d’Etat a montré une émission lors de laquelle une participante s’est vu proposer de faire la paix avec son mari violent. Cet épisode serait sans doute resté dans l’ombre sans le post sur les réseaux sociaux d’Anna Ryl, directrice du centre de soutien aux femmes et aux enfants. La participante de l’émission était une protégée de ce centre. Cette femme avait subi pendant 18 ans les coups de son mari ivre. Lorsque celui-ci lui a cassé le bras, elle est partie avec ses enfants. Quand son mari l’a retrouvée, elle a été accueillie par le centre de crise.

Le contact de la victime avait été transmis aux journalistes dans l’espoir qu’après l’émission, les gens ne seraient pas indifférents et aideraient cette femme. Elle-même et sa fille avaient accepté de participer à l’émission uniquement à la condition que leurs visages ne soient pas montrés et que l’agresseur ne soit pas présent. Cependant, en direct, le mari de la victime est apparu dans le studio, appelé « dans le but de faire la paix et de voir ses enfants ». L’apparition de cet homme a mis la femme en état de choc.

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« Nous avons travaillé trois mois avec elle sur son état, et maintenant, à cause de cette émission, tous nos efforts ont été réduits à néant. Elle a subi un stress énorme », écrit Anna Ryl. Après la révélation du scandale, l’émission s’est arrêtée et le gouvernement a appelé à ne pas juger le niveau des médias locaux d’après une émission malheureuse.

Mais les rédacteurs de l’émission n’ont pas seulement commis une faute, ils ont montré comment ces affaires se déroulent dans les faits : les femmes continuent souvent de vivre avec leur tyran « pour ne pas priver leurs enfants de leur père ». Certaines ont honte. Mais souvent, la question financière est au cœur du problème : la femme n’a pas de quoi vivre avec ses enfants après l’implosion de la famille. Peut-être que le pouvoir devrait diriger ses efforts législatifs dans cette direction.

Un manque de place

Selon la rédaction actuelle de la loi sur les violences domestiques, la pression devrait aussi augmenter sur les policiers. Ils attendent déjà une arrivée massive de tyrans domestiques dans les centres de détention provisoire. « Nous supposons déjà que selon cet article, environ 5 000 personnes, et peut-être plus, devront trouver une place dans les cellules », a déclaré le vice-ministre de l’Intérieur du Kazakhstan, Igor Lepekh, soulignant que les centres de détention provisoire sont catastrophiquement surchargés.

A cause des formulations floues, les policiers devront littéralement se mêler de toute dispute familiale. Fin février, les journalistes ont demandé au vice-ministre de l’Intérieur : « Par exemple, si la femme ne travaille pas et que le mari lui dit qu’il n’achètera pas à manger si elle ne fait pas ce qu’il veut, comment faut-il réagir ? »

« C’est une violence », a répondu Igor Lepekha. « La violence n’est pas forcément physique. Aujourd’hui, le Code pénal indique directement qu’il s’agit d’une action contre une personne se trouvant en état de dépendance matérielle. Si l’abuseur commet des actes de violence, ce sont des circonstances aggravantes », a déclaré le vice-ministre de l’Intérieur.

La réponse du fonctionnaire a provoqué une certaine agitation parmi la population masculine de l’assistance. Certains des utilisateurs ayant laissé des commentaires ont appelé les autorités à prendre en compte la mentalité locale et ont même annoncé une baisse des mariages à cause des nouvelles normes légales.

L’expérience (inexistante) de la Russie

La situation quant aux modifications de la loi concernant ces violences au Kazakhstan répète presque exactement celle ayant eu lieu en Russie il y a six ans. A l’époque, le déclencheur des discussions sur un projet de loi similaire avait été l’histoire de Margarita Gratcheva, mère de deux enfants à Serpoukhov, près de Moscou. En 2017, son mari l’avait emmenée dans les bois et lui avait coupé les mains par jalousie.

L’homme a ensuite été condamné à 14 ans de prison et a perdu tout droit sur ses enfants. La femme s’était auparavant adressée à la police plusieurs fois, signalant les menaces et les coups de son mari, mais aucune mesure n’avait été prise.

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Le texte de loi avait été examiné presque deux ans. En 2019, il a enfin été publié, provoquant la colère des militants, qui affirmaient que les autorités se préparaient à adopter « la réaction la plus molle et inefficace ». Mais elle a été adoptée.

La position de l’église orthodoxe y a joué un rôle important. La commission des patriarches aux affaires familiales, à la protection de la maternité et de l’enfance s’était exprimée à travers une annonce dans laquelle elle notait : le document contient une série de défauts légaux qui rendent inacceptable son adoption. « Tout ce qui est dit ou fait dans la famille entre personnes proches peut être utilisé à n’importe quel moment pour les opposer l’un à l’autre. Une telle situation est destructrice pour le mode de vie et les valeurs familiales, traditionnelles et spirituelles », expliquait le communiqué.

Le défi de l’application de la loi

L’Eglise orthodoxe russe a également affirmé que les mesures énumérées dans le projet de loi avaient un « caractère répressif », et que « tout comportement humain normal » pouvait être interprété comme de la violence conjugale. Ainsi, selon l’Eglise, les citoyens pourraient utiliser la loi contre leur famille et leurs proches.

A en juger d’après l’absence d’expérience du voisin du Nord, il est encore plus curieux de savoir si les autorités kazakhes réussiront tout de même à adopter des modifications quant à la loi sur la violence conjugale et comment cette initiative influera sur la vie des Kazakhs. Pour l’instant, les auteurs du document sont plus qu’optimistes.

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« On peut inscrire diverses normes, mais ce qui est important est que ces normes fonctionnent. On peut comparer la situation avec celle des ceintures de sécurité dans les voitures », a déclaré l’un des auteurs du projet de loi, Askhat Aïmagambetov.

« Lorsque tous les conducteurs ont compris qu’ils ne pouvaient pas fuir la punition, qu’ils auront une amende et que l’amende est conséquente, ils ont commencé à obtempérer et c’est devenu la norme. Ainsi, on peut être pédagogue. Quand la norme sera claire et que les gens auront compris que s’ils cassent une mâchoire ils vont en prison, que c’est une action punie par la loi, alors ils arrêteront de lever la main sur les autres. Cela va largement discipliner les gens », assure le député.

Anna Kozyreva
Journaliste pour Fergana News

Traduit du russe par Paulinon Vanackère

Edité par Sandra Attia

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