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Kazakhstan : les oubliés de janvier

Les proches des personnes décédées lors des manifestations au Kazakhstan en janvier 2022 attendent toujours que la justice retrouve les coupables. Cependant, ils se heurtent à une réelle résistance de la part des autorités.

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La place de la République à Almaty la nuit du 4 au 5 janvier.

Les proches des personnes décédées lors des manifestations au Kazakhstan en janvier 2022 attendent toujours que la justice retrouve les coupables. Cependant, ils se heurtent à une réelle résistance de la part des autorités.

Novastan reprend et traduit ici un article publié le 12 septembre 2022 par le média kazakh Vlast.

En août dernier, plus de six mois après les événements de janvier au Kazakhstan, le bureau du procureur général a enfin publié la liste des personnes qui ont été tuées lors des manifestations. Le document s’est avéré avare en informations. Les victimes sont répertoriées par leur nom de famille suivi des initiales de leur prénom et patronyme. Aucune autre information n’est ajoutée. Une multitude de questions demeure : comment sont morts plus de 200 Kazakhs ? Pourquoi, dans la majorité des cas, n’y a-t-il pas de suspect ?

Vlast a rencontré les proches des victimes, des avocats et des militants des droits de l’Homme pour parler de cette interminable enquête et de la lutte pour la justice.

« Qui aurait pu imaginer qu’il viendrait ici pour mourir… »

Orazguali Abdougappar est né en Chine, dans la préfecture autonome kazakhe d’Ili, dans le Xinjiang. Il était un coureur professionnel ayant remporté plusieurs prix, s’entraînant dans un club réputé de Pékin jusqu’à ce qu’une école de sport pour jeunes d’Almaty ne l’invite à rejoindre son équipe. Il a alors déménagé au Kazakhstan en août 2021, et quelques mois plus tard, il a obtenu la nationalité kazakhe. Orazguali Abdougappar allait tout droit vers l’accomplissement de ses rêves : courir pour le Kazakhstan lors des compétitions internationales.

En janvier 2022, il avait seulement 19 ans quand il a été tué lors des manifestations à Almaty. « Le 11 janvier, nous avons récupéré son corps à la morgue. Il est enterré dans la région d’Almaty. On ne sait pas qui a tiré. Il n’y a pas de réponses, l’enquête est en cours. De toute la famille, je suis le seul qui habite à Almaty, les autres vivent dans la région. Du côté de la victime, je suis le représentant légal », déclare Serikbaï Aïtan, le cousin du défunt qui se bat pour que les responsables de sa mort soient retrouvés.

Abdougappar Orazgali
Abdougappar Orazgali lors d’un marathon, à gauche.

Il poursuit : « Il est venu au Kazakhstan pour défendre le nom de sa patrie. Il n’a même pas eu le temps de connaître ce pays. En Chine, il a travaillé très dur et a obtenu des bons résultats. Qui aurait pu imaginer qu’il viendrait ici pour mourir… »

Une enquête qui n’avance pas

Selon l’avocat de la famille, Kochkar Moldabekov, Orazguali Abdougappar se trouvait sur la place principale d’Almaty le 5 janvier 2022. Après sa mort, une enquête a été ouverte contre lui. Alors que, note l’avocat, il ne participait pas aux attaques contre les propriétés de l’État, ni aux pillages. L’enquête sur sa mort est restée ouverte sept mois, sans évolution.

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L’avocat explique : « Ce qui nous intéresse, ce sont les circonstances de la mort d’Orazguali Abdougappar. Qui a tiré ? D’où ? A-t-il reçu des soins médicaux ? Qui l’a emmené à l’hôpital ? Nous avons beaucoup écrit au département de police, au bureau du procureur de la ville, mais nous n’avons reçu aucune réponse. Nous avons aussi écrit aux tribunaux. Ils ont aussi ignoré nos demandes. Ils disent que l’enquête est en cours et qu’elle est donc soumise à confidentialité. »

Trouver des noms

Le 16 août dernier, huit mois après les événements de janvier, le bureau du procureur général du Kazakhstan a publié une liste de 238 noms de personnes décédées. Le document ne donne aucune information sur l’âge, le lieu et les circonstances de leur décès. Yeldos Kilymjanov, chef adjoint du service pénal du bureau du procureur général, a souligné que ce n’était qu’une « première » liste, mais il n’a pas précisé quand des mises à jour auraient lieu.

