Accueil      Incident de Beryozovka : cinq ans après, un village déserté, des enfants intoxiqués, le silence des autorités

Incident de Beryozovka : cinq ans après, un village déserté, des enfants intoxiqués, le silence des autorités

Le 28 novembre 2014, dans le village de Beryozovka, dans l’ouest du Kazakhstan, 25 enfants et 4 instituteurs perdent conscience pendant les cours et sont hospitalisés. L’entreprise pétrolière Karachaganak Petroleum Operating B.V (KPO), qui possède un site à la bordure du village, est pointée du doigt par les parents et les écologistes. L’implication du consortium dans l’intoxication massive n’a pas été prouvée. Résultat : affaire classée sans suite. Cinq ans après, la photographe Nata Li propose une exposition de photos qui met l’accent sur ce drame et pose à nouveau la question de la responsabilité de KPO.

Beryozovka Kazakhstan Incident KPO Karachaganak Petroleum Operating Hydrocarbures Environnement Santé
Le 28 novembre 2014, une intoxication massive a eu lieu dans le village de Beryozovka, dans l'ouest du Kazakhstan. Il est aujourd'hui abandonné.

Le 28 novembre 2014, dans le village de Beryozovka, dans l’ouest du Kazakhstan, 25 enfants et 4 instituteurs perdent conscience pendant les cours et sont hospitalisés. L’entreprise pétrolière Karachaganak Petroleum Operating B.V (KPO), qui possède un site à la bordure du village, est pointée du doigt par les parents et les écologistes. L’implication du consortium dans l’intoxication massive n’a pas été prouvée. Résultat : affaire classée sans suite. Cinq ans après, la photographe Nata Li propose une exposition de photos qui met l’accent sur ce drame et pose à nouveau la question de la responsabilité de KPO.

Novastan reprend et traduit ici un article initialement publié le 15 janvier 2020 par le média kazakh The Village.

Beryozovka est un village de 1 357 personnes au Kazakhstan occidental, à la frontière de la zone de sécurité qui sépare les villages de la société gazopétrolière Karachaganak Petroleum Operating B.V (KPO). Non loin, l’entreprise exploite une grande quantité de sulfure d’hydrogène en tant que matière première.

Cinq sociétés font partie de la Karachaganak Petroleum Operating : la kazakhe KazMunaiGaz, l’italienne Eni, la germano-britannique Shell, l’américaine Chevron Corporation et la russe Lukoil. La société kazakhe possède 10 % des actions.

La proximité du village de KPO a inquiété durant de longues années les habitants du village et les écologistes. En novembre 2014, c’est le drame : les élèves de l’école du village et leurs instituteurs sont pris de malaises. Ils sont hospitalisés. Une enquête est ouverte par la police, puis arrêtée, à plusieurs reprises. La responsabilité de KPO n’est pas prouvée. L’entreprise accepte cependant de dédommager financièrement les familles. Les habitants du village sont finalement transférés, mais les problèmes de santé des enfants persistent.

En 2019, une exposition de la photographe kazakhe Nata Li, Post face, « relance » l’affaire en retraçant l’histoire d’une jeune fille du village qui souffre toujours des suites de cette intoxication. La photographe pose le problème de la responsabilité de KPO et du coût du rêve pétrolier au Kazakhstan.

Des inquiétudes depuis 2002

D’après l’association écologique « Salut vert », une partie du village s’est retrouvée à cinq kilomètres de la zone de sécurité en 2002, ce qui est contraire à la législation du Kazakhstan. Les habitants devaient être transférés, mais au lieu d’exécuter cette mesure, la zone frontière a été réduite à trois kilomètres des installations pétrolières en 2003.

La même année, l’organisation écologique internationale Crude Accountability a publié les résultats d’une enquête menée auprès des habitants de Beryozovka par les activistes locaux, suivant la méthodologie de Crude Accountability et Environmental Health Network. 886 adultes et 180 enfants et adolescents ont participé à cette enquête. Les résultats ont démontré que 45 % des habitants du village souffraient de maladies chroniques. Les adultes se plaignaient de perte de mémoire, de chute des dents et des cheveux, de douleurs musculaires et osseuses, de problèmes de cœur, de vue, du système digestif et de peau. Les écoliers ont cité parmi les symptômes des pertes de connaissance.

