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Entretien avec la défenseuse de droits humains Elena Semionova sur la torture au Kazakhstan

Au Kazakhstan, les cas de torture avérés ne sont pas toujours punis, notamment dans les prisons. Les événements de janvier, qui ont provoqué de nombreuses arrestations, n’ont pas amélioré la situation. Qui torture les détenus et quelles sont les sanctions pour les tortionnaires ?

Masa Media Kazakhstan Torture
Au Kazakhstan, des faits de torture persistent dans les centres de détention (illustration).

Au Kazakhstan, les cas de torture avérés ne sont pas toujours punis, notamment dans les prisons. Les événements de janvier, qui ont provoqué de nombreuses arrestations, n’ont pas amélioré la situation. Qui torture les détenus et quelles sont les sanctions pour les tortionnaires ?

Novastan reprend et traduit ici un article publié le 23 mai 2022 par le média kazakh Masa Media.

En 2012, l’ancien président kazakh, Noursoultan Nazarbaïev, a annoncé une politique de tolérance zéro pour les faits de torture. Malgré cette déclaration, la torture perdure dans les centres de détention provisoire (SIZO) et les prisons. À la suite des arrestations de janvier dernier, après les manifestations massives qui ont agité le pays, des poursuites pénales ont été déclenchées pour 203 cas de torture et d’abus de pouvoir.

La militante des droits humains Elena Semionova surveille les conditions de détention dans les SIZO et les prisons. Elle documente et raconte les faits de torture et de traitements cruels et dégradants infligés aux prisonniers. À la tête de l’association My protiv pytok (Nous sommes contre la torture en russe), elle est l’une des initiatrices du mouvement La famille contre la torture.

Masa Media a parlé avec Elena Semionova afin d’en savoir plus sur la pratique de la torture dans les SIZO et les prisons kazakhs, les sanctions auxquelles elles peuvent donner lieu et les perspectives pour résoudre ce problème. Le texte qui suit est le témoignage d’Elena Semionova.

Comment la torture est-elle punie ?

Tout détenu soumis à la torture peut dans un premier temps faire remonter sa plainte auprès du chef d’établissement, puis dans un second temps auprès du procureur. En vertu de l’article 146 du Code pénal de la République du Kazakhstan, les faits de torture donnent lieu à une peine de prison ferme d’une durée de trois à douze ans. Néanmoins, en pratique, il est quasiment impossible de prouver des faits de torture.

Cette peine est bien réelle lorsque les preuves de torture sont irréfutables, par exemple lorsqu’un enregistrement vidéo est disponible. Cela a été le cas pour des employés de l’établissement carcéral LA-155/8 d’Almaty. Une vidéo a été publiée sur YouTube dans laquelle des employés de la prison pouvaient être vus en train de torturer des détenus. Sept employés ont été licenciés, dont deux directeurs adjoints de l’établissement, et sept autres ont été condamnés en vertu de l’article 146 relatif à la torture du Code pénal de la République du Kazakhstan.

Des preuves souvent jugées insuffisantes

Pour autant, il n’est pas rare que même les enregistrements vidéo ne suffisent pas. Dans l’oblast de Karaganda, un prisonnier a été ligoté avec du scotch, noyé et battu sur la plante des pieds, selon la méthode préférée des tortionnaires. Il a été torturé également par d’autres condamnés considérés comme des assistants volontaires de l’administration. Tout cela a été enregistré en vidéo.

Des procès sont en cours mais leur issue n’est pas claire, car ces faits sont présentés comme des blagues entre prisonniers et les vidéos comme une mise en scène. Lorsque le corps de la victime porte des traces de blessures, les accusés justifient celles-ci par les actions du détenu qui se serait jeté sur eux, les obligeant à utiliser la force. Un autre prisonnier a eu des côtes cassées à la suite de sévices corporels. Les accusés ont alors affirmé qu’il était tombé tout seul. Dans sa chute, il se serait brisé les côtes. L’affaire a été classée sans suite.

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Un autre type de torture est impossible à prouver car il ne laisse pas de marque sur le corps : les détenus sont déshabillés, aspergés d’eau et abandonnés dans le froid. Les cas où des faits de torture ont donné lieu à des sanctions sont malheureusement souvent ceux dont l’issue a été fatale pour le détenu. Dans l’oblast du Kazakhstan-Oriental, par exemple, un détenu a été retrouvé pendu.

La réticence des autorités à enquêter

Parfois, les détenus se plaignent des brimades du personnel pénitentiaire. Je leur demande alors de me décrire les sévices subis. Ils me disent : « ils m’ont enfermé quelque part », « ils m’ont mal regardé »« ils m’ont mal parlé », « ils m’ont maltraité d’une manière ou d’une autre. »

Ils n’arrivent pas précisément à décrire s’ils ont été soumis à des formes de torture. Alors l’affaire est close, faute d’élément constitutif d’un délit. Si ces cas étaient davantage étudiés, les faits seraient alors requalifiés, par exemple en non-assistance à personne en danger, humiliation, torture ou abus de pouvoir.