Avant la publication si attendue du bureau du procureur général, deux listes des noms des victimes étaient déjà accessibles au public. Immédiatement après les événements de janvier, une équipe de bénévoles du projet Qantar 2022 et de journalistes de Radio Azattyq, la branche kazakhe du média américain Radio Free Europe, a commencé à constituer les dossiers. Ils ont réussi à collecter et à vérifier respectivement les données de 235 et 188 victimes. En comparant les trois listes, les journalistes de Vlast se sont rendu compte qu’il y avait des incohérences.

Dans la liste officielle figurent les noms de 22 victimes qui n’apparaissaient pas sur les listes de Qantar 2022 et de Radio Azattyq. Mais il est impossible de compléter les informations sur ces victimes en se basant uniquement sur les noms de famille.

Des enquêtes rapidement classées

23 autres victimes n’ont pas été incluses dans la liste officielle. Vlast a pu confirmer de manière fiable la mort de cinq d’entre elles. En réponse à la demande de Vlast, le cabinet de procureur général a indiqué que « lors des événements de janvier, 232 personnes ont été tuées, dont 213 civils et 19 employés des forces de l’ordre ». Il est probable que les six personnes qui n’ont pas été incluses dans les chiffres officiels soient mortes suite à des tortures. La réponse indique également que « chaque décès de citoyen lors des événements de janvier fait l’objet d’une enquête pénale ».

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Dans les cas où une enquête pénale sur la mort de la victime a été ouverte, de nombreuses difficultés surgissent. Dans certaines situations, les affaires sont classées comme meurtre, bien qu’elles puissent ensuite être requalifiées d’abus de pouvoir ayant entraîné la mort d’une personne. Les défunts risquent aussi d’être accusés de terrorisme et de participation aux émeutes. Même si une enquête pénale est ouverte, elle peut rapidement être classée. De plus, il peut s’écouler beaucoup de temps avant que les proches des victimes et leurs avocats n’arrivent à obtenir l’ouverture d’une enquête juste.

Victime d’une balle perdue

Le 30 juin dernier dans le village de Taskala, dans la région d’Atyraou, la famille d’Almaz Berekenov attend des visiteurs. Plusieurs agents des forces de l’ordre arrivent sur le palier, quatre rentrent dans la maison. Parmi eux se trouve l’homme qui a tiré sur Almaz Berekenov lors des manifestations de janvier à Atyraou. Les agents des forces de l’ordre sont venus demander pardon aux proches du défunt.

Quand la famille demande pourquoi ils ont tiré, les agents répondent que c’était de l’autodéfense. Ils ajoutent que parmi les manifestants, il y avait des groupes de provocateurs qui attaquaient des agents des forces de l’ordre. Certains ont été blessés. Almaz Berekenov aurait été victime d’une balle perdue. Selon la tradition de deuil, la famille a nourri les invités avec des chelpeks, des pains plats kazakhs. Puis elle leur a demandé de partir pour réfléchir ensemble à la possibilité de pardonner à l’homme qui a tué leur proche.

« Le village entier est en deuil »

En janvier 2022, Almaz Berekenov avait 35 ans. C’était un sportif impliqué. Désormais, dans son village, les habitants organisent des tournois sportifs en son honneur. Il gagnait son pain en réparant des outils informatiques tout en continuant ses études de technologie. Le 5 janvier, il faisait partie des manifestants à Atyraou.

« Mon neveu était un homme bien.Nous sommes nous-mêmes issus d’une famille de policiers, notre père était un agent des forces de l’ordre. C’est très dur pour nous tous, le village entier de Taskala est en deuil. Mais je suis reconnaissante envers nos habitants, ils nous ont aidés à endurer cette épreuve. C’est comme si nous avions porté ce deuil tous ensemble », raconte la tante du défunt, Jannat Berekenova. Dès la mort de son neveu, elle n’a cessé de demander aux services de l’Etat de trouver le coupable de sa mort. Elle écrivait au service de police régional, s’y rendait constamment et parlait avec les agents.

Le 21 juin dernier, elle a reçu une notification indiquant que l’affaire pénale sur la mort d’Almaz Berekenov avait été close le 29 avril.