Selon les écologistes, les problèmes de santé de la population de Beryozovka étaient déjà alors liés aux effets des toxines, du sulfure d’hydrogène et d’autres produits dérivés de l’extraction du pétrole. En 2007 et 2008, les habitants locaux ont déposé deux plaintes et demandé un transfert de la population du village à cause des rejets nocifs dans l’atmosphère, mais l’affaire est restée au stade de l’étude.

Lire aussi dans Novastan : Kazakhstan : les autorités locales veulent du pétrole, les villageois de l’eau

En 2009, les organisations « Salut vert », « Bureau pour les droits de l’Homme » et « Chanyrak » ont porté plainte contre le gouvernement du Kazakhstan et le ministère de la Protection de l’environnement. En 2010, comme l’a rapporté le média kazakh 365info.kz, la zone de sécurité a été restituée à cinq kilomètres, mais les habitants sont restés sur place.

Une intoxication massive

Le 28 novembre 2014, pendant les cours dans la seule école du village, 25 élèves et quatre instituteurs se sont évanouis et ont été pris de convulsions, a décrit Radio Azattyk, la branche kazakhe du média américain Radio Free Europe.  Des malaises du même ordre avaient eu lieu auparavant, comme l’a fait remarquer « Salut vert », mais cet incident était le premier cas massif.

Dans la foulée, l’entreprise a publié un communiqué officiel en affirmant que le contrôle n’avait pas dévoilé de dépassement de la concentration maximale autorisée des éléments nocifs. « Alors que la raison de cet incident n’a pas été confirmée, la compagnie KPO participe activement à l’enquête, en collaborant étroitement avec des structures étatiques du Kazakhstan et la direction de la région du Kazakhstan occidental », affirmait alors le consortium.

Lire aussi dans Novastan : Kazakhstan : il y a 35 ans, un Tchernobyl pétrolier à Tengiz

En décembre 2014, le KPO a publié une autre annonce affirmant qu’ils considéraient comme fausses les suppositions sur les rejets ou la fuite du gaz contenant l’hydrogène sulfuré. Il s’est avéré ultérieurement que juste avant l’intoxication massive, il y a eu un rejet de sulfure d’hydrogène.

Les « enfants de l’école tombaient »

Un témoin de l’événement, Lidiya Samara, se souvient. « Lorsqu’on passait près de l’école, on voyait les gens sortir les enfants de l’école : ils tombaient, certains avaient l’écume à la bouche et tremblaient », décrit-elle.

Juste après ces malaises, une enquête a été ouverte sur la base de l’article de loi « Infraction des règles de rejet des matières polluantes dans l’atmosphère ayant entraîné des préjudices de santé de deux personnes ou plus ». L’affaire a abouti à un non-lieu. Selon la version officielle, décrite par Radio Azattyk, l’intoxication massive est due aux émissions de la chaudière à gaz dans le réfectoire de l’école.

En 2015, la direction du KPO a tout de même reçu une amende de 9,5 milliards de tengués (46,5 millions d’euros), rapporte Radio Azattyk. Plus tard, les représentants du parquet régional ont confirmé qu’en 2014, le KPO a rejeté des émissions de sulfure d’hydrogène excédant les normes à quatre reprises.

Des problèmes de santé persistants

Après l’hospitalisation, les enfants se sont sentis mieux pendant un court moment, puis les symptômes ont repris : évanouissements, convulsons, migraines. Les médecins kazakhs ont établi les diagnostics qui n’étaient pas liés à l’intoxication par sulfure d’hydrogène, par exemple la dystonie neurovégétative. Mais les parents continuaient à établir le lien entre la dégradation de l’état physique de leurs enfants et les rejets du sulfure d’hydrogène émanant du gisement de Karachaganak.