Une jeune fille violée en détention

En hiver 2021, une jeune fille a été arrêtée à Ekibastouz pour suspicion de trafic de drogue. Une nuit, deux policiers l’ont illégalement emmenée dans un appartement de location, où ils l’ont violée. Malgré toutes les preuves que des violences sexuelles avaient bien eu lieu, l’enquête n’a jamais abouti. Les dissimulations et la réticence des enquêteurs donnent lieu à des difficultés qui font obstacle à la conclusion logique de l’enquête.

La jeune fille a été condamnée à dix ans de prison, mais si les violences sexuelles avaient pu être démontrées, sa peine aurait probablement été allégée. Il est compliqué de faire fonctionner correctement l’article 146 parce que l’enquête préalable au procès n’est pas menée avec indépendance. Les autorités chargées de l’enquête ont un intérêt à dissimuler les faits de torture dans les prisons, car elles pourraient également être amenées à répondre de ces accusations.

Quelles sont les prisons qui pratiquent la torture ?

Le comportement des détenus est révélateur. Par exemple, quand je visite l’établissement correctionnel de Pavlodar, les prisonniers se comportent et parlent librement avec les employés.

En revanche, dans celui de Karaganda, ils se tiennent comme des biches apeurées et regardent le plafond. Impossible d’en tirer un mot tellement ils sont enfermés dans la peur. Qu’il y ait ou non de la torture, cela dépend en premier lieu des employés, qu’il s’agisse de la direction du département ou des gardes du centre de détention.

Qui surveille la situation

Dans chaque région du Kazakhstan, il existe une Commission de surveillance publique (ONK). Celle-ci est constituée de personnes tirées au sort : des enseignants, des médecins et d’autres. Ma question est : pourquoi un enseignant, par exemple, devrait-il protéger les droits des détenus ? La loi stipule que la Commission doit visiter un établissement carcéral au moins une fois tous les trois mois. Et ces visites ont bien lieu. Mais elles ne protègent pas les détenus de la torture. À mon avis, tout le travail de ces Commissions est une formalité et un artifice.

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Ce n’est un secret pour personne : il arrive que les membres de la Commission ne soient pas réellement tirés au sort. Les autorités ont besoin de donner ces places à des proches qui se tairont ou auront un intérêt à dissimuler la torture.

Les faits de torture pendant et après les événements de janvier

Les événements de janvier se sont malheureusement démarqués par le recours à des actes de torture brutale. Toutes les personnes détenues ont été torturées, battues et maltraitées. Les victimes ont raconté que pendant les détentions et les interrogatoires, elles ont été battues et brûlées au fer à repasser pour leur soutirer des aveux et des informations, pour savoir comment elles étaient venues au rassemblement et ce qu’elles y faisaient. La plupart des jeunes ont été détenus pour agression, vol et détention d’armes. Un homme a même été détenu pour avoir volé 35 samsouchkas (petits beignets généralement à la viande, ndlr).

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Il convient de noter que dans ces cas-là, les actes de torture n’ont pas été menés par des gardiens d’établissements carcéraux, mais par des policiers et des employés de centres de détention provisoire. Afin que tout soit plus transparent, je pense que les interrogatoires devraient être menés sous vidéosurveillance.

Quelle est la situation actuelle ?

Je travaille sur le sujet des droits de l’Homme depuis 2015. Jusqu’en 2019, l’usage de la torture était systématique au sens littéral du terme. En laissant de côté les événements de janvier, je dirais qu’aujourd’hui les faits de torture constituent des cas isolés auxquels il est rapidement mis fin.

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Aujourd’hui, il nous suffit, à moi ou à mes collaborateurs, d’appeler le parquet ou le directeur de l’établissement où des actes de torture ont lieu pour qu’ils réagissent immédiatement. Ils craignent que l’information ne sorte, car ils savent que nous ne nous tairons pas. Le personnel des SIZO et des prisons ne veut pas être la cible de signalements.

Par conséquent, lorsque des faits de torture sont révélés, ils passent généralement un accord avec le détenu. Ils promettent qu’ils ne le battront plus et le détenu accepte. Il met alors à l’écrit qu’il n’a aucune revendication et retire sa plainte. Au fond, je les comprends et n’en suis pas choquée, probablement parce que ma mission est de mettre fin à la torture.

Sabina Toursounbaïeva
Journaliste pour Masa Media

Traduit du russe par Thomas Baconin

Édité par Judith Robert

Relu par Emma Jerome

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