Renoncer à demander justice

Le lendemain, elle appelle la police pour exiger des réponses et rencontrer le chef du département. « Ils m’ont dit que pour avoir participé à des rassemblements illégaux, Almaz avait été poursuivi en justice par une enquête pénale. Comment on peut poursuivre en justice une personne décédée ? Qui est-ce que vous comptez interroger ? Ils m’ont dit qu’ils en avaient le droit, que l’enquête avait été ouverte et qu’ils devaient la clore. […] Je n’ai pas reçu de vraies réponses jusqu’à présent », explique Jannat Berekenova.

Même après la visite des agents des forces de l’ordre dans la famille d’Almaz Berekenov, sa tante ne voulait pas arrêter son combat. Mais après avoir discuté de la situation avec ses proches et l’imam, ils ont admis qu’obtenir la vérité et la justice serait impossible.

Une famille qui peine à récupérer le corps de leur proche

Rouslanbek Joubanazarov avait 30 ans. Il travaillait en intérim dans les réservoirs pétroliers Tenguiz et Kenkiyak et dans le secteur du bâtiment. La nuit du 6 janvier 2022, il a quitté son village natal, Monke Bi, pour aller travailler à Aktobe. Des rassemblements avaient déjà commencé en ville. Le lendemain matin, la famille de Rouslanbek Joubanazarov n’arrivait pas à le joindre. Il s’est avéré bien plus tard qu’il avait été abattu à 4 heures du matin.

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Sa sœur, Jaïnagoul Joubanazarova, raconte : « Quand la fusillade a commencé, il y a eu une explosion vers la mairie. Ses amis étaient là-bas. Il s’est précipité retrouver ses amis et on lui a tiré dessus devant une supérette. Tout a été filmé : comment il courait, comment il a été abattu, comment deux hommes l’ont traîné quelque part. » Longtemps, la famille ne parvient pas à obtenir d’informations pour récupérer le corps. Lorsqu’ils le retrouvent enfin, les autorités n’acceptent pas de le rendre, prétextant que l’homme était un terroriste armé.

« Ils nous ont donné le corps seulement un mois plus tard »

Quand la famille a appris que le corps ne leur serait pas remis, elle s’est réunie au village et a organisé une sadaka, une cérémonie traditionnelle de commémoration du défunt. Trois jours plus tard, Jaïnagoul Joubanazarova a recommencé à écrire des demandes et à exiger des réponses. « Je suis allé sur le lieu de sa mort. J’ai réussi à trouver des vidéos. On voit qu’il n’a aucune arme dans les mains. Puis je me suis tournée vers les journalistes. J’ai écrit à nouveau des demandes. Ils nous ont donné le corps seulement un mois plus tard », raconte la sœur du défunt.

A la remise du corps, les balles qui l’avaient tué avaient disparu. « Notre ville est petite. J’ai contacté des connaissances qui travaillent à la morgue. Ils m’ont raconté que des gens en civil sont entrés et ont récupéré les balles. Même la personne qui fait l’autopsie était en colère que des gens puissent venir comme ça et se mêler de son travail. Une autre personne est venue et a fait signer un papier au chef de la morgue, comme quoi il n’y avait pas de balles », dit-elle.

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L’enterrement de Rouslanbek Joubanazarov.

Jaïnagoul Joubanazarova a continué à s’adresser au département de police et au bureau du procureur pour que son frère soit acquitté dans l’affaire pénale ouverte contre lui pour terrorisme. Les autorités refusaient de la nommer en tant que représentante légale de la victime. Selon elle, ils lui disaient : « Vous n’êtes personne pour lui. » Sept mois après la mort de Rouslanbek Joubanazarov, l’enquête pour abus de pouvoir par des agents des forces de l’ordre était classée.

« Ils n’ont pas considéré sa mort comme une affaire criminelle. Comment est-ce possible ? Il est mort ! En quoi ce n’est pas une affaire criminelle ? J’ai crié, accusé, pleuré. Mais ça n’a rien changé. Comment il est décédé ? Comment ça se fait qu’une balle ait pu l’atteindre ? Qui tirait ? Pour quelle raison ? Ces questions me hantent. Je veux trouver les coupables », conclut-elle.