Les écologistes et les habitants du village ont continué d’accuser KPO. Comme solution, l’entreprise a proposé de déménager les villageois dans un endroit écologiquement propre, étudier la situation et dédommager les enfants qui avaient subi des effets néfastes sur leur santé.

Beryozovka Kazakhstan Incident KPO
L’entreprise Karachaganak Petroleum Operating est pointée du doigt par les familles et les écologistes.

En avril 2015, Crude Accountability a produit un documentaire sur les enfants de Beryozovka intitulé « Karachaganak : les enfants en échange du pétrole ». Le film a été primé second au Festival international des films documentaires de court-métrage au Venezuela.

En décembre 2015, 82 familles ont été relogées à Aqsaï, mais les enfants ont continué à tomber malades. « De temps à autre, elle perd connaissance, ses jambes se paralysent. Il y a une semaine, elle est tombée à l’école, elle a eu un malaise. Elle est restée au lit toute la journée et a mis 20-25 minutes pour retrouver ses esprits. Les céphalées sont constantes », décrit à Radio Azattyk une ancienne habitante du village à propos de sa fille, Svetlana Voskoboï.

« J’ai eu peur. Sur les réseaux sociaux, des vidéos discréditent les parents et se moquent d’eux, en disant qu’ils extorquent de l’argent en prenant les enfants pour prétexte. Après cet incident, je ne suis allée nulle part pour demander de l’aide », a-t-elle ajouté.

Les familles dédommagées et déplacées

En 2016, le consortium a accepté de payer 1 000 dollars (890 euros) à chaque famille du village et 200 dollars (178 euros) à chaque membre de la famille. De plus, KPO a dû verser une amende de plus de 526 millions de tengués (environ un million d’euros) au titre de l’indemnisation du dommage écologique.

La même année, les représentants de la coalition « Les enfants ou le pétrole » ont adressé aux compagnies faisant partie du KPO une pétition, a décrit Radio Azattyk. Elle a été signée par 11 parents et 77 organisations des droits de l’Homme kazakhes et internationales. Ils soulignaient que KPO avait la responsabilité de fournir aux parents des enfants malades les moyens financiers nécessaires pour un examen médical sérieux et indépendant, l’obtention d’un diagnostic et d’un traitement et qu’ils exigeaient en conséquence un financement adéquat.

Toute l’Asie centrale dans votre boite mails Abonnez-vous à notre newsletter hebdomadaire gratuite

Découvrez la dernière édition

La réponse est arrivée l’année suivante du ministère de la Santé, a rapporté Radio Azattyk. Elle affirmait que des soins à l’étranger et des consultations avec des spécialistes internationaux n’étaient pas nécessaires, alors que les activistes de la coalition avaient insisté sur le fait qu’il n’y avait pas, au niveau local, de traitement adapté pour les enfants.

En 2017, 100 maisons ont été construites dans le village d’Aral et deux immeubles de neuf étages dans la ville Aksaï  par KPO, décrit Radio Azattyk. En 2018, le relogement des habitants de Beryozovka s’est terminé, a rapporté le média kazakh inbusiness.kz. Le service de presse de l’administration régionale a été souligné que les habitants de Beryozovka et Bestaou avaient reçu un dédommagement entre un et 15 millions de tengués (entre 2 800 et 42 000 euros).

La même année, une expertise indépendante a confirmé que l’intoxication était due aux émissions d’hydrocarbures, a décrit le média américain CurrentTimes. D’après Sergueï Solyanik, qui dirigeait l’enquête, les médecins russes ont insisté sur la nécessité d’une réhabilitation pluriannuelle pour les victimes. Un diagnostic d’encéphalopathie toxique a été établi. Les demandes, avec la conclusion des experts moscovites, ont été envoyées au Parquet général du Kazakhstan et à l’ONU.