Des corps retrouvés mutilés

Valentina, 16 ans, et Andreï Opouchiev, 17 ans, se sont mariés début décembre 2021 à Taraz. Valentina Opouchieva attendait déjà un enfant. Le 6 janvier 2022, son mari est allé travailler à l’usine de production de saucisses et n’est pas rentré chez lui le soir. Ses proches l’ont retrouvé à la morgue le lendemain soir.

« Il avait une jambe cassée, trois côtes brisées, sa mâchoire cassée. Il n’avait presque plus de dents. Tout son corps était couvert d’écorchures », raconte sa femme. Sur ses vêtements, un petit trou percé par la balle était visible. « La balle l’a traversé près du cœur. Ils ne nous ont pas rendu les vêtements, mais ils nous ont laissé prendre des photos », ajoute-t-elle.

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Valentina Opouchieva raconte qu’au cours des mois suivants, les enquêteurs ont appelé plusieurs fois les proches pour leur demander de retirer leur plainte pour meurtre. En retour, ils proposaient de fermer l’enquête pénale engagée pour terrorisme.

« Il a été enregistré comme terroriste, chef d’un gang »

« Il a été enregistré comme terroriste, chef d’un gang. On nous a montré plusieurs vidéos, où mon mari court, où il marche avec sa jambe cassée. Puis ils nous ont montré une autre vidéo : où il y a beaucoup de gens qui marchent et mon mari est parmi eux.Et encore une : quand mon mari avait déjà été tué et qu’on amenait son corps à l’hôpital public.Ils ont dit qu’il avait une arme à feu et qu’il cassait et brûlait des choses, alors que ce n’était pas le cas », raconte la jeune fille.

Les enquêteurs ont déclaré que le jeune homme avait pris du Tramadol et était en état d’ébriété. « Ils ont fait une autopsie. Et quand ils nous ont donné un certificat de décès à la morgue, rien de tel n’était écrit dessus », objecte Valentina Opouchieva. Selon Chakir Akhounov, le père du défunt, les enquêteurs se réfèrent à un témoignage. « Le témoin qu’ils ont interrogé était un ami de mon fils. Je suis allé chez lui et j’ai demandé pourquoi il avait donné un tel témoignage. Il m’a dit qu’il y avait été forcé. Il ne faisait que répéter ce qu’on lui demandait de dire », raconte-t-il.

Chakir Akhounov pense que son fils a été tué par un tireur d’élite, « parce qu’il a été tué par une balle dans le cœur. Son ami qui était avec lui a reçu une balle dans la tête.Ils ont été enterrés tous les deux le même jour.Ce n’est pas une balle perdue. » Cependant, la famille ne sait pas si une enquête est en cours.

La famille contrainte à rembourser les frais de l’autopsie

Le père se souvient que les employés de la morgue ont d’abord voulu indiquer une blessure par arme blanche comme cause du décès : « Une femme chargée de l’administration […] a dit qu’il fallait indiquer que la victime avait une blessure par arme blanche et que la cause du décès était une perte abondante de sang. […] Ils nous ont fait courir d’un cabinet à l’autre. On a dû chercher plusieurs documents pour qu’ils indiquent une blessure par balle comme cause de décès. »

La police a dit à la mère du défunt que la famille devrait rembourser les frais de l’autopsie, environ 2 millions de tengués (3 987 euros), sauf s’ils retiraient la plainte déposée pour meurtre. La police voulait également faire passer l’épouse d’Andreï Opouchiev pour une participante aux événements. « Alors qu’à ce moment-là, j’étais à la maison. Ils m’ont dit que j’allais être interrogée. Je leur ai dit que j’étais mineure, qu’on me donne d’abord un avocat et qu’ensuite on pouvait m’interroger. Mais ils ne m’ont jamais interrogée parce qu’ils n’ont aucune preuve », raconte-t-elle.

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Chakir Akhounov se dit prêt à prouver devant tous les tribunaux, et si nécessaire, devant toutes les institutions, que son fils n’a pas participé à des actes de terrorisme ; cependant, l’enquête n’a encore été portée devant aucune cour.

À la recherche de réponses

Certains proches de victimes n’ayant pas obtenu justice se rendent à des manifestations et unissent leurs forces ; les manifestations en soutien aux victimes ont commencé dès la fin janvier 2022.

Kazakhstan Manifestation Astana
Les proches des victimes exigent des réponses dans la capitale.

Le 11 juillet dernier, une vingtaine de personnes, toutes ayant perdu un proche lors des manifestations de janvier, ont passé la nuit devant le bâtiment de l’administration présidentielle. Ils exigeaient de véritables investigations dans les affaires entamées, l’acquittement des victimes accusées à titre posthume d’avoir participé aux émeutes et des indemnisations financières. Les manifestants sont venus d’Aktobé, d’Almaty, d’Oust-Kamenogorsk, de Taraz et de Chymkent.

Ils ont passé trois nuits à côté de l’Ak Orda, le palais présidentiel à Astana, avant d’être arrêtés par la police. Parmi eux se trouvait Aïguerim Niyazbaïeva, avec un enfant de quatre mois. Son mari, Kaïrat Niyazbaïev, est décédé le 5 janvier sur la place de la République à Almaty. Selon Aïguerim Niyazbaïeva, son mari a voulu voir ce qu’il se passait et a reçu une balle dans le cou.

Un cortège pour demander justice

« J’exige que [le président Kassym-Jomart] Tokaïev vienne nous voir et nous explique pourquoi il a donné l’ordre de tirer ! Nous avons perdu la seule personne qui nourrissait la famille, j’ai deux enfants âgés de deux et cinq ans et un bébé de quatre mois qui n’a jamais vu son père. J’exige que la personne responsable de son meurtre soit retrouvée et qu’on reçoive une compensation financière. Il est impossible d’élever des enfants avec les 66 000 tengués (131,5 euros) que je reçois », déclare Aïguerim Niyazbaïeva.

Le 13 juillet dernier, un employé de l’administration présidentielle est venu rencontrer les proches des victimes et leur a proposé d’entrer dans le bâtiment un par un. Les manifestants ont refusé en disant qu’ils avaient tous les mêmes exigences, qu’ils devaient donc entrer ensemble. Ils exigeaient une rencontre avec le président Kassym-Jomart Tokaïev. Suite à cela, les agents des forces de l’ordre ont bloqué l’accès au bâtiment de la résidence du chef de l’État, et le 14 juillet, tous les manifestants ont été arrêtés par la police.

Quelques temps plus tard, ils ont été relâchés avec la promesse d’obtenir des réponses dans la semaine. Un mois plus tard, dans la nuit du 10 août, le même groupe de parents de victimes est parti à pied depuis Taraz vers la capitale. Ils ont nommé leur cortège « la marche de ceux qui demandent la justice » ; les autorités locales ont essayé de les arrêter.

Une fusillade sur la place centrale d’Almaty

Le 6 janvier 2022, Yerbol Chormanov, 40 ans, devait venir chez son père, avant de changer d’avis : « Il a dit au téléphone : « C’est le chaos dans la ville. Les gens brûlent tout, des criminels se promènent librement. Où sont les autorités, où sont les policiers ? Il faut arrêter ces bandits », et il y est allé », se souvient Alimberdy Chormanov, le père de la victime. Le beau-frère de Yerbol Chormanov est allé sur la place principale pour le chercher.

Les témoins ont raconté qu’après 18h, sur la place centrale, une dizaine de voitures sans plaques d’immatriculation a fait son apparition. « Des bandits », suggère Alimberdy Chormanov. « A 6h28, des bruits de rafales de mitrailleuses ont commencé à se faire entendre sur la place. À 6h33 mon fils a appelé son beau-frère pour lui dire de s’en aller et qu’il avait été touché par balle. Ceux qui ont pu fuir ont fui. Tous les autres, les manifestants pacifiques, sont restés sous les balles », se souvient Alimberdy Chormanov.