Une exposition relance l’affaire

Au point de départ du renouveau de l’intérêt médiatique autour de l’affaire, on trouve l’exposition « Postface », organisée par la photographe kazakhe Nata Li. Selon elle, cette exposition tente de traiter d’un problème grave avec la langue vivante de la photo, sans relater des faits secs et des informations relevant d’un journal télévisé.

La protagoniste de l’exposition s’appelle Albina. Au moment de l’intoxication de masse dans le village, elle avait 14 ans, les médecins moscovites lui ont diagnostiqué « une intoxication du cerveau ». Son histoire est un portrait vif non seulement de sa vie, mais aussi d’autres enfants qui ont souffert. Aujourd’hui elle a 19 ans, habite à Oural et écrit des poèmes sur Beryozovka.

Lire aussi dans Novastan : L’Asie centrale s’inquiète des conséquences économiques de la chute des cours du pétrole

L’exposition réunit les essais audio et photos consacrés à ce sujet. Elle a été organisée à New York, Varsovie et en 2020 à Almaty. Pour toutes les questions liées au drame, c’est l’équipe de Crude Accountability qui a consulté les habitants. N-Map (New Media Advocacy Project) a aidé à organiser l’exposition dans le collège La Guardia à New York. Living Asia a aidé son organisation à Almaty.

Les tournages ont eu lieu à Oural et dans le village de Beryozovka en mai 2019. À Oural, la photographe a longuement interviewé Albina. Elle précise que c’était une tâche difficile de révéler l’héroïne et de la montrer comme une personnalité forte et non comme une victime.

« La situation a été complètement différente lors du tournage à Beryozovka. Rien qu’à l’arrivée à Oural, j’ai compris qu’en dehors d’Almaty les gens vivent autrement. Au début cela semble curieux, mais ensuite vient le sentiment de terreur, surtout quand j’ai filmé une école détruite, les affaires abandonnées à l’emplacement des maisons. Je me suis dit que cela fait partie de mon pays et de moi-même », ajoute Nata Li.

« De quel futur peut-on parler si de telles choses se passent dans le pays ? »

La photographe explique les difficultés qu’elle a rencontrées pendant le tournage : après avoir filmé pendant quinze minutes ce qui restait du village après le relogement de ses habitants, l’équipe a été arrêtée par la police. Les images de l’école ont été réalisées en toute hâte, quelques minutes avant l’arrestation.

« D’après la police, je me trouvais dans une zone écologique où le tournage est interdit, alors que selon la législation cela n’est pas le cas, les juristes me l’ont expliqué plus tard. Au lieu du travail planifié, j’ai passé trois heures au commissariat de police de la ville Aksaï. On me posait des questions du type « qui es-tu ? Et pourquoi es-tu ici ? ». Après l’interrogatoire, j’ai été relâchée », décrit Nata Li.

Elle ajoute que le but de l’exposition était de montrer le coût réel du rêve pétrolier au Kazakhstan. « De quel futur peut-on parler si de telles choses se passent dans le pays ? Cette année est le cinquième anniversaire de la tragédie et les enfants continuent à souffrir. Les enfants de Beryozovka sont un véritable baromètre pour tout le Kazakhstan car cela concerne tout le monde », affirme la photographe kazakhe.

« Un problème principal de la société transparaît : le non-respect de la vie de l’homme et l’irresponsabilité des autorités qui ferment les yeux face à de tels problèmes. Rien de tel que le silence et l’indifférence pour que les autorités se croient dans l’impunité », conclut la photographe.

Damina Moukitanova
Journaliste pour The Village

Photographies par Nata Li

Traduit du russe par Talgat Abdrakhmanov

Édité par Christine Wystup

Relu par Aline Cordier Simonneau

Merci d'avoir lu cet article jusqu'au bout ! Si vous avez un peu de temps, nous aimerions avoir votre avis pour nous améliorer. Pour ce faire, vous pouvez répondre anonymement à ce questionnaire ou nous envoyer un email à redaction@novastan.org. Merci beaucoup !

Commentaires

Votre commentaire pourra être soumis à modération.