« Yerbol a été blessé par 18 balles, mais lors de l’exhumation on en a retrouvé qu’une seule »

Celui-ci n’a appris la mort de son fils que le lendemain en composant son numéro. Il raconte : « Un homme qui s’est présenté comme policier a répondu au téléphone. Il m’a dit que mon fils était mort ; l’enterrement a eu lieu le 8 janvier. 15 jours après, les policiers de Talgar sont arrivés. Ils voulaient faire une exhumation en disant qu’il y avait un décret du tribunal. Ils ont ouvert la tombe pour extraire une balle et l’ont envoyée à l’examen. Nous l’avons enterré à nouveau. Ça fait sept mois mais personne ne semble vouloir s’en soucier. »

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Selon Raïa Mamyr, l’avocate du Centre de soutien juridique Qantar, Yerbol Chormanov a été blessé par 18 balles, mais une seule a été retrouvée lors de l’exhumation. En janvier 2022, 15 000 armes ont été utilisées. « Pour l’instant, ils n’ont pas trouvé l’arme qui correspond à la balle. On espère qu’ils vont la trouver », dit Raïa Mamyr. Elle pense que l’enquête pourrait aller beaucoup plus vite. L’affaire de Yerbol Chormanov a déjà connu trois enquêteurs.

Avocate Kazakhstan Raïa Mamyr
L’avocate Raïa Mamyr.

« Yerbol a laissé derrière lui quatre enfants. L’aîné a dix ans et le plus jeune n’a même pas un an. Le père du défunt est retraité. C’est lui qui s’occupe des enfants. Sa femme est devenue veuve. L’un des enfants est malade et son traitement coûte cher. Comment, avec les aides de notre Etat, est-il possible de subvenir aux besoins d’une famille avec quatre enfants ? Est-ce qu’ils vont arriver à obtenir de l’aide ? », se demande l’avocate.

Blessée au pied du monument de l’Indépendance

Le 6 janvier, vers 14h, Nouralia Aïtkoulova, âgée de 48 ans, se dirigeait vers la place de la République à Almaty, le quartier où habite sa fille Tomiris. Ce sont les dernières informations connues à son sujet. Le 7 janvier, ses proches ont retrouvé son corps à la morgue centrale.

Nouralia Aïtkoulova est décédée de deux blessures causées par balle au pied de monument de l’Indépendance. Ses proches ont déposé une plainte pour meurtre le 5 février 2022, mais ils n’ont toujours aucune information. L’avocat de la famille de la défunte, Amangueldi Nourkhan, pense que l’enquête ne se passe pas dans des conditions justes.

Une enquête très lente

« La conclusion de la morgue indique que Nouralia est décédée des suites de blessures par balle. Nous ne savons pas encore qui était présent à l’endroit du crime : la police, la garde nationale ou l’armée. Quelle arme a été utilisée ? Après tout, cela peut être déterminé très rapidement. Partout à cet endroit il y a des caméras de surveillance. De plus, il y avait un couvre-feu. Chaque service mobilisé était positionné selon un plan, toutes les armes sont répertoriées. À mon avis, dans ce cas, tous les éléments peuvent être trouvés rapidement. Mais sept mois se sont déjà écoulés et il n’y a aucun résultat d’enquête », explique l’avocat.

Ni l’avocat de la famille ni les proches n’ont accès à l’évolution de l’enquête, mais ils savent qu’elle a déjà connu quatre enquêteurs. La famille de Nouralia Aïtkoulova l’a enterrée le 8 janvier selon les coutumes musulmanes. Les enquêteurs ont insisté pour l’exhumer, menaçant la famille d’ouvrir la tombe durant la nuit sans leur consentement. Le frère de la victime s’est adressé aux journalistes et les autorités ont cessé leur harcèlement.

Une famille assassinée

Dans la ville de Taldykorgan, où lors des événements de janvier les manifestants ont renversé le monument de l’ancien président Noursoultan Nazarbaïev et où beaucoup de cas de torture ont été enregistrés, les proches et les avocats de la famille Seïtkoulov tentent de punir les responsables de leur exécution.

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Dariga Daoutalieva, la sœur du père de famille Nourbolat Seïtkoulov, raconte : « C’est l’histoire la plus terrible de tout le Kazakhstan. La famille entière a été tuée. Ils roulaient tous ensemble dans une petite voiture. Les militaires pensaient-ils que c’étaient des terroristes ? Pourquoi ils ne les ont pas simplement arrêtés ? Arrêtez-les, coffrez-les si vous voulez. Pourquoi tirer ? Pourquoi ils n’ont pas appelé une ambulance ? Peut-être que tout le monde n’était pas mort. »

Le 8 janvier 2022 au soir, Nourbolat Seïtkoulov, avec sa femme Altynaï Etaïeva et leur fille de 15 ans, rentraient chez eux en voiture après une soirée chez des amis. Alors qu’ils roulaient devant une épicerie, les militaires ont soudain ouvert le feu. Tous les trois sont morts de leurs blessures.

Une enquête sans résultats

Le 8 janvier, le couvre-feu à Taldykorgan commençait à 20h, au lieu de 23h la veille, mais beaucoup ne le savaient pas : Internet était coupé. Dariga Daoutalieva se rend constamment aux interrogatoires dans l’espoir d’obtenir des réponses.

« Qu’est-ce que c’est que ce chaos ? Il y a des morts. Il y a des armes. Il y a des balles. Il y a des gens qui ont tiré. Pourquoi personne ne peut rien prouver ? Pourquoi ça prend aussi longtemps ? Les commerçants dont les boutiques ont été détruites ont été indemnisés. Ceux qui torturaient ont été punis. Alors pourquoi notre enquête n’avance pas ? Les familles des soldats qui sont morts durant les événements de janvier ont toutes reçu 5 millions de tengués (9 967 euros). Et nous n’avons rien. Pourquoi ? », se demande-t-elle.

L’enquête a conclu à un abus de pouvoir de l’Etat avec utilisation d’armes et d’équipements spéciaux. L’avocat, Rinat Baïmolda, n’est pas d’accord avec ce choix d’article. Il a déposé à plusieurs reprises une requête pour requalification de l’enquête en homicide volontaire de plusieurs personnes. « Si l’enquête était enregistrée en vertu de l’article plus sérieux, il y aurait déjà des suspects. J’ai réussi à inspecter et filmer la voiture de la famille abattue. Il y avait plus de 30 balles. Les balles récupérées des corps de la fille et du père proviennent de la même arme. Donc il y a une forte probabilité pour qu’ils aient été tués par la même personne », estime l’avocat.

Des problèmes de procédure

Daniyar Kanafin, avocat au barreau de la ville d’Almaty et consultant du Centre de soutien juridique Qantar, affirme que les enquêtes sur les cas des victimes de janvier 2022 avancent très lentement.

Daniyar Kanafin Avocat Almaty
Daniyar Kanafin, avocat à Almaty.

La fondation fournit une assistance juridique aux victimes et aux familles. 25 avocats travaillent sur 55 dossiers, dont 20 sont liés à des meurtres. Selon Daniyar Kanafin, aucun suspect n’a encore été identifié dans aucune de ces affaires.

« Le principal problème dont se plaignent les avocats est la bureaucratie. Par exemple, l’examen des balles extraites des corps des victimes et retrouvées sur les lieux avance très lentement. Dans la majorité des cas, les personnes qui ont commis les tirs mortels n’ont toujours pas été identifiées. Dans les cas où les tireurs ont été identifiés, leur statut procédural n’a encore pas été déterminé », déclare l’avocat. Selon lui, il n’y a pas de résultats concrets même dans les cas les plus évidents.

« On ne sait toujours pas exactement qui a tiré, qui a donné les ordres »

Daniyar Kanafin rajoute : « La famille qui a été abattue à Taldykorgan n’avait rien à voir avec les émeutes, ils conduisaient simplement leur voiture. Au même endroit, à Taldykorgan, il y a eu un autre cas : un couple marié et leur nièce, une fillette de quatre ans, ont eux aussi été la cible de tirs. Heureusement, ils ont survécu, mais tous ont été blessés. La fillette a de graves blessures. À Almaty, très souvent, de simples habitants se sont fait tirer dessus : certains allaient au travail, d’autres marchaient simplement, ils n’avaient aucune intention illégale. »

Il s’indigne : « On ne sait toujours pas exactement qui a tiré, qui a donné les ordres, en quoi exactement ils consistaient ni pourquoi ces ordres ont été exécutés d’une manière si cruelle et si injuste vis-à-vis de citoyens innocents. On ne peut pas laisser passer ça. Cette page ne peut pas simplement être tournée. La justice doit être faite. »

Des preuves qui disparaissent

Bakhytjan Toregojina, une militante pour les droits de l’Homme qui recueille les informations sur les personnes décédées en janvier 2022, affirme que la tendance générale est à la réticence des autorités à reconnaître la présence de l’armée dans les endroits où se trouvaient les victimes.

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Selon la militante, « nous voyons clairement que les autorités ne veulent pas reconnaître l’utilisation d’armes par les forces de l’ordre. On ne mentionne jamais cette possibilité, dans aucune des enquêtes. » Nombreux sont ceux qui constatent la disparition mystérieuse des balles retenues comme preuves, alors que c’est grâce à ces balles que les experts pourraient déterminer l’arme du crime. Dans d’autres cas, les enquêteurs procèdent à l’exhumation des semaines après l’enterrement afin d’extraire les balles. « On pense qu’on a retiré des balles des corps des victimes non pas pour identifier les armes des crimes, mais pour effacer les preuves », dit-elle.

« Beaucoup de morts sont des victimes accidentelles »

Les proches de nombreuses victimes sont convaincus que celles-ci croyaient en une révolution pacifique et voulaient en être des témoins. « Parmi les victimes, beaucoup sont sortis dans la rue pour soutenir ce mouvement de changement, et beaucoup d’entre eux tenaient entre les mains le drapeau du Kazakhstan. Beaucoup de morts sont de véritables victimes accidentelles. À ce jour, nous n’avons aucune preuve que l’un d’entre eux était armé. Et aujourd’hui, nous sommes confrontés au fait que l’État ne cherche pas à retrouver ceux qui ont tiré sur eux », déclare Bakhytjan Toregojina.

Almaty Manifestations Pommes Mémorial
Une pomme a été déposée pour chaque victime lors d’une réunion de deuil, février 2022.

Avec son collectif, elle a pu retrouver les données concernant 216 personnes décédées et environ 70 disparues. Mais le véritable nombre de morts en janvier 2022 pourrait être bien plus élevé, suggère-t-elle : « La quasi-totalité des morts des 5, 6 et 7 janvier ont été tués par balles. Nous avons deux ou trois cas de personnes qui, blessées, se sont cachées par peur de représailles et sont décédées chez elles des suites de leurs blessures. Peut-être qu’il y en a eu d’autres dont on n’a pas encore entendu parler. » Bakhytjan Toregojina raconte que de nombreux proches des victimes ont perdu foi en la justice, et c’est l’une des raisons pour lesquelles les militants continuent leur investigation.

« Si on n’inculpe pas les responsables de tels événements, ils se répéteront à nouveau »

« Si nous ne racontons pas les histoires de ces 238 personnes décédées, l’Etat et les autres peuvent manipuler leurs parcours comme ils le veulent. Et tout ne restera que rumeurs et mythes. Cela nous empêche de dire la vérité sur ce qu’il s’est vraiment passé », estime Darkhan Omirbek, journaliste à Radio Azattyq. Celui-ci compare les événements de janvier avec Jeltoqsan, la vague de manifestations qui a eu lieu à Almaty en 1986.

« Si les événements de 1986 sont restés sous la forme d’un mythe, c’est parce qu’il n’y avait aucune documentation. Aucun témoin n’a parlé, la vérité n’a pas été révélée. Tout est resté sous forme de rumeurs. Nous ne pourrons jamais découvrir la vérité, et les responsables des crimes ne sont pas punis. Les politologues, les experts et les historiens disent que si on n’inculpe pas les responsables de tels événements, ils se répéteront à nouveau », déclare Darkhan Omirbek.

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Bakhytjan Toregojina craint elle aussi que les événements de janvier ne se répètent à nouveau, et ceci à plus grande échelle, si les enquêtes n’aboutissent à rien. « Malheureusement, si les autorités ne disent pas la vérité, ces événements se reproduiront, et de façon très dramatique », prévient la militante. Elle conclut : « L’État doit tirer des conclusions. L’absence de justice provoque de la colère et créé une nouvelle tragédie à grande échelle. Les autorités devraient comprendre cela. Le pire est qu’ils comprennent, mais malheureusement, ils sont plus intéressés par le maintien du pouvoir que par le bien-être des citoyens. »

Nazerke Kourmangazinova, Almas Kaïsar, Youna Korosteleva et Olga Loguinova
Journalistes pour Vlast

Traduit du russe par Jelena Dzekseneva

Edité par Judith Robert

Relu par Mathilde Garnier